Ce livre que je ne peux pas lire

J’ai laissé mon âme au vent 

De Roxane Marie Galliez et Eric Puybaret, 2013, Ed. de la Marinière Jeunesse

De plus en plus couramment dans les crèches, nous réfléchissons au fond de livres que nous allons mettre à disposition des enfants. Un des objectifs, outre la qualité de l’ouvrage, est d’aborder des situations que l’enfant rencontre.

Un livre peut parler de papa, de maman, de la maladie, du doudou ou d’un déménagement. Cependant la vie n’est pas rose même pour les petits. Les enfants que nous accueillons traversent parfois de dures épreuves, telles que les séparations, qu’elles soient temporaires ou définitives. L’année dernière, une famille du groupe des Trotteurs a perdu un grand-papa, je me suis donc mise en quête d’un livre traitant du sujet de la mort. J’en ai croisé plusieurs, plus ou moins subtils, mais qui ne parvenaient pas à me satisfaire complètement. Dans le lot, il y a ces livres que j’appelle « sparadrap », un peu trop évidents et pas très fins. Bien qu’Alix Noble-Burnand[1] nous répète souvent qu’il faut dire la vérité et être clair avec les enfants au sujet de la mort, cela n’empêche pas un peu de poésie. Nous pourrions établir une liste des livres écrits sur le sujet mais là n’est pas le propos. Au cours de mes recherches, j’ai découvert J’ai laissé mon âme au vent de Roxane Marie Galliez et Eric Puybaret. Je suis persuadée que parfois c’est le livre qui nous choisit plutôt que le contraire. Il nous attend là, patiemment posé sur son étagère. Est-ce les couleurs, la forme, les dimensions, je ne sais pas, mais parfois ce sont les livres qui nous adoptent plutôt que le contraire. Dans ce cas c’est le titre qui m’a attirée aussi, parce que le vent chasse les nuages, il emporte les chagrins et il nous donne de l’air pour respirer.

Seulement voilà, ce livre-là, je ne peux pas le lire aux enfants parce qu’il m’a bouleversée. Dans les moments de peine et de tristesse du deuil, où nous avons essentiellement besoin de tendresse, cet ouvrage est d’une douceur infinie. Tout d’abord, son ton pastel et ses couleurs douces sont comme un baume au cœur. Les dessins sont épurés et laissent l’espace à nos pensées, nos sentiments, nos sourires et nos larmes. Plus que de donner une leçon ou de bons conseils, ce livre nous recueille et nous porte. Quant au texte, très poétique, il nous parle de ce qui est perdu mais surtout de ce qu’il nous reste, de nos trésors de relation accumulés avec infiniment de tendresse. Si dans ce numéro de la Revue nous parlons de l’engagement de nos corps au travail, il en va aussi parfois de l’engagement de notre cœur. Raconter une histoire c’est l’habiter, faire corps avec le texte, c’est vivre le récit. Aussi bons professionnels que nous soyons, nous travaillons avec ce que nous sommes, avec nos limites autant corporelles qu’émotionnelles. Certaines situations professionnelles entrent en résonnance avec notre vécu, ce qui fait notre richesse. Dès lors je me pose certaines questions. Devons-nous raconter uniquement des histoires qui font rire ou dont nous maîtrisons le message affectif ? Un professionnel doit-il toujours contrôler toutes ses émotions pour être un « bon professionnel » ? Quelle « juste place » laisser à notre sensibilité ? Peut-on aussi pleurer devant les enfants ? Je n’ai pas encore de réponses.

Finalement, j’ai acheté ce livre pour moi et j’en ai trouvé d’autres tout aussi pertinents et délicats sur le sujet que je peux lire aux enfants sans être débordée d’émotions. Au fil de ma pratique, j’apprends que le « bon éducateur » n’est pas forcément celui qui sait tout faire et peut tout assumer. C’est celui qui connaît et reconnait ses limites, travaille avec elles et parvient à lâcher prise. Quant à cet ouvrage, je ne vous en dirai pas plus, je vous laisse le découvrir. J’espère qu’il vous fera du bien, et peut-être qu’il vous sera possible de le lire aux enfants. Personnellement, avec ce livre, j’ai lâché quelque chose : j’ai un peu laissé mon âme au vent.

Sophie Uhlmann

[1] Alix Noble Burnand, Lausanne, conteuse et thanatologue, donne des conférences sur « la mort et l’enfant ».

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