Quand l’absence de vérité est modèle de vertu

Eléments de réflexion sur les défis posés par les ateliers de philosophie avec les enfants.

Nous nous proposons, dans cet article, de repérer quelques défis posés par les activités de philosophie avec les enfants. Celles-ci connaissent un succès grandissant, tant au niveau des méthodes conçues par chercheurs et philosophes qu’au niveau des publications destinées aux enfants. Un éducateur curieux est aujourd’hui suffisamment armé pour proposer aux enfants un des innombrables contes philosophiques qu’il trouve sur le marché. La formation universitaire en philosophie n’est pas indispensable pour introduire un atelier de philosophie en crèche. Néanmoins, quelques prérequis de base sont nécessaires. A première vue, ceux-ci peuvent apparaître contradictoires avec la responsabilité éducative attendue des professionnels : s’abstenir de donner la bonne réponse, laisser aux enfants détenir la vérité, répondre à leurs questions en posant d’autres questions. Le procédé est déroutant. Il nous semble toutefois qu’il offre un nouveau modèle de vertu[1] pour celui qui assume l’autorité éducative. Faire de la philosophie avec les enfants contribue, à notre avis, au développement moral de nos petits.

Pourquoi faire de la philosophie avec les enfants ? Pourquoi disserter de questions graves et profondes – comme celle de la justice – avec eux ? Parce qu’ils nous le demandent ? Pas vraiment. L’auditeur qui se promène attentif dans les salles de crèche entendra plus d’exclamations (« C’est pas juste ! ») que d’interrogations (« Qu’est-ce qui est juste ? »). Parce que les enfants ont besoin de philosophie pour (mieux) grandir ? Peut-être. Pour les convaincus de la pratique philosophique avec les enfants, celle-ci serait d’une efficacité redoutable pour lutter contre la violence, l’ignorance et l’intolérance. Pour les plus sceptiques, elle serait un outil comme beaucoup d’autres : c’est la personne qui en fait l’usage qui en détermine les bienfaits. Nous observons avec intérêt l’évolution de cette forme de connaissance qui, malgré son apparent niveau d’abstraction, semble être reconnue comme nécessaire. Aujourd’hui, la philosophie quitte les chaires universitaires, se promène dans les places publiques et entre dans les crèches. Pour y faire quoi ? Pour écouter les enfants, surprendre leurs éducateurs et repenser la société, nous semble-t-il. Allons voir de plus près.

Nous sommes dans une institution de la petite enfance où l’éducateur[2] a œdécidé de faire de la philosophie avec le groupe des grands. Les enfants ont au moins 4 ans et savent se concentrer pendant une réunion d’une trentaine de minutes. Il a décidé de traiter de la question de la justice, car l’expression de colère – « C’est pas juste ! » – est sur la bouche de tous les enfants. Elle s’exprime quand le dessert tombe par terre, quand tous les tricycles sont occupés, quand il faut attendre son tour, quand il faut céder sa place, quand il faut faire moins de bruit, quand un seul enfant trouve tous les œufs de Pâques qui avaient été cachés dans le jardin…

L’éducateur a observé les enfants et il a repéré cet écart entre leur regard sur le monde et le sien. C’est un écart entre deux étapes du développement, mais c’est aussi un écart entre des visions de la justice différentes. Nous trouvons ici ce qui nous semble être le premier défi de la philosophie pratiquée en crèche : offrir un autre modèle pour comprendre les paroles des enfants. Si la psychologie nous permet d’interpréter le sens de leurs mots en fonction de leur stade de développement, la philosophie nous propose d’utiliser leurs mots pour interroger notre compréhension du monde. « Pourquoi je dois attendre mon tour ? C’est pas juste ! » Oui, pourquoi serait-il juste d’attendre son propre tour ? Au nom de quels critères ? En crèche, c’est l’enfant qui apprend les premières règles de la vie communautaire qui en pose la question. En dehors de la crèche, c’est l’adulte qui interroge sa place dans la société : attendre aux guichets, céder sa place dans un transport public, passer un concours d’admission, chercher un emploi… Dans des situations plus graves, c’est l’individu confronté à des dilemmes éthiques qui en pose la question : au nom de quels critères un patient attend-il plus qu’un autre la transplantation de l’organe dont il a besoin ? Au nom de quels critères une personne mourante peut décider d’avancer la fin de sa vie ? Petit enfant, adulte, citoyen, professionnel actif, patient en fin de vie… l’être humain continue à se poser la question du kairos (le bon moment), ce qui est une autre façon de poser la question de la justice : pourquoi devoir – ou ne pas pouvoir – attendre son tour ? Comment reconnaître le bon moment pour agir ? Savoir agir dans un temps qui passe, c’est aussi faire preuve de justice.

Pour l’éducateur qui entend introduire la pratique philosophique en crèche et avec les enfants, le premier défi est bien celui-là : identifier, dans les propos simples et quotidiens de l’enfant, la question philosophique que l’adulte continue à se poser au cours de sa vie et avec d’autres mots. Il s’agit, pour l’éducateur, de s’arrêter sur les questions des enfants, de ne pas y répondre mais de questionner, avec eux, le sens des actions. Pourquoi est-ce que je dois attendre mon tour pour avoir le dessert ? Pourquoi est-ce que je ne dois pas toujours attendre mon tour pour aller aux toilettes ? Pourquoi est-ce que je dois attendre la fin de l’histoire pour aller jouer ? Pourquoi est-ce que je peux quitter mon jeu quand maman vient me chercher ? Est-ce que c’est juste que j’attende mon tour ? Et si mon tour ne venait jamais ? Aux prises avec le devoir d’attendre son tour, l’enfant n’est pas seulement en train d’apprendre à gérer ses frustrations et à vivre avec les autres, il questionne aussi le sens de l’attente.

Si la philosophie pratiquée en crèche offre un autre modèle pour comprendre les paroles de l’enfant, ce modèle se présente d’abord comme un véritable défi pour l’éducateur, car il est en apparente contradiction avec sa responsabilité professionnelle. La philosophie ne donne pas de réponse, elle interroge. Pour philosopher, il est donc nécessaire de s’abstenir de dire la vérité et de questionner avec et comme les enfants.

Aujourd’hui, les moyens et les outils dont dispose l’éducateur pour philosopher avec les enfants sont nombreux. Quelques philosophes[3] proposent des méthodes conçues expressément pour les enfants, plusieurs maisons d’édition[4] publient des histoires et des manuels destinés aux instituteurs et les médias[5] consacrent émissions, articles et sites numériques à ce domaine. L’adulte n’a donc que l’embarras du choix devant son envie d’introduire l’enfant au questionnement philosophique. Souvent, les méthodes conçues pour les enfants se servent d’un conte pour accrocher l’intérêt du public. Piccolo, dans C’est pas juste ! (2009), n’a pas le droit de sortir jouer tout seul dans la rue. Le livre, destiné aux enfants entre 5 et 8 ans, met en scène un dialogue vivant et réaliste entre Piccolo et son père autour des actions que l’enfant a le droit de faire ou pas. Phil, dans Pourquoi je ne fais pas ce que je veux ? (2009), se promène dans un parc avec Zof, son doudou, avec qui il entretient un riche dialogue sur la liberté d’agir des objets. Le livre est destiné aux enfants dès 3 ans, mais sa longueur et sa complexité conseillent l’intervention d’un adulte pour en écourter la lecture et pour l’adapter aux préoccupations des plus petits. La méthode conçue par Matthieu Lipman et promue en français par Michel Sasseville propose également des histoires adaptées à l’âge des enfants et une série d’exercices sur différents aspects philosophiques du conte d’accroche.

Est-il nécessaire d’utiliser un récit pour aborder une question philosophique ? Il nous semble que l’éducateur qui souhaite s’écarter des méthodes offertes par le marché, se doit néanmoins de rester fidèle à l’expérience des enfants. Même si posées avec des mots abstraits, les questions philosophiques concernent toujours une expérience vécue directement par les enfants. La question du sens de la justice n’est pas possible sans une expérience d’indignation ou de colère. Les enfants le démontrent tous les jours : leur chagrin appelle une intervention qui rende justice. C’est justement dans l’expérience directe, qui s’exprime d’abord chez l’enfant par des émotions, que l’éducateur trouvera le lien et le récit pour construire sa réunion philosophique. Nous trouvons ici le deuxième défi posé par la philosophie pratiquée en crèche : laisser à l’expérience vécue par l’enfant l’autorité d’apporter la réponse. Si les méthodes et les manuels proposent à l’éducateur nombre d’exercices et marches à suivre, il est important de laisser les enfants exprimer leur compréhension de la question. La justice, c’est quand le dessert ne tombe pas par terre ; la justice, c’est quand on peut sortir jouer ; la justice, c’est pouvoir manger deux morceaux de gâteau… Peu importe que la réponse de l’enfant fasse ou moins écho avec les dernières théories sur la justice sociale, la justesse de ses propos dépend de leurs adéquations avec son expérience. « – Est-ce que les poissons volent ? – Oui, quand il pleut ils peuvent voler ! »[6] Cette réponse d’enfant est inexacte, mais elle est logiquement correcte, car elle se base sur sa compréhension de la réalité : le poisson a besoin d’eau pour vivre et bouger. Le deuxième défi posé par la philosophie à l’éducateur est bien celui-là : laisser aux enfants le dernier mot sur la vérité de leur propos. Que les poissons puissent voler ou pas, qu’il soit juste ou pas de garder tous les œufs de Pâques trouvés dans le jardin, c’est l’enfant qui, en dernière instance, peut l’affirmer.

Qu’est-ce qui différencie un atelier de philosophie d’un dialogue libre entre enfants ? Si, pour pratiquer la philosophie avec les enfants, il suffit de partir de leurs questions et de leur laisser l’autorité de la vérité, que fait l’adulte ? Doit-il intervenir ? Comment ? L’intervention de l’adulte est nécessaire et c’est bien lui qui peut transformer un dialogue libre en un véritable atelier de philosophie. Pour qu’un échange entre enfants puisse prendre la forme d’un dialogue philosophique, l’adulte est nécessaire pour garantir le cadre sécuritaire et relancer les questions. Le professionnel qui accueille les enfants à la crèche est bien armé pour remplir la première tâche. Il sait amener chaque enfant à apprendre les règles de vie d’une réunion : garder sa place, ne pas frapper, attendre son tour, écouter, participer. Pendant un atelier philosophique, les mêmes règles seront respectées : chaque enfant pourra donner sa vérité sur la justice, mais il le fera en respectant la vérité des autres. « Si mon anniversaire est un jour où je ne suis pas à la crèche, c’est juste que j’ai deux anniversaires. » « Si je trouve tous les œufs de Pâques, je dois en partager, mais pas tous. Ce serait pas juste. » Quant à la deuxième tâche – relancer les questions des enfants –, c’est bien là que réside le troisième défi posé par la philosophie aux éducateurs. Les questions des enfants et leurs réponses ne suffisent pas à construire un atelier de philosophie. Il est nécessaire que l’adulte soit présent pour relancer le débat, pour interroger les propos des enfants : « Pourquoi est-ce que c’est juste que l’enfant qui a trouvé tous les œufs de Pâques les partage avec les autres ? Quand on a son anniversaire, on ne doit pas partager les cadeaux. Parfois on partage, parfois pas. Pourquoi ? » ; « Pourquoi avons-nous un seul anniversaire par an ? Est-ce que c’est juste ? » L’adulte relance les enfants avec des questions qu’il a préalablement préparées ou qu’il découvre en écoutant leurs interventions. Son rôle est celui de maintenir l’esprit de curiosité : à chaque vérité une nouvelle question peut y être opposée. Si ce procédé est un défi pour l’éducateur – qui est appelé à s’abstenir de donner la bonne réponse et à relancer l’intérêt des enfants –, il représente, à notre avis, un outil précieux pour le développement moral de l’enfant. D’une part, l’éducateur applique les principes de l’éthique de la discussion[7] : l’impartialité du jugement émis par le groupe d’enfants est garantie par la participation de tous les interlocuteurs à la discussion. Le débat philosophique sur la justice aura donc une validité morale si et seulement si les participants auront pu exprimer leurs opinions, s’écouter, s’opposer et se respecter mutuellement. L’atelier de philosophie devient ici un prétexte pour apprendre aux enfants à exprimer leurs désaccords tout en se respectant. L’apprentissage moral est celui du respect de soi, de l’autre et de l’intégration d’une vérité qui est le résultat d’un débat ouvert. D’autre part, l’enfant est confronté à un modèle d’éducateur qui ne prétend pas dire ce qui est juste, mais qui pose des questions au même titre que les enfants. Traduit dans les termes de l’éthique des vertus, l’éducateur représente la figure morale du scientifique, qui préfère s’émerveiller sur le fonctionnement du monde que d’en dire des vérités. L’enfant l’observe et apprend un nouveau modèle d’autorité : non plus celle qui détient la vérité, mais celle qui valorise les questions et les débats d’idées. L’apprentissage moral est celui de la  curiosité, nécessaire pour participer à une recherche et accepter les différences d’opinions.

Revenons dans notre institution de la petite enfance, décrite plus haut. L’éducateur a animé la réunion philosophique : en s’appuyant sur quelques remarques entendues les jours précédents, il a questionné les enfants sur leur définition de la justice. Il les a laissés s’exprimer en les relançant avec des questions sur les pratiques de la crèche ou leurs expériences de vie. La demi-heure de philosophie arrivée à son terme, les enfants ont pu quitter la réunion et se consacrer à leur jeu libre préféré. L’éducateur aussi a pu quitter sa casquette de philosophe et retrouver son rôle d’éducateur, qui rappelle la règle de vie (on attend son tour, on parle doucement, on partage les jouets…) et définit ce qui est juste. Dans un moment de repos, en observant les enfants jouer, il se questionne peut-être sur le sens des ateliers de philosophie avec les enfants. Il se demande si philosopher sur la justice est bien nécessaire pour apprendre à respecter les règles de la vie en société. Il remarque alors qu’un étrange fil rouge relie les différentes expériences de la justice en crèche. C’est la présence d’un autre qui est à l’origine du sentiment d’injustice de l’enfant, c’est l’autre qui rappelle la règle à l’enfant et c’est encore une fois l’autre qui questionne, avec l’enfant, le sens de la règle. Dans l’expérience d’injustice, le rétablissement de justice ou son questionnement philosophique, la présence d’un autre est toujours nécessaire. Permettre aux enfants de faire de la philosophie sur la justice, c’est une autre manière pour leur faire découvrir que « la justice ne peut se trouver que dans le lien à autrui »[8]. Mais pour philosopher, il est nécessaire de douter. Serait-il donc nécessaire de douter pour soigner le lien social ?

L’éducateur aux prises avec ses réflexions trouverait ici la question de son prochain atelier de philosophie avec ses collègues : avons-nous besoin de mystère pour mieux vivre ensemble ? Décidément, une pratique philosophique en entraîne une autre[9] !


[1]    Nous faisons ici référence à l’éthique d’Aristote, pour qui la vertu est une « disposition à agir d’une façon délibérée » (Ethique à Nicomaque, 1107b) et qui s’apprend par un long travail d’habituation. La vertu de l’éducateur qui pratique la philosophie est celle de la curiosité (ou du doute positif). C’est en pratiquant le doute que l’éducateur offre aux enfants un modèle moral, celui du chercheur.

[2]    Le genre masculin est utilisé dans ce texte comme épicène et indique tant la femme que l’homme.

[3]    Parmi les nombreux philosophes actifs dans le monde francophone, nous mentionnerons ici Michel Sasseville, professeur à l’Université de Laval, qui est responsable d’un « Certificat en philosophie pour les enfants » et donne régulièrement des conférences et des formations en Suisse romande (http://philoenfant.org/). Sasseville promeut la méthode conçue par l’Américain Matthieu Lipman, que le public romand peut découvrir grâce aux nombreuses formations offertes par l’association proPhilo (www.prophilo.ch). Oscar Brenifier, philosophe et fondateur de l’Institut de pratiques philosophiques, a publié plusieurs ouvrages destinés aux enfants et propose régulièrement des formations (www.brenifier.com). Michel Tozzi, philosophe et chercheur en didactique de l’apprentissage de la philosophie, propose également des réflexions et des méthodes pour philosopher avec les enfants et les adolescents (www.philotozzi.com). Michel Piquemal, instituteur et conteur, publie de très nombreux ouvrages à caractère narratif et philosophique et destinés aux enfants de tout âge (www.michelpiquemal.com).

[4]    Les Editions Albin Michel publient les ouvrages de Michel Piquemal dans la collection « PiccoloPhilo ». Les Editions Nathan publient les ouvrages d’Oscar Brenifier dans leur collection « Les Petits PhiloZenfants ». La maison d’édition Les Petits Platons a récemment publié un premier livre prometteur de sa nouvelle collection « Les Tout Petits Platons » (Pourquoi les choses ont-elles un nom? de Mongin et Shibuya, 2013).

[5]    La revue mensuelle Philosophie Magazine consacre tous les mois une page aux questions d’enfants.

[6]    Dialogue authentique d’un atelier de philosophie avec les enfants. Source perdue.

[7]    « Celui qui veut considérer quelque chose du point de vue moral ne doit pas se laisser extraire du contexte intersubjectif des participants à la communication qui s’engagent dans des relations interpersonnelles et ne peuvent se comprendre eux-mêmes comme destinataires de normes contraignantes que dans cette situation performative. La validité controversée des normes ne se laisse thématiser que dans la perspective de la première personne du pluriel, ‘par nous’ ; car c’est à chaque fois à ‘notre’ reconnaissance que sont renvoyées les prétentions à la validité normatives. » (Jürgen Habermas. (1992). De l’éthique de la discussion. Paris : Flammarion. Page 139).

[8]    « On ne peut être juste seul ; on est juste à l’égard d’autrui. Et si l’on peut concevoir d’être juste à l’égard de soi-même, ce n’est alors qu’en se concevant comme extérieur à soi-même. […] Dès lors, la justice ne peut se trouver que dans le lien à autrui. » (William Banarès et Marie-Anne Frison-Roche. (1995). La justice. Série Morales N°. 16. Paris : Autrement. p. 11).

[9]    Nous paraphrasons ici le titre d’un ouvrage de philosophie pour les enfants, publié en italien par Alfonso Iacono et Sergio Viti (2000) : Le domande sono ciliegie, se référant à une expression italienne selon laquelle une cerise en entraîne une autre.

Retour en haut