La crèche

Histoire d’une genèse difficile : l’exemple de Neuchâtel

Pratiquement tout le contenu de cet article est emprunté, sous une forme condensée, à l’ouvrage Garder les plus petits. La naissance d’une crèche neuchâteloise, Neuchâtel, Editions Alphil, 2005, 21 p.

Le 12 janvier 1874, une crèche est ouverte en ville de Neuchâtel. C’est la première crèche du canton et même une des premières de Suisse romande, avec celles de Lausanne (1873), de Saint-Gervais à Genève (1874), Vevey (1875) ou encore la crèche de l’Amitié à La Chaux-de-Fonds (1877).

A Neuchâtel, comme presque partout ailleurs, la création de crèches relève d’abord de l’initiative privée, du geste philanthropique qui prend corps dans le sillage de la Révolution industrielle, en réponse à la dite «question sociale». Elle est le fait d’hommes et de femmes de la bonne société neuchâteloise, plus particulièrement des élites issues de l’Ancien Régime qui cherchent à construire ou à conserver des réseaux d’influences dans le domaine hospitalier et de l’éducation notamment.

La crèche considérée comme un mal nécessaire

Si les premières crèches trouvent un large soutien dans les milieux philanthropiques, elles ne sont pas pour autant considérées comme un lieu d’épanouissement et de socialisation des enfants, pour reprendre une terminologie moderne. Davantage, elles apparaissent comme un mal nécessaire. Dans l’idéal bourgeois, l’enfant ne trouve son bonheur que dans les bras de sa mère. Pestalozzi ne songe jamais à une possible éducation collective pour les petits au-dessous de six ans. Inversement, la femme a un rôle fixe et limité: les tâches domestiques, la maternité et l’éducation des enfants.  Celle qui est forcée de gagner hors de chez elle le pain quotidien du ménage est considérée comme une victime sociale due à la misère ouvrière. A Neuchâtel, les dames patronnesses se réservent d’ailleurs le droit de contrôler que les mères exercent bien un travail hors du domicile et qu’elles n’essaient pas de profiter de l’œuvre pour se décharger de leurs obligations. Le fossé est profond entre la vie réelle des femmes et l’image de la bonne mère qui est à la maison.

Des employées sans formation pédagogique

A son origine, la crèche de Neuchâtel est ouverte tous les jours de la semaine, excepté le dimanche, de 6 h à 20 h les beaux jours et de 7 h à 20 h pendant la mauvaise saison. Son personnel – exclusivement féminin – est composé d’une directrice, d’une auxiliaire et d’une jeune servante, soit trois employées pour une capacité d’accueil oscillant entre dix et vingt enfants, avec des pics allant jusqu’à trente en période de fortes fréquentations.

Les employées ne disposent pour ainsi dire d’aucune formation dans le domaine de la petite enfance. Ce sont surtout les prédispositions personnelles qui sont privilégiées dans le choix des candidates. Des qualités comme l’ordre, la propreté, l’économie, la piété, le dévouement sont mises en évidence par les comités de la crèche. On insiste aussi sur la bravoure, la robustesse et le bon caractère, surtout pour les auxiliaires et les servantes. Des qualités comme l’amour des enfants et la sollicitude sont aussi mentionnées, mais ne semblent pas avoir été déterminantes dans le choix des employées.

Les soins physiques aux enfants, la cuisine, le ménage, les raccommodages et la lessive sont les principales tâches journalières. Mais la journée ne se termine pas à 20 h, au moment de la fermeture de la crèche ; en effet, les soirées sont souvent consacrées au repassage, une activité qui occupe parfois les employées jusqu’à 2 h du matin. De même en période d’épidémies, un service de nuit est souvent assuré pour les petits malades. Quant aux vacances de Pâques ou d’été, elles impliquent aussi pour le personnel, y compris la directrice, des récurages et des nettoyages à fond de l’établissement, du moins pendant les premiers jours qui suivent la fermeture de la crèche.

Les journées de travail sont donc très longues et fort astreignantes. Les procès-verbaux font régulièrement mention de surmenage, de fatigue chronique, de crise de larmes des directrices laïques ou religieuses et de leurs employées. Cette surcharge de travail contribue à des changements fréquents de personnel ou à des absences pour cause de maladies ou de repos. Pour remédier à une situation qui est jugée peu favorable à la bonne marche de l’établissement, les comités de la crèche prennent diverses mesures qui vont du renvoi d’enfants pour alléger les effectifs, à l’engagement de journalières pour seconder les employées dans les tâches ménagères ou encore à l’organisation et au financement de séjours de repos destinés tout particulièrement aux directrices. Mais ces mesures se révèlent bien insuffisantes.

Pressé par le temps et les multiples tâches ménagères, le personnel ne peut pratiquer qu’une forme de gardiennage. Par ailleurs, le manque de formations dans le domaine de la petite enfance constitue un autre gros handicap pour le bon fonctionnement de la crèche de Neuchâtel, comme pour celui de nombreux autres établissements en Suisse. Au tournant du siècle, cette absence commence à être perçue comme un problème, si l’on en croit les procès-verbaux de la crèche. C’est ainsi qu’en mai 1900, on reconnaît que « les diaconesses ne possèdent généralement pas les qualités pédagogiques nécessaires pour diriger des enfants qui demandent davantage que des soins physiques ». Ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du XXe siècle que la formation pédagogique deviendra un paramètre essentiel dans le recrutement du personnel de la crèche de Neuchâtel.

L’hygiène et la propreté élevées en vertus civiques

Bien qu’en régression, la mortalité infantile est encore très présente au XIXe siècle. En 1875, sur cent nouveau-nés, 26,8% meurent pendant la première année de la vie dans le canton de Neuchâtel. Parmi les affections qui sont les plus fatales aux petits figurent les maladies épidémiques comme la rougeole et toutes les « fièvres pourpres », ainsi que le typhus et la diphtérie.

Dans ce combat contre la mortalité infantile, les médecins font une place de plus en plus grande à la prévention de la maladie par l’hygiène. La propreté dans tous les domaines devient non seulement une prescription médicale, mais encore une vertu civique.

Dès l’origine, la crèche trouve sa place dans cette campagne hygiéniste, au ton normatif et paternaliste. Elle s’appuie pour cela sur les conseils et l’autorité de son médecin. Le premier règlement de la crèche de Neuchâtel (1873) stipule que tout enfant admis doit être amené dans un état de « propreté convenable ». Les employées procèdent d’ailleurs chaque matin à une inspection des enfants qui sont déshabillés et vêtus des habits de la crèche. Ceux dont l’état de propreté n’est pas jugé conforme au règlement sont renvoyés. Dans de rares cas, les parents sont dénoncés à la commune.

L’état de propreté des enfants est jugé particulièrement désastreux au retour des vacances.  A sa réouverture, le 1er septembre 1902, la dame de semaine relève que l’institution « a compté 20 à 30 enfants, qui ont tous beaucoup donné à faire, à cause de leur saleté, de leur vermine, poux, croûtes et clous sur tout le corps. Les mères avaient pris leurs vacances du côté de la propreté. »

Eduquer les mères : une des missions centrales de la crèche

La garde quotidienne des enfants se complète d’un projet d’éducation qui vise aussi bien les enfants que les parents. Le calcul est celui d’une époque qui découvre la menace sociale consécutive à l’industrialisation et au paupérisme. Au tournant du siècle, la population ouvrière inquiète autant par son nombre que par son mode de vie en marge des règles dominantes. Dans l’esprit bourgeois, dépravation, désordre, saleté et misère ne forment souvent qu’un tout. Une des manières de lutter contre ces vices consiste à corriger les défauts et l’ignorance des mères populaires, ou du moins ce qui est interprété comme tel. « Vis-à-vis des mères, dont les connaissances en matière d’éducation sont très limitées, la Crèche doit servir de modèle qu’elles s’efforcent d’imiter ! Une partie de la question sociale serait ainsi résolue ! » écrit en 1909 l’auteur du troisième numéro du Bulletin de la Crèche, le nouvel organe des crèches suisses.

Tout est donc mis en œuvre pour inculquer de bonne heure aux enfants les principes d’ordre, d’hygiène et de propreté. Leur apprentissage doit contribuer en même temps à l’éducation des parents eux-mêmes : « Objets de soins minutieux, ils [les enfants] finissent parfois par implanter dans le ménage de leurs parents les habitudes d’ordre et de propreté qu’ils ont puisées à la Crèche », relèvent en 1896 les responsables de la Crèche de l’Amitié à La Chaux-de-Fonds.

Outre l’apprentissage de l’ordre et de la propreté, la discipline s’exerce dans le domaine des mœurs. Le comportement des parents, surtout des mères, est passé au crible des comités de la crèche. Les demandes d’admission doivent d’ailleurs être accompagnées d’une recommandation émanant d’une personne considérée, en général le pasteur ou le docteur. Toujours au nom de critères moraux, les enfants des mères non mariées sont exclus ou du moins admis que fort exceptionnellement. Les comités se réservent également la possibilité de refuser l’admission ou d’exclure les enfants des mères qui se « lèvent tard », « n’aiment pas travailler », sont « paresseuses et négligentes ».

Cette discipline sociale ne s’exerce pas sans mal. En 1876, les dames patronnesses relèvent que la crèche n’est pas populaire, et que beaucoup de personnes, à tort ou à raison, ont des préventions contre elles et refusent d’y placer leurs enfants. Au début, la fréquentation de la crèche est d’ailleurs parfois tellement faible par rapport aux capacités d’accueil qu’on s’interroge sur l’opportunité de poursuivre l’œuvre.

Si l’on en croit les propos du médecin de la crèche de Neuchâtel en 1882, les principales critiques formulées par les mères concernent la « discipline morale qui s’exerce involontairement sur elles ». On critique en particulier la surveillance que les dames patronnesses exercent sur les parents et les visites qu’elles effectuent inopinément à leur domicile. On se plaint des nombreuses démarches à entreprendre pour faire admettre son enfant. On condamne aussi l’exclusion des enfants « illégitimes » ou du moins leur admission exceptionnelle. Il est intéressant de noter que ce point du règlement donne lieu à de vives discussions au sein même des organes dirigeants de la crèche de Neuchâtel. En 1894, deux membres du Grand Comité, le pasteur Edouard Robert-Tissot ainsi que le docteur Georges de Montmollin se prononcent en faveur de son abrogation, s’appuyant sur le fait que des enfants innocents ne doivent pas souffrir des « fautes » de leurs mères. Mais la majorité des dames du comité refuse de modifier l’article par crainte qu’elle ne soit une « facilité dangereuse donnée aux filles qui se trouvent dans le malheur » et que les autres mères ne s’offusquent d’une telle concession. Seul l’assouplissement de son application est accepté.

D’un lieu de garde à un espace voué au bien-être de l’enfant

Le rôle de la crèche, comme une entreprise de moralisation des classes populaires, perdurera longtemps. Il faut attendre le milieu du XXe siècle pour que s’opère une transformation de sa mission sociale. D’un lieu de garde et d’éducation morale, elle devient un espace voué officiellement au bien-être et à la santé mentale des enfants.

Parallèlement, on assiste à une valorisation de la mise en institution, dont les effets sur la socialisation et l’épanouissement des enfants sont démontrés par de nombreuse recherches. Cette transformation va de pair avec le développement du marché du travail, le mouvement d’émancipation des femmes et l’ambition de davantage de mères d’exercer une activité professionnelle.

Malgré tout, les préjugés négatifs à l’encontre des crèches sont aujourd’hui encore fort répandus. Ils tiennent pour une bonne part à l’ancienne conception selon laquelle les institutions préscolaires seraient un mal nécessaire pour les enfants des couches défavorisées. Ils tiennent surtout à la conviction tout aussi ancienne selon laquelle les petits enfants ne peuvent nouer des liens significatifs qu’avec une seule personne : leur mère. Un argumentaire qui permet aussi de justifier la place des femmes au foyer et de contrer le mouvement d’émancipation des femmes.

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