Un savoir d’à côté

Longtemps on avait cru qu’il suffisait d’être née femme pour savoir prendre soin des enfants. Les nourrices d’autrefois ne bénéficiaient d’aucune sorte d’instruction ; elles avaient des seins pleins de lait mais surtout besoin d’argent. Aimaient-elles les enfants ? Parfois oui, parfois non. Elisabeth Badinter démontre dans son livre tant contesté et commenté, L’amour en plus, qu’une grande partie de ces enfants mis en nourrice mouraient sans jamais croiser le regard de leur mère. De maladie, de négligence, parfois de maltraitance.

« L’enfant est nourri sans règles ni horaires. Il tête quand cela arrange la nourrice. Trop ou trop peu. De là découle une avalanche de petits maux qui peuvent devenir fatals : aigreur, colique, vent, diarrhée verte, convulsions. A cette mauvaise alimentation, il faut ajouter les pratiques qui sont souvent meurtrières comme l’utilisation des narcotiques qu’on administre à l’enfant pour le faire dormir et avoir la paix. Mais quand l’alimentation n’est pas fatale au bébé, il reste à sa nature de vaincre un mal redoutable : la saleté et le manque d’une hygiène minimale. »[1]

Ce n’est qu’avec la naissance de la psychanalyse que les adultes ont commencé à prendre l’enfance au sérieux : il s’agit de la période la plus importante de la vie et la plus vulnérable, celle qui bâtit les fondements de l’être humain et l’avenir d’une société. Chaque communauté a son fonctionnement propre dépendant des conditions historiques, géographiques et politiques qui conditionnent sa façon de considérer les enfants. En Afrique, les petits deviennent vite indépendants, dans les crèches au Danemark on laisse dormir les bébés dehors pour prendre l’air frais même en hiver, alors que dans mon pays d’origine, l’Albanie, l’éducation de la petite enfance constitue une science toute nouvelle, secondée surtout par des organismes suisses.

Il n’existait aucune formation pour les éducatrices quand j’étais petite, bien que chaque quartier abritât au moins trois crèches. L’Etat communiste souhaitait que toutes les femmes travaillent à plein temps, même en ayant des enfants en bas âge, mais ne jugeait pas indispensable d’offrir aux éducatrices la moindre notion éducative. Elles étaient femmes et cela suffisait largement. J’ai eu la chance exceptionnelle d’avoir pour éducatrice Violeta, qui a joué un rôle très important dans mon développement. Je suis restée dans son groupe depuis l’âge de deux ans jusqu’à mon entrée à l’école, à six ans, mais j’ai continué à lui rendre visite longtemps, même étant devenue jeune adulte.

C’était l’éducatrice la plus appréciée de la crèche ; les mamans se battaient pour que leur enfant soit dans son groupe et c’est pour cette raison que la directrice l’avait prise en grippe et lui faisait des remarques inutiles sans arrêt ; les autres éducatrices, bien qu’un peu jalouses, l’aimaient bien et lui demandaient souvent conseil quand un enfant ne s’arrêtait pas de pleurer ou le lui déposaient tout simplement sur l’un des lits libres, afin que celle-ci le prenne en charge. Qu’avait-elle de plus que les autres ? Pourquoi ses gestes professionnels sonnaient différemment ?

Il suffisait de la regarder pour comprendre à quel point Violeta différait de toutes les éducatrices. Elle était toujours habillée sur son trente et un, toujours souriante, toujours calme. Elle ne criait jamais. Elle jouait du piano. Elle lisait des romans. Elle parlait trois langues étrangères. Violeta avait « échoué » dans une crèche – qui servait en même temps de jardin d’enfants – parce qu’elle venait d’une famille d’origine bourgeoise et n’avait donc pas le droit de suivre des études supérieures, bien qu’elle ait terminé le lycée avec des notes excellentes. Heureusement pour nous, les enfants du quartier numéro trois de Tirana, Violeta n’était pas allée faire des études de littérature, mais travaillait en tant qu’éducatrice de la petite enfance. Cette « malchance » personnelle constituait une chance pour tous ceux qui la croisaient et, en fin de compte, pour elle-même également. Après la chute du communisme, elle m’a avoué avoir trouvé sa voie par dépit et par obligation… et, pourtant, prendre soin des petits avait constitué le plus grand bonheur de sa vie.

Ce bonheur était partagé. Je me souviens du visage brillant des enfants des autres groupes qui se joignaient souvent à nous chaque fois que Violeta commençait à raconter des contes. C’était une femme cultivée qui avait lu Andersen, les frères Grimm, et tant d’autres auteurs pour enfants. Elle connaissait en profondeur la mythologie grecque et le folklore albanais. Mais ce n’était pas seulement son savoir théorique qui fascinait, non ! C’était la façon dont elle habitait ce savoir. La littérature et la musique faisaient partie d’elle, elle les avait intégrées ; Violeta incarnait l’art et la douceur. Et, pour nous, elle constituait l’éducatrice idéale qui aime son métier. Aucun des petits ne l’a oubliée ; je suis sûre qu’au fond de nos cœurs Violeta a laissé une marque brillante faite d’amour. Elle ne s’est jamais séparée des enfants. Dernièrement, je l’ai rencontrée dans l’imprimerie de mon frère, qui avait eu également la chance d’être jadis dans son groupe : elle avait écrit un livre pour enfants et corrigeait les épreuves.

Cette femme cultivée, passionnée de littérature et douée pour écrire, a représenté pour moi le modèle de l’éducatrice. Etrangement, ma mémoire garde – tel un souvenir lumineux –également Fatma, la femme de ménage de la crèche. Elle nous comblait aussi de contes et d’attentions. Fatma était analphabète, mais son amour des enfants ne nécessitait pas d’études pour s’exprimer. Quand nous tombions dans l’escalier – car les enfants en Albanie étaient beaucoup moins surveillés qu’ils ne le sont ici, en Suisse – elle interrompait sa besogne, jetait loin son balai et courait vers nous. Dans l’après-midi, pendant que nous mangions le goûter, elle nous racontait les histoires de Jusuf le chauve, le plus intelligent et le meilleur des hommes, qu’elle avait entendues de son grand-père sur la place publique de son village natal. Nous l’écoutions bouche bée : « Tu es encore plus fort que nous, Jusuf, dirent les géants, alors s’il te plaît, continue ton chemin et laisse-nous continuer le nôtre. » La directrice venait la gronder, car Fatma était payée pour nettoyer, non pour bavarder avec les enfants. Nous la quittions le cœur brisé. Malheureusement, Fatma ne pouvait pas avoir un poste d’éducatrice, car l’Etat veillait à ce que les éducatrices sachent au moins lire, afin de pouvoir distinguer les noms des enfants. Et Fatma ne savait pas.

Elle a enfin dépassé sa peur des lettres et a appris à lire quand je suis arrivée au lycée. Sa fille, dans la même école que moi, lui a donné des cours particuliers. Et depuis, Fatma n’arrête pas de lire. Elle aime les contes pour enfants. Parfois elle lit aussi des récits courts et des journaux qui décrivent directement des événements vécus.

Pensant à ces deux femmes, je ne peux détacher l’éducation de la littérature et des contes : ils nous font découvrir des dimensions inconnues du monde que nous connaissons et nous incitent à réfléchir.

« Loin d’être un simple agrément, une distraction réservée aux personnes éduquées, la littérature permet à chacun de mieux répondre à sa vocation d’humain »[2], note Tzvetan Todorov et j’adhère complètement à cette thèse.

C’est pourquoi la littérature peut apporter beaucoup au métier de celles qui s’occupent de très jeunes enfants. Parce que la littérature, même si elle n’est pas de l’ordre des soins physiques ni psychiques, peut ouvrir l’esprit, maintenir dans la culture, et empêcher que les mots ne se referment sur eux-mêmes. Elle peut aider à poser des questions qui torturent et même à trouver des réponses à ses interrogations :

« En règle générale, le lecteur non professionnel, aujourd’hui comme hier, lit des œuvres non pas pour mieux maîtriser une méthode de lecture, ni pour en tirer des informations sur la société où elles ont été créées, mais pour y trouver un sens qui lui permette de mieux comprendre l’homme et le monde, pour y découvrir une beauté qui enrichisse son existence ; ce faisant, il se comprend mieux lui-même.»[3]

La littérature est destinée à tous, de même qu’autrefois les mythes et les contes. Ils représentaient une tentative pour comprendre le monde et se comprendre soi-même. Une expérience vécue à plusieurs à travers la narration orale qui constituait une des formes de l’éducation. Avec l’apparition des sociétés urbaines, il n’existe plus la possibilité de se réunir sur la place du village afin d’écouter les anciens transmettre leurs histoires à la nouvelle génération. La chaîne de la transmission est rompue, il n’y a que le quotidien construit de faits simples. Depuis, c’est uniquement vers la littérature qu’on peut se tourner, non seulement pour y trouver du plaisir, mais également pour y puiser des leçons applicables à notre situation d’humain. La littérature devient, à notre époque, une source inépuisable où l’on peut chercher de l’inspiration et augmenter la joie de vivre. Que les héros meurent, que la guerre éclate, que les amoureux se séparent, et que le lecteur lui-même pleure à chaudes larmes, souffre d’insomnies ou tremble d’une page à l’autre en attendant une fin souvent fatale, les livres continuent à incarner la beauté. La tristesse même revêt un goût de rêve et de soleil. Avec un beau livre entre les mains, la journée s’annonce excellente. Un livre, c’est une fuite, mais également une croisière pour arriver jusqu’au bord de ses propres profondeurs. Un ami fidèle. Un conseiller silencieux qui ne demande rien en retour. Un puits d’émotions fortes, une mine de plaisirs défendus. Prendre un livre comme un train pour s’évader vers des régions inconnues à la recherche d’êtres exceptionnels ou de gens qui nous ressemblent s’apparente à la magie :

« La littérature peut beaucoup. Elle peut nous prendre la main quand nous sommes profondément déprimés, nous conduire vers les autres êtres humains autour de nous, nous faire mieux comprendre le monde et nous aider à vivre. Ce n’est pas qu’elle soit, avant tout, une technique de soins de l’âme ; toutefois, révélation du monde, elle peut aussi, chemin faisant, transformer chacun de nous de l’intérieur. »[4]

Pourquoi se priver d’une telle richesse ? Même si la littérature ne nous affecte pas directement dans nos actes, elle nous affecte indirectement, car nos gestes professionnels sont empreints de ce que nous sommes : de notre personnalité, de notre culture, de notre perception du monde. Nos gestes professionnels se construisent pendant que nous nous construisons et la littérature joue un rôle important dans cette construction. Nous vivons par procuration des événements qui nous bouleversent et nous forment. Chaque lecture nous pousse vers une interrogation. S’interroger contient déjà un développement. C’est aussi à travers les questions qu’il se pose que l’être humain évolue vers sa propre compréhension et la compréhension du monde. Et, parfois, il arrive que la littérature nous propose également des réponses à nos questions existentielles…

Certes, le savoir que nous offre la littérature ne peut sûrement pas remplacer les savoirs professionnels, mais il faut savoir que dans l’action professionnelle nous agissons avec tout notre être, donc ce que nous avons vu, ce que nous avons vécu, et aussi ce que nous avons lu. Et la lecture d’un livre peut s’apparenter à la discussion avec un grand homme : après l’avoir côtoyé, on n’est plus le même. Notre changement se reflète dans notre comportement. Ce que nous sommes ressort à travers nos gestes. D’autant plus si nous nous trouvons en contact avec les enfants, ces êtres si sensibles, ouverts à tout. Les gestes éducatifs doivent convenir à leur nature fragile et émotive. Et l’apport de la littérature dans ce domaine ne peut être négligé.


[1] Badinter, E., L’amour en plus, Paris, Flammarion, 1998.

[2] Todorov, T., La littérature en péril, Paris, Flammarion, 2010, p. 16.

[3] Idem, p. 24.

[4] Idem, p. 72.

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