Des savoirs accessoires et des savoirs essentiels

Articuler, avec obstination, des savoirs professionnels formalisés avec tout ce qui fait humaine culture

En comptant sur les doigts de la main gauche, puis en recomptant avec la main droite, il n’y a pas le moindre doute : nous vous avions annoncé trois numéros par an et, comme nous nous efforçons d’être des gens de parole, nous en avons édité trois ; donc nous avons un an. L’âge des premiers pas, nous fréquentons encore la nurserie, mais nous aspirons à devenir trotteurs.

Il faut avouer que nous sommes dans une certaine confusion générationnelle, puisque nous ne sommes pas vraiment nés de la dernière pluie. Cette revue a d’abord eu 25 ans et 99 numéros avant de se vanter d’avoir une année et trois numéros. L’histoire n’est pas linéaire, il y a des trous dans le temps, tandis que les événements de la vie et de la mort ne se laissent pas comprendre avec un chronomètre. De plus, ni ce que nous sommes, ni ce que nous devenons ne se résume à des histoires d’héritage ou de filiation. Le plus surprenant de la situation c’est que je crois que nous avons un peu d’avenir. Je le dis à voix basse, pour conjurer le mauvais sort, mais j’en suis ravi.

Quand j’observe le travail des éducatrices et des éducateurs de la petite enfance, il y a cette phrase de René Char qui me “ritournelle” dans la tête : « Nous demandons à l’imprévisible de décevoir l’attendu »[1].

Très souvent, je suis impressionné par l’ampleur et la diversité des savoirs mobilisés en situation ; ils excèdent toujours le registre d’une professionnalité décrite laborieusement dans les tristes référentiels de compétences. Ces savoirs sont à côté, ils sont en plus, tout autour ou au cœur des gestes éducatifs. Très souvent, ils fondent la justesse des agencements réalisés, mais ils échappent aux catégorisations habituelles et rapides du travail avec les humains. Il ne s’agit pas ici de prétendre que le métier n’est fait que de mystères et de magies, qu’il est livré aux forces du destin et qu’il est sans humaine responsabilité. Précisons-le d’emblée : celles et ceux qui sont capables de mettre en œuvre ces savoirs d’à côté sont systématiquement des professionnelles*[2]avérées ; c’est-à-dire que leur pratique est jugée bonne par le collectif de travail et qu’elle a longuement subi l’épreuve du réel. Pas question de prétendre que l’exercice du cor des Alpes, du yoga ou la rédaction d’une toponymie savante peuvent avantageusement remplacer les savoirs constitués des métiers de l’éducation ; pas plus qu’une hypothétique sainteté maternelle ou qu’une ridicule omniscience paternelle. Ces savoirs sont opérants quand ils sont adossés à une expérience professionnelle reconnue, au moins par les pairs, et à une capacité réflexive qui permet de rendre compte de ce qui est fait au nom de ce que l’on veut faire. Ce numéro n’est pas une tentative d’hypostasier la créativité en solution miraculeuse des difficultés éducatives.

L’éducation de la prime enfance a besoin, elle aussi, de professionnels* cultivés. Je ne veux pas dire que les éducs doivent accumuler des savoirs encyclopédiques pour accomplir leur tâche, mais je suis persuadé que celles et ceux qui ont charge éducative doivent être curieux du monde ; que cette curiosité fait culture quand elle rencontre autrui autour de l’humaine condition, ça peut se réaliser en lettres, en musique, en images ou dans des gestes du corps. Le minimum que les enfants peuvent attendre, c’est que leurs éducateurs soient aussi pris par cet élan vital de penser et comprendre. Tous les systèmes totalitaires se caractérisent par un renoncement à comprendre, et, pour moi, éduquer c’est travailler sans relâche contre les totalitarismes, c’est se donner les moyens de décider ce que l’on veut pour vivre et pour devenir. L’ignorance crasse sert toujours les plus abominables conservatismes, les éducatrices et les éducateurs qui ne font rien pour en savoir un peu plus, qui n’entretiennent pas cet élan épistémique et ce plaisir de sentir et saisir ne sont pas à la hauteur de leur métier. Il vaudrait mieux qu’ils* agissent dans le monde des choses.

« Le savoir est construit dans une histoire collective qui est celle de l’esprit humain et des activités de l’homme, et il est soumis à des processus collectifs de validation, de capitalisation, de transmission ».[3]

Comment peut-on prétendre transmettre, si l’on est parfaitement incapable de saisir l’importance des enjeux éducatifs et si le travail avec les enfants se réduit à des technologies de maintenance ?

Comme tout le monde, j’ai rencontré des gens très savants mais terriblement incultes. Ils* détiennent des savoirs gigantesques, souvent techniques, mais sont défaits du souci de l’humanité. Beaucoup plus rarement, j’en ai rencontré d’autres, très cultivés, mais incapables de la moindre mise en œuvre. Ces gens-ci et ces gens-là partagent une haute toxicité dans la relation éducative. Par contre, dans ma vie scolaire, entre autres, j’ai vécu des grands moments de bonheur ; à chaque fois, ils étaient liés à la présence d’une personne qui conjuguait heureusement professionnalité et culture.

Il y a là un lien à établir entre ce qui était abordé dans le numéro 101 sur les niveaux de formation et ce numéro 102 sur les savoirs d’à côté. Ce qui me frappe toujours, quand j’observe des professionnels* inventifs, c’est la richesse de leurs références. Ces dernières débordent largement de ce qui est directement caractéristique de leur domaine d’activité. En gros, leur excellence est directement proportionnelle à l’étendue de leurs cultures. Ce sont toujours des personnes très bien formées qui sont capables de convoquer, dans leurs pratiques, des savoirs étrangers, pour ne pas dire étranges. Ce sont toujours des personnes qui n’ont pas renoncé à savoir sous prétexte qu’elles étaient déjà bardées de diplômes. C’est une platitude que de dire que plus on en sait, plus on mesure à quel point on ne sait rien. Mais il est très rassurant de voir que, dans ce travail, le savoir ne s’exténue pas dans ses efforts pour mieux comprendre. Au contraire, les curieux ont régulièrement une énergie que les installés* des savoirs certifiés, ceux qui pensent qu’ils* en savent bien assez comme ça, sont loin d’avoir. Cette curiosité, qui pousse à chercher et à expérimenter, donne aussi une certaine liberté dans le travail. Il s’agit d’une liberté de penser et d’une liberté d’agir qui sont précieuses auprès des jeunes enfants.

« Certes, mais que dire d’un enseignement qui se voudrait exclusivement professionnel et, sous prétexte d’être rentable, rejetterait les matières dites inutiles, comme la littérature, la philosophie, l’histoire, la géométrie ? Poussé à la limite, un tel enseignement ne produirait rien d’autre que des esclaves utiles et dociles, désarmés devant tous les endoctrinements »[4].

Ce que les sinistres référentiels de compétences ou référentiels de métier, ne disent pas, c’est à quel point il faut en rajouter pour bien bosser. Travailler c’est aussi se laisser travailler par les romans, les films, les spectacles, les contes, les histoires, la philo et les rencontres de divers types… Les emplois qui n’en donnent pas les moyens, ni n’en laissent les forces, sont à fuir, le plus vite possible. Comme professionnelles*, il faut porter une attention vive aux savoirs décrétés inutiles, improductifs ou surnuméraires ; parce que c’est là aussi que s’élabore le savoir éduquer. Les éducateurs et les éducatrices le savent bien, et leur préoccupation première n’est pas d’ajouter quelques lignes à leurs CV sous la rubrique hobby et culture générale. Il ne s’agit pas non plus d’augmenter stratégiquement leur employabilité. Tous ces gens s’échinent à apporter leur contribution à ce qui fait société, et cela au quotidien.

Nous avons essayé de montrer, à travers ces quelques articles, combien il était important de pouvoir ouvrir le répertoire des possibles quand on se préoccupe de l’éducation des jeunes enfants. Je pense d’ailleurs qu’il en est de même pour tous les métiers de l’humain.

Encore une fois, c’est d’autant plus important que l’on a une haute opinion du métier. Pour apporter un peu d’eau à mon moulin, j’aimerais citer un article intitulé De la valeur ignorée des métiers[5]. Ce dernier rend brièvement compte d’une recherche de trois chercheuses  de la New Economic Fondation à Londres : Eilis Lawlor, Helen Kersley et Susan Steed. Ces dernières ont entrepris de calculer la « valeur sociale » des métiers. Si, d’habitude, les économistes mesurent le travail à l’aune des rendements monétaires (ceux des actionnaires), elles se sont centrées, dans leur recherche[6], sur ce que rapportent ou coûtent à la société diverses activités professionnelles. Par exemple, elles ont établi que, pour un ouvrier du recyclage « chaque livre dépensée pour son salaire, générera 12 livres de valeur » pour la société. Alors qu’un grand banquier détruit 7 livres de valeur sociale pour chaque livre de valeur  financière créée, un publicitaire, lui, détruit 11 livres pour chaque livre de valeur positive. Une employée de crèche, elle, par l’éducation qu’elle dispense aux enfants et par le temps mis à disposition des parents, donne par son travail à la société 9,43 fois ce qu’elle coûte en salaire. Je vous conseille de méditer la chose et de mesurer ce qui importe.


[1] Char, René, Le nu perdu, poésie / Gallimard, Paris, 1978, p. 86.

[2] * cette astérisque rappelle opportunément que si, dans le texte, le terme est féminisé, il pourrait être masculinisé. Et inversement.

[3] Charlot, Bernard, Du rapport au savoir, Anthropos, Paris, 1997, p. 73.

[4] Reboul, Olivier, Qu’est-ce qu’apprendre ?, Puf, Paris, 1993, 5e édition, p. 117, [1980].

[5] Le Monde diplomatique, mars 2010.

[6] A bit rich. Calculating the real value ton society of different professions, New Economic Fondation, Londres 2009.

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