La nature est en bas de l’immeuble

Une crèche de ma connaissance a inscrit dans son projet pédagogique la volonté de sensibiliser les enfants à la nature. Quoi de plus louable en effet que d’amener les petits citadins à découvrir que l’herbe est verte, que les vaches la mangent sans la cuire et que les animaux du livre d’image sont en trois dimensions dans la réalité. L’éducatrice que j’interrogeais sur la manière dont se traduit cette volonté dans la réalité quotidienne m’a parlé du zoo de Servion, du parc d’animaux de Sauvabelin, d’excursions à la campagne. Je n’en fus pas étonnée car c’est probablement ce que, étant à sa place, j’aurais proposé.

Et j’ai imaginé ce que peut vivre un petit enfant au cours de ces sorties. Tout d’abord une contrainte : il est attaché dans la voiture ou étroitement surveillé dans le bus puis incité fermement à marcher avec discipline le long du chemin qui conduit à la nature qu’on veut lui montrer. La marche d’approche s’avère de peu d’intérêt, de plus elle est souvent  source de tensions et de frustrations : impossible de s’arrêter pour ramasser cailloux, pives ou brindilles. Les animaux, les fleurs, les arbres que Léna et Noah seront ensuite priés de contempler avec attention vont sans doute retenir leur intérêt… un petit moment. Ils seront gentiment ramenés au but de l’excursion : « Regardez la poule (le papillon, la vache…) ! vous avez vu ses pattes (ses belles couleurs, son museau) ? Oh ! elle mange des graines (il se pose sur une fleur, elle broute l’herbe) ! etc, etc. ». Alors que, peut-être, le treillis du poulailler est particulièrement attirant pour Noah, que Léna n’a pas vu le papillon dont l’apparition était trop fugace et que c’est la cloche de la vache qui les intrigue. Tant de bonne volonté de la part de l’adulte, tant d’espoir d’amener aux enfants émerveillement, connaissances, sensibilité écologique, et tant de malentendus car Noah et Léna s’intéressent à tout, certes, mais pas sur commande.

La grande entreprise découvrir le monde

Découvrir le monde et soi-même, expérimenter la rencontre entre soi et l’univers, voilà la grande entreprise des petits enfants. Qu’il s’agisse du cordon des chaussons, de la miette sur la table, des cheveux de grand-maman ou de la prise électrique, tout est objet d’observation et d’exploration pour le bébé, quand on lui en laisse la possibilité. Les limites sont celles que fixe l’adulte attentif (la prise électrique, c’est « non », les cheveux, c’est sous conditions) et celles que la taille, les forces et l’habileté du tout petit mettent à ses entreprises. L’enfant plus grand élargit le cercle de ses investigations tout en gardant l’appétit insatiable de tout connaître et tout expérimenter. La nature n’est pas une catégorie à part. Elle est investiguée comme tout autre élément de la réalité matérielle qui environne le petit enfant.

La responsabilité de l’adulte consiste à rendre possible la rencontre entre l’enfant et une nature sur laquelle il puisse agir. Dans les premières années, tout apprentissage passe en effet par l’action. L’activité de tout le corps – grands mouvements et manipulation – soutien l’activité cognitive. Permettre à un petit enfant de découvrir la nature, d’apprendre à la connaître et à l’apprécier, c’est donc d’abord lui permettre d’agir sur des éléments naturels qui suscitent son intérêt et qui sont à sa portée.

Le jardin

Il y a toujours un jardin dans une institution pour la petite enfance… Parfois, il est grand, magnifique, avec des arbres séculaires et des fleurs rares ; parfois c’est à peine une terrasse améliorée, avec des plantes en bac. Mais il y a toujours des découvertes à faire, pourvu que les adultes en charge du jardin tiennent compte du besoin d’activité des petits enfants. Cela ne va pas de soi. Tous les parents, grands-parents, oncles, tantes et voisins qui ont l’âme jardinière et sont fiers de leurs plates-bandes foisonnantes et de leurs carreaux fertiles savent l’incompatibilité profonde qui existe entre la vision adulte du jardin et la consommation que les petits entendent en faire. Le jardin de l’institution pour la petite enfance devra donc être confié à quelqu’un qui est plus intéressé par les enfants que par l’horticulture.

Les petits pieds ne se borneront pas à fouler l’herbe, mais écraseront aussi un peu les fleurs, qui seront d’ailleurs régulièrement cueillies, pour les analyser, les offrir (sans tige) ou contribuer au menu de la dînette. Certes, les bonnes éducatrices mettront des barrières ; verbales et disciplinaires dans un premier temps, physiques ensuite si les trésors du jardin doivent absolument être préservés. Et la sagesse viendra, elle conduira à simplifier les cultures, sans pour autant les apauvrir trop, et, peut-être, à laisser faire la nature… Bien sûr, il faudra tricoter les compromis qui soutiennent la socialisation, poser quelques interdits, désapprouver quelques comportements, et tolérer, largement, les expériences et recherches des jeunes explorateurs du milieu naturel.

On l’aura compris, un jardin ça n’est pas seulement un lieu où prendre l’air et un espace pour jouer, mais c’est une surface encore mal connue à découvrir. Cela signifie qu’on touche la terre, qu’on la creuse, qu’on arrache un peu l’herbe, que les insectes ne sont pas des objets d’horreur et de dégoût, mais des merveilles à contempler, à mettre dans une boîte (avec de l’herbe pour qu’ils puissent manger et des trous pour qu’ils puissent respirer) et à remettre ensuite solennellement en liberté, à l’instigation de l’éducatrice, bien entendu.

Et il pleut, il gèle, il neige sur le jardin. Que de découvertes encore en perspective pour qui ne craint pas trop de se mouiller, de se salir, ou d’avoir froid aux mains !

La promenade

Haut lieu de malentendu entre adultes et enfants, la promenade pour les petits, c’est l’enfer ou le paradis. Si l’éducatrice suit sa propre conception de la promenade, soit marcher agréablement en prêtant une attention globale et distraite à l’environnement, avec l’objectif de s’aérer et de bouger un peu, malheur au petit enfant. Il faudra lui dire de ne pas s’arrêter,  d’avancer, lui rappeler qu’on va à la place de jeu de la rue Grise (c’est la carotte), lui seriner qu’on sera en retard pour le repas s’il continue à traîner (c’est le bâton). Ajoutez à cela les consignes de prudence inévitables, les rappels à l’ordre quand la pulsion du jeu l’emporte sur la nécessité du déplacement, et vous avez un moment à oublier, en tout cas du point de vue de Léna et Noah.

Par contre, lorsque l’éducatrice a compris que, si on sort des murs de la crèche pour découvrir le monde alentour, il faut le faire à la manière et au rythme des enfants, la promenade devient source de découvertes passionnantes. Il ne s’agit pas d’un trajet déterminé, d’un déplacement avec un but, mais d’une flânerie. Les enfants vont s’arrêter, souvent, parfois longtemps, pour contempler la nature et la civilisation. Ce sera un caillou ou une plante qui pousse entre mur et asphalte aussi bien qu’une fouille des services industriels. Il faut voir, contempler, commenter, tenter de comprendre, et là, l’adulte est utile, voire nécessaire.

Parlons de nature, tout d’abord. Elle est partout, aussi universelle que la curiosité des petits enfants ; l’une et l’autre se jouent des préjugés et des catégories et poussent dans tous les espaces disponibles. La flore et la faune urbaines sont aujourd’hui connues, étudiées, popularisées[1]. On sait la magnifique diversité des plantes qui poussent sous nos pieds distraits, et le bel opportunisme des insectes, oiseaux et mammifères qui trouvent en ville des conditions favorables à leur survie. Les petits enfants nous offrent une occasion magnifique de découvrir cette nature urbaine. Les jardiniers laissent aujourd’hui pousser l’herbe autour des arbres de l’avenue ; avec les petits, nous allons découvrir que ce ne sont pas que bêtes brins d’herbe tout juste verts, mais qu’il y a des fleurs, des graines, des choses qui piquent, d’autres qui sentent bon ou mauvais, et.. et… La pluie a jeté sur le trottoir une armée de vers de terre ; on n’ira pas loin ce jour-là, il faut les admirer, les comparer, lestoucher, les commenter. Sur le mur une cohorte de ces insectes rouge et noir que j’appelle brigadiers et que les enfants de mon quartier nomment soldats. : arrêt encore, contemplation, on touche les petites bêtes, on les déplace, on veut les prendre. L’éducatrice joue son rôle : ne pas les détruire, ne pas les abîmer, les laisser vivre… Et les cailloux,  et les inévitables crottes de chien, tout peut susciter l’intérêt.

Au bout du compte, on aura fait 200 mètres, l’adulte sera fatiguée de ce piétinement, mais les enfants auront, à leur rythme, rencontré la nature, celle qui les entoure, celle qui est partout et qu’il ne faut jamais oublier. Ils auront alimenté leur curiosité, nourri leur intérêt, appris que la richesse de l’environnement est là, au pied de l’immeuble, pour qui sait voir.

Et il faut parler pédagogie, ou plus précisément organisation pédagogique. Pour que cette promenade si particulière soit possible, le nombre d’enfants qui y participent doit être très petit, afin que chacun puisse faire valoir ses intérêts. Deux, trois enfants, peut-être quatre… [2]accompagnés d’un adulte qui puisse partager cette passion de découvrir. Chez l’adulte, bien sûr, la découverte du caillou ou de la coccinelle ne suscite pas d’émotion prticulière ; c’est l’intérêt porté à l’enfant découvreur qui va nourrir le plaisir de l’accompagnatrice et faire qu’elle ne se lassera pas de ces promenades, toujours les mêmes et toujours différentes, grâce au vécu unique qu’elles offrent à chacun des enfants.

Sensibiliser à la nature

A mes yeux, la sensibilisation des petits enfants à la nature s’enracine donc dans le besoin de découverte et de connaissance qui anime tout enfant sain. Elle procède du proche au plus lointain, par cercles concentriques. L’exploration de la faune arctique attendra, le bord du lac et le parc zoologique seront des exceptions dans l’année de la crèche et leur attrait, pour les enfants, tiendra peut-être davantage au  pique-nique qu’aux cygnes ou aux chèvres tibétaines. Ce qu’il convient de soutenir et de développer chez un enfant me paraît être l’ouverture à l’environnement proche et la certitude que, de sa propre initiative, il peut le découvrir, commencer à le comprendre et partager ses intérêts avec ses pairs ou avec un adulte familier.  Garder la faculté de s’émerveiller, de s’arrêter à ce qui semble banal, à ce qui est ténu, construire petit à petit, caillou après brin d’herbe, la connaissance du milieu dans lequel on vit, telle est la tâche que les professionnelles de la petite enfance doivent rendre possible, si elles entendent favoriser la rencontre entre l’enfant et la nature.


[1] Citons par exemple le beau livre de Françoise Hoffer-Massard et al. : Flore de Lausanne et de sa région. Bussigny, Rossolis, 2006

[2]  je sais, les éducatrices sont en charge de BEAUCOUP d’enfants ; mais avec un peu d’imagination et beaucoup d’organisation, c’est POSSIBLE !

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