L’enfant et le temps désorienté

Et si je prenais le temps, puisque c’est de temps que nous devons parler, de vous raconter une petite histoire ? C’est l’histoire d’un pédiatre qui est appelé une nuit pour un accouchement un peu difficile. Dans la salle d’attente de la clinique, le pédiatre croise les grands-parents maternels. Il les salue, tente de les rassurer et promet de venir leur donner des nouvelles dès qu’il aura examiné le nouveau-né. Dans la salle d’accouchement, maman, papa, l’obstétricien et la sage-femme s’affairent. Tout se passe finalement bien, le bébé vient au monde en pleine forme. Le pédiatre l’examine de la tête aux pieds, confirme aux parents que l’enfant va bien et se retire. Repassant par la salle d’attente, comme promis, il s’adresse aux grands-parents :

«-    L’accouchement s’est bien passé. Vous avez un petit-fils magnifique !

–       On le sait déjà, répondent-ils avec un grand sourire.

–       Ah ! bon, comment ça ?

–       Eh bien, nous avons reçu de notre gendre un MMS et les premières photos du bébé sur notre portable ! Vous voulez voir ? »

Le pédiatre est troublé. Voilà un bébé qui n’a pas dix minutes de vie et qui, virtuellement, est déjà familier à son entourage avant même que celui-ci ait pu le voir, le toucher, le caresser, le porter, le sentir, ni même entendre son cri. Comme le temps s’accélère, pense-t-il, et comme elle est étrange cette technologie qui, en trichant en quelque sorte avec le temps, permet de brûler tant d’étapes dans notre manière de créer des liens. Lui reviennent alors ces vers de Victor Hugo qu’il s’amuse à mettre au goût du jour :

Lorsque l’iPhone paraît, le cercle de famille
Applaudit à grands cris ; son doux écran qui brille
Fait briller tous les yeux,
Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être,
Se dérident soudain à voir l’iPhone paraître,
Modèle 4, c’est le mieux !

Oui, songe le pédiatre, à vouloir aller plus vite que le temps, à voler au temps sa nécessaire durée, ne se prive-t-on pas de cette merveilleuse et douce inquiétude intérieure qui s’appelle l’attente, et dont l’inséparable jumeau est l’imaginaire ? Cette perte de l’imaginaire, le psychanalyste Michel Soulé s’en souciait déjà quand il disait de l’échographie fœtale, alors à ses débuts, qu’elle constituait non pas une IVG mais une IVF, une interruption volontaire de fantasmes.

Nous voici donc au cœur de notre sujet : l’enfant et le temps désorienté. Ce titre, « Le temps désorienté », est emprunté à Emmanuel Levinas qui l’avait suggéré pour le XXXIIIe Colloque des intellectuels juifs de langue française tenu à Paris en 1992, sous la direction de mon oncle, le Professeur Jean Halpérin. Pourquoi ai-je repris ce titre à mon compte ? Pas par népotisme, encore qu’il me plaise d’évoquer mon oncle qui a tant fait pour l’élévation spirituelle et intellectuelle de notre ville, mais parce que cette vision d’un temps désorienté met le doigt sur le lien qu’il y a entre le temps et l’espace et sur leur impossible séparation.

Il en est ainsi en physique depuis Einstein, avec la théorie de la relativité et le concept d’espace-temps ; il en est ainsi en métaphysique depuis Moïse puisque, dans la tradition juive, l’univers et l’éternité se disent par le même mot hébraïque : « olam » ; et il en est ainsi également en psychologie de l’enfant, laquelle nous apprend que chez le bébé, les sens, c’est-à-dire les 5 sens classiques auxquels s’ajoutent la proprioception (la perception de notre position dans l’espace) et la perception du temps, ne sont pas dissociés les uns des autres, ne sont pas perçus individuellement par l’enfant, mais constituent un tout, un ensemble, une sorte de magma sensoriel que Dan Stern décrit par le terme de « multisensorialité ». L’idée sous-jacente à ce concept de multisensorialité, et qui traversera tout mon exposé comme un filigrane, c’est que si on touche au temps de l’enfant, et en particulier de l’enfant très jeune, si on perturbe son cours et ses rythmes, c’est tout son système sensoriel, tout son système de repérage qui peut se trouver désorienté.

Alors pourquoi et en quoi notre temps serait-il désorienté ?

D’abord, parce que notre perception du temps n’est plus ce qu’elle fut pendant des millénaires, quand elle était figée dans un tempo immuable et prédictif, celui de la vie : « L’expérience des générations, de la naissance à la maturation, à la vieillesse et à la mort, servait de point de départ et de repère à la conscience du temps qui passe. » (Henri Atlan) L’expérience, le passage de témoin, la transmission de savoirs se faisaient lentement, étape par étape, sans surprises. Aujourd’hui, nous avons l’impression que le temps s’est accéléré. Bien entendu, ce n’est qu’une impression : ce n’est pas le temps qui s’accélère; c’est nous qui, happés par une véritable frénésie de l’immédiat, faisons de plus en plus de choses dans la même unité de temps, ce qui fait que celui-ci nous paraît plus court, comme une journée active passe plus vite qu’une journée de désœuvrement. Mais voilà : faisant plus et plus vite, notre savoir se transforme aussi plus rapidement, et sa transmission change si radicalement qu’elle déhiérarchise les générations. En d’autres termes, avec la rapidité des changements technologiques, la transmission du savoir, en tout cas d’un certain savoir, se fait non plus du haut vers le bas de la pyramide des âges mais au contraire « bottom-up », ce qui n’est pas nécessairement mauvais pour le dialogue intergénérationnel, mais bouscule en tout cas les traditions et les repères.

Nous vivons donc une époque de gens pressés. La vitesse est devenue un élément-clé de notre vie quotidienne. Nous sommes une société « tachynomique », pour reprendre le terme du politologue Gil Delannoi (Esprit, juin 2008), c’est-à-dire où la vitesse est la norme. Mais en même temps, et c’est un paradoxe que souligne Jean-Louis Servan-Schreiber dans son récent ouvrage intitulé « Trop vite » (Albin Michel, 2010), « jamais dans l’histoire nous n’avons disposé d’autant de temps, car nous venons, en un siècle, de presque doubler notre durée de vie et diminuer de moitié notre temps de travail. »

J’ajoute à ce paradoxe un autre paradoxe, à savoir que si tout s’accélère, l’enfance, elle, se prolonge, au point qu’on ne sait plus très bien aujourd’hui quand elle se termine. Il y a un siècle, en Europe, il n’était pas inhabituel qu’un enfant de 10 ans soit déjà intégré au monde du travail comme un adulte, à la mine, à l’usine ou aux champs ; aujourd’hui, l’école est obligatoire jusqu’à 15 ou 16 ans et, si l’on accepte l’idée que l’adolescence prend fin lorsque le jeune atteint une autonomie affective, sociale, et matérielle, on peut fort bien de nos jours être encore adolescent à 30 ans…

Paradoxe du paradoxe : en même temps que l’enfance se prolonge sur le plan social et économique, elle raccourcit sur le plan biologique. En effet, on assiste depuis plus d’un siècle à une accélération de la puberté. Aux Etats-Unis, ainsi que dans plusieurs pays d’Europe occidentale, l’âge moyen des premières règles a passé, entre 1850 et 1950, de 17 à 14 ans et, bien qu’elle ait ralenti, cette tendance se poursuit encore de nos jours. En Suisse, aujourd’hui, les jeunes filles sont réglées, en moyenne, vers 12 ans et demi.

Pourquoi cette accélération de la puberté ? Je ne sais pas au juste. Certains invoquent l’état de santé qui s’est globalement amélioré dans le monde. D’autres mettent en avant le nombre croissant de jeunes obèses, car l’augmentation de la masse corporelle est l’un des facteurs qui participent au déclenchement de la puberté. D’autres encore mettent en cause des hormones de diverses sources qui contamineraient notre environnement et en particulier nos aliments. J’ajouterais pour ma part – mais ce n’est que l’hypothèse d’une explication partielle – l’effet sexuellement excitant de tout ce à quoi les enfants sont exposés par l’image et le son que véhiculent les médias contemporains. Pensons aux publicités, aux vidéo-clips, aux séries télévisées, à ces musiques monosyllabiques (rock, twist, pop, hard, funk, rap, hip, hop, …) qui ont singulièrement accéléré la valse de nos grands-parents ; pensons aux catalogues de mode sur internet, aux top-modèles aguichants des magasins Abercrombie… : tout cela se joue dans une ambiance d’agressive érotisation des corps, des mots, des attitudes et des vêtements. Il me semble que cette érotisation, qui débute très précocement et qui martèle littéralement le cerveau des enfants, est susceptible de stimuler l’hypothalamus et d’y déclencher, prématurément, la sécrétion des hormones pubertaires. Cette sexualisation plus rapide des corps ne s’accompagne pas, pour autant, d’une maturation comparable des esprits, et souvent les parents ont la surprise – car les choses ont été trop vite et ils n’ont pas eu le temps de s’y préparer – de se trouver un beau jour face à un inconnu, leur enfant dans un corps d’adulte.

Nous sommes donc pressés, et ce sentiment d’urgence qui nous habite façonne évidemment le développement des enfants et notre rapport à eux.

En voici d’autres exemples issus très directement d’une pratique de pédiatre :

  • La consultation prénatale au cours de laquelle, quelques mois avant l’accouchement, les futurs parents et moi faisons connaissance et nous interrogeons mutuellement sur nos pratiques et nos attentes, cette consultation est la seule où, eux et moi, nous ne nous sentons ni pressés ni stressés. Après la naissance de bébé, tout change, la pression de l’urgence émerge et avec elle l’impatience. On a beau avoir multiplié les sources d’information – livres, brochures, sites internet – qui devraient pouvoir rassurer les parents sur l’état de santé de leur enfant et leur permettre de différer la consultation chez le médecin, beaucoup voudraient que leur enfant soit vu tout de suite et même un peu plus tôt. Attendre est devenu difficile à supporter. Nous sommes à l’ère du «fast food» et du «speed dating», pourquoi n’aurions-nous pas droit au « quick diagnosis » et au  «instant healing» ? Après tout, comme le rappelle J.-L. Servan-Schreiber déjà cité, le bouton le plus usé dans l’ascenseur est celui qui accélère la fermeture des portes. Gagner une demi-seconde n’est pas à négliger.
  • On ne prend même plus le temps d’accoucher selon le moment dicté par la nature. De plus en plus souvent, l’accouchement est déclenché artificiellement : de 10 % des cas en 1981 à 20 % en 2003, selon les enquêtes périnatales périodiquement effectuées en France. Or une proportion importante de ces déclenchements (un quart au moins [F. Goffinet, 2003]) sont pratiqués sans aucune indication médicale : on les appelle des « déclenchements de convenance »,  une convenance qui peut être celle de la femme enceinte, pressée de retrouver sa sveltesse, ou celle de son obstétricien dont le départ en vacances ne saurait souffrir le moindre retard.
  • Le temps du repas a changé. On mange aujourd’hui plus vite et plus seuls que par le passé quand une large part de la vie familiale se jouait autour de la table. Aujourd’hui, la cuisine scolaire, la cafétéria, la cantine ou le « lunch box » remplissent nos ventres tout en vidant nos têtes des échanges que le « manger ensemble » permet de nouer. Oh ! il n’y a pas lieu d’être nostalgique de ces interminables et parfois lourdement silencieux repas de famille dont la vertu première, jadis, était d’apprendre aux enfants les bonnes manières. Mais tout de même, manger ensemble a de bons côtés. L’enfant qui mange avec les siens, trouve dans ce temps du repas commun toutes sortes de facteurs de régulation susceptibles d’influencer positivement ses comportements alimentaires. D’abord, manger ensemble oblige à manger plus lentement, et qui mange lentement – toutes les diététiciennes vous le diront – mange moins, ce qui n’est pas inutile à savoir en ces temps où l’obésité nous guette. Et puis, plus généralement, manger ensemble c’est vivre ensemble, c’est partager quelque chose, et à ce titre, c’est une source potentielle de bien-être mental et social. Or qui est bien dans sa tête et dans son milieu est aussi moins à risque de développer des comportements alimentaires conduisant à l’obésité. Cela est démontré dans une étude réalisée auprès de plus de 8000 enfants américains âgés de 4 ans [Anderson, S.E. and Whitaker, R.C. Household routines and obesity in US preschool-aged children. Pediatrics, 2010;125:420-428] : à conditions socioéconomiques égales, les enfants qui prennent leur dîner en famille au moins 5 fois par semaine, qui dorment au moins 10.5 heures par nuit et dont le temps de télévision ou de vidéo est limité à moins de 2 heures par jour comptent parmi eux 40% de moins d’obèses comparés aux enfants chez qui aucune de ces conditions n’est observée.
  • Le sommeil. Voilà un domaine auquel le pédiatre consacre du temps ! Une fois né, l’enfant est très tôt mis sous pression pour qu’il adapte son rythme de sommeil aux besoins de sa famille. Or cette exigence d’adaptation est souvent fondée sur l’ignorance des contraintes naturelles que subit le nouveau-né dans l’organisation de son sommeil, et sur des attentes parentales inappropriées. Du coup elle entraîne de la part des parents des comportements qui, loin d’améliorer les choses, vont rendre le sommeil du bébé encore plus problématique. Résultat : un nourrisson sur quatre présente des troubles du sommeil. Lorsque, à la visite du premier mois, on me demande : « Docteur, c’est quand que mon bébé doit faire ses nuits ? », je sais que j’ai de bonnes chances de me trouver en face d’un problème d’attente inappropriée dont il va falloir rapidement comprendre la source si l’on veut éviter une crise dans la relation parent-enfant ou dans celle du couple parental.

Permettez-moi ici une brève incursion dans le domaine de la chronobiologie. D’abord, il existe une grande variabilité dans les besoins de sommeil du nouveau-né. Comme chez l’adulte, il y a des petits et des gros dormeurs. Certains bébés ont besoin de 18 heures de sommeil par jour, d’autres se contentent de 10 heures. Inutile de dire que ces derniers sont tout à fait réfractaires aux efforts désespérés des parents pour qu’ils dorment plus.

D’autre part, on ne naît pas avec un système de veille-sommeil installé clé en main et prêt à fonctionner instantanément. Il faut au bébé du temps, un apprentissage et des conditions externes qui favorisent la mise en place de ce système. Pour le dire autrement, on ne naît pas avec un rythme circadien obéissant à une périodicité de 24-25 heures, mais avec un rythme ultradien qui dure à peine 4 heures. Le rythme circadien se met en place progressivement à partir du 1er mois de vie avec l’apparition d’une variation rythmique de la résistance électrique cutanée, puis vers 2 mois, celle du pouls et de la température corporelle. Il n’atteint une sorte de maturité que vers l’âge de 2 ans, quand disparaît le sommeil du matin. Pour bien fonctionner, le rythme circadien est tributaire de l’hypothalamus où réside notre horloge biologique centrale. Celle-ci, comme les horloges atomiques qui règlent à distance nos réveils-matins électroniques, envoie des signaux aux cellules de nos organes dont chacune est responsable, pour une fonction spécifique, de participer à la rythmique de notre vie biologique. Par exemple, la digestion, le métabolisme du foie, la fréquence cardiaque ou la température corporelle se mettent en veille pendant la nuit, ce qui nous permet de faire quelques économies d’énergie. Bien que fonctionnant de manière endogène (on le sait par des expériences faites sur des personnes plongées pendant plusieurs semaines dans l’obscurité d’une grotte), notre horloge centrale a besoin, pour se régler, de facteurs externes que l’on appelle des «synchroniseurs», ou des «donneurs de temps» («Zeitgeber»), parmi lesquels les plus importants sont l’alternance jour-nuit, la prise des repas et les activités sociales. A nous donc de fournir avec constance et régularité ces horloges sociales grâce auxquelles bébé rythmera plus facilement ses journées.

  • Toujours dans ce registre du sommeil, et au risque de vous plonger vous aussi dans une profonde somnolence, l’enfant un peu plus âgé, que ça nous plaise ou non, a besoin de faire des siestes. Les travaux de Hellbrügge dans les années 60, puis ceux de Montagner dans les années 80, ont montré que l’arrêt de la sieste à l’entrée à l’école enfantine, donc vers 4 ans, constitue un moment difficile : l’enfant doit rester éveillé une douzaine d’heures de suite alors qu’il pouvait jusque là récupérer après une période d’éveil de 5 ou 6 heures seulement. Or, si l’on donne à des enfants de 6 à 10 ans la possibilité de faire une sieste à 14 heures, 80% dorment, et ils sont encore 40% entre 11 et 14 ans… Inutile d’ajouter que je regarde avec scepticisme et perplexité les efforts qui sont faits ici et là pour accélérer encore la scolarisation de nos enfants en les obligeant à s’asseoir dans des classes d’école dès l’âge de 3 ans.

Mais je suis conscient, disant cela, d’être à contretemps de l’opinion générale. Tout autour de moi, j’observe des mamans pressées de reprendre leur travail après la naissance de leur bébé, soit que leur carrière professionnelle leur importe, et cela est légitime, soit que leur situation économique ne leur laisse pas d’autre choix que de reprendre le chemin du travail. Les voilà alors angoissées par l’insuffisance des places dans nos crèches genevoises. Que faire ? Faut-il augmenter le nombre de crèches ? Faut-il que les crèches soient ouvertes plus longtemps ? Faut-il des crèches de nuit ? De week-end ? Car, nous dit la Tribune de Genève du 31 mars 2010, « les Suisses plébiscitent les horaires flexibles ». Oui, nous voulons du sur-mesure, du à-la-carte, de la flexibilité et du changement. Vive le changement ! Sauf que les bébés, eux, n’aiment pas le changement. Ils ont peur de la nouveauté. Ils sont « néophobes », autre façon de dire qu’ils sont comme les petits vieux, conservateurs et casaniers… Comment s’y retrouver dans ces exigences contradictoires ? Comment sortir de cette désorientation dans laquelle les temps modernes nous plongent ?

Il n’y a pas de recette magique. Certes, il faut plus de crèches, et sans doute serait-il bon, dans des indications justifiées, qu’elles puissent offrir cette flexibilité souhaitée. D’un autre côté – mais en a-t-on les moyens ? – on aimerait pouvoir proposer des congés parentaux, maternels et paternels, plus généreux, de manière à assurer au bébé, au moins jusqu’à un an, le confort (qui n’est pas un luxe) d’un contact étroit et continu avec ses parents.

Au-delà de ces aménagements, c’est un peu à un changement de pensée que je nous invite : de même que nous avons commencé à penser « écolo », que nous nous efforçons de ne plus laisser couler le robinet pendant que nous nous lavons les dents, que nous ne laissons plus jour et nuit nos appareils électriques en veille et que nous trions nos déchets, de même pourrions-nous apprendre à résister à toutes ces routines de la vie quotidienne qui nous entraînent, et nos enfants avec nous, dans une névrotique recherche de l’immédiateté.

Je ne veux pas faire l’éloge du temps passé, ni celui de l’oisiveté. Mais j’aimerais que trouve sa place dans notre quotidien le temps du respect : respect des rythmes naturels et des flux circadiens, respect des pauses et des jeux, respect des préparatifs laborieux, respect du temps qui répare et qui guérit.

J’aimerais que l’on respecte l’impatience du petit enfant. Son besoin d’immédiateté est normal, c’est sa persistance chez nous, adultes, qui pose problème. Laissons le jouir du moment présent en nous souvenant avec Eric Fottorino que « demain n’existe pas pour qui mord dans la vie avec des dents de lait ».

Mais peu à peu, avec gentillesse et constance, j’aimerais que l’on donne à l’enfant le goût de l’effort patient. A la maison, à l’école, on peut offrir le plaisir lent des puzzles, des mosaïques et des maquettes. On peut amener l’enfant à préparer, anticiper, différer, surseoir, à se réjouir. Il y a tant de domaines où cela peut se faire : un spectacle de fin d’année qu’il faut penser et construire pas à pas, depuis le choix du texte jusqu’à l’envoi des invitations, en passant par la réalisation des décors et des costumes… Une course d’école dont le lieu et le thème pourraient tenir une classe en haleine pendant de longs et riches mois de préparatifs…

J’aimerais que l’on redonne au travail manuel et à l’artisanat leurs lettres de noblesse, car c’est là que se développe le goût des choses bien faites, là que s’enseigne l’art de l’attente, là aussi que la main de l’homme, son plus bel outil, peut être sauvée de l’atrophie qui la guette.

J’aimerais que nous cultivions l’art des comptines, des rengaines et des berceuses. L’enfant aime y trouver, par leur répétition, le plaisir rassurant d’anticiper la fin de l’histoire.

J’aimerais que nous cessions de pousser nos enfants à une compétition acharnée. Au Japon, les exigences de succès scolaire stressent à tel point les enfants que ceux-ci ont l’un des taux de dépression et de suicide les plus élevés du monde. En poussant les enfants à la performance, l’école se soumet aux mêmes exigences de productivité que le monde économique et d’ailleurs, elle adapte de plus en plus ses programmes aux besoins de celui-ci. C’est une erreur. Il faudrait qu’elle favorise une culture de la coopération plutôt que de la compétition, de l’esprit critique plutôt que de l’assimilation, de la participation plutôt que de la performance, des petits pas plutôt que du sprint, en gardant à l’esprit, sur ce dernier point, que l’excès de vitesse, à l’école comme au bureau, fait de nous des malades du travail. Ne stigmatisons donc pas les enfants les plus lents : ils ne sont pas tous, et de loin, des enfants paresseux ou inaptes à l’étude et le degré de leur lenteur, pour citer Milan Kundera [La Lenteur], n’est peut-être que « proportionnel à l’intensité de leur mémoire ».

J’aimerais que nous donnions aux enfants malades le temps qu’il faut pour guérir calmement. Vous n’imaginez pas les pressions auxquelles ils sont soumis pour ne pas manquer un jour d’école, et les remèdes qu’on pousse les pédiatres à prescrire pour accélérer leur retour en classe.

J’aimerais qu’on donne aux enfants des crèches et à leurs parents le temps de se dire au revoir : à la Dent de Lait, avenue Dumas, la séparation quotidienne se fait en deux temps : devant la porte d’entrée, puis à l’étage, de la fenêtre par laquelle on peut encore se voir et se faire des signes de la main. C’est très peu de choses mais c’est tellement !

Voilà. On a commencé par une histoire, finissons par une autre : la cadette de mes filles, depuis qu’elle a l’âge de demander, n’est jamais rassasiée d’histoires. « Papa, raconte-moi une histoire », me demande-t-elle souvent au moment du coucher. Et de préférence, une histoire vécue, celle qui nous met en scène et qui donne un sens à une tapisserie familiale dont les fils sont autant de trajectoires individuelles entremêlées. C’est une invitation à passer du temps avec elle, ce qui, en revenant aux sources hébraïques du langage et des idées, prend une couleur très particulière puisqu’en hébreu « temps » se dit « zman », une racine que l’on retrouve dans le mot « hazmana » qui signifie : invitation, accueil, engagement. Le temps, donc, c’est ce qui permet d’inviter, d’accueillir, de s’engager. N’est-ce pas là, justement, ce que nous devrions faire avec les enfants ?

Parents, ne faites pas comme moi qui suis trop souvent trop pressé pour répondre comme il faudrait à cette invitation : prenez-le temps de raconter des histoires à vos enfants. Ce temps-là construira votre histoire et la leur. Ce temps-là constituera leur plus bel héritage. Ce temps-là sera précieux, parce que, comme l’avait compris Rousseau, « la plus utile règle de toute l’éducation ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre ».  Ne vous en privez pas !

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