Rencontre entre un livre et un métier

Lire sur l’éducation pour travailler à éduquer.

Un livre dictionnaire, un livre refuge, un livre histoire et/ou un livre d’histoire, un livre d’avant-garde, un livre qui redit mais qui, inlassablement, en dit long, un livre qui livre quelques vérités, qui en dénonce ou encore qui en dépasse d’autres. Voilà en quelques phrases l’effet que m’a fait « Lettre aux grandes personnes sur les enfants d’aujourd’hui ».

Celles et ceux qui connaissent les écrits et/ou les conférences de Meirieu vont bien évidemment retrouver un fil rouge déjà déroulé, cependant la qualité de cet ouvrage est que justement les grandes idées de Meirieu, mais aussi ce qui fait histoire pour l’éducation, y sont retracés.

Partant d’une question simple : « Qu’est-ce qu’un enfant ? » en passant par un rappel de la construction de la notion d’enfance à savoir qui l’a définie ? qui la définit ? où ça commence ? quand ça s’arrête? Meirieu nous invite à re-penser la pédagogie, le travail avec les enfants, l’éducation.

Eduquer nos (les) enfants ? Comment ? Pourquoi ? Pour quoi ? Par qui ? Pour qui ? Au nom de quoi ?

Et la famille qui, nous le rappelle-t-il, ne se structure que très progressivement comme cellule affective, comment s’est-elle construite ? De même que cet « amour maternel » tant invoqué, n’est-il pas aussi une invention bien récente ?

L’école (et, pour nous, l’institution petite enfance[1]), est-elle une machine à instruire, une entreprise de normalisation ou un lieu d’émancipation, un vrai endroit où une pédagogie appropriée, pensée, permet « l’émergence de l’attention, de la volonté, de l’intelligence… et de la liberté »[2] des enfants dont on s’occupe ?

D’une histoire de l’enfance à une certaine histoire de l’institution-école, de Coménius à Freinet, en passant par Pestalozzi, Ferrière, Rousseau, Kergomard, Montessori et de nombreux et nombreuses autres, notre manière d’éduquer les enfants aujourd’hui est bien évidemment inscrite dans la grande histoire. Et notre métier d’EPE[3] s’inscrit également dans cette histoire. Nous ne le réinventons pas chaque jour et bien des questions autour de l’éducation ont déjà été posées, des pistes ont déjà été esquissées sur lesquelles nous nous appuyons encore aujourd’hui. Y revenir, les réexplorer à la lumière de nos savoirs d’aujourd’hui, des enfants que nous voulons pour demain, n’est pas superflu.

Si, bien sûr, Meirieu s’intéresse de près à l’école, à l’élève, au métier d’enseignant et d’élève, sa réflexion est bien plus large et de nombreux parallèles peuvent être faits avec le métier d’EPE.

Va-et-vient de son livre à mon métier

Par exemple, une de ses réflexions sur l’école de Jules Ferry ne me paraît pas si loin de nos questionnements actuels autour des IPE et de leur rôle auprès des familles. Je cite :

« Certes, l’école doit respecter “la bonne vieille morale de nos pères“ qui, pour Jules Ferry, permet une coexistence pacifique entre l’institution scolaire et l’institution familiale, mais elle doit aussi s’inscrire délibérément en rupture avec les intérêts immédiats des familles. Car la famille, c’est le patois, alors que l’école doit imposer la langue française. La famille c’est l’affectivité, alors que l’école doit faire accéder à la rationalité. La famille c’est la religion, voire la superstition, alors que l’école doit transmettre des savoirs assurés et former à la pensée scientifique. La famille c’est l’enfermement dans le local, alors que l’école doit permettre d’accéder à l’universel. La famille ce sont les inégalités et les privilèges alors que l’école doit favoriser la promotion de chacun en fonction de son seul mérite. »[4]

Ne recherchons-nous pas un partenariat de qualité avec les familles ? Pourtant chacun.e de nous sait que parfois, nous sommes aussi en rupture avec ces dernières que ce soit sous des prétextes d’ordre moral, culturel, financier, hygiéniste… Nous avons aussi la maîtrise de la langue officielle. Nous mettons en avant la distance affective. Nous revendiquons une certaine laïcité. Nous offrons une large palette d’activités (artisitiques, culturelles, sportives…) que des familles ne peuvent envisager. Et j’ose espérer que nous soutenons l’équité ou du moins une certaine égalité sociale.

De même que les propos qui suivent (tenus sur l’école) sont-ils si éloignés de nos lieux de travail actuels ? Car ceux-ci ne tendent-ils pas aussi à « permettre de prendre le temps de tâtonner, de chercher à comprendre, de mobiliser des ressources diverses, de les confronter, de s’entraîner, de se tromper, voire d’échouer sans craindre une sanction humiliante ou un échec rédhibitoire [5]»

Il s’agit bien pour nous aussi de pouvoir amener les enfants qui nous sont confiés à faire l’expérience de nombreuses « choses de la vie », expériences cognitives et intellectuelles, expériences physiques, expériences culturelles, expériences sociales…

Ne sommes-nous pas souvent confronté.e.s aux mêmes problèmes ? Comme par exemple celui de savoir « que faire de ceux qui ne peuvent ou ne veulent apprendre ? » (Meirieu, p. 64). Nous pourrions affiner le propos et ajouter comprendre, essayer, découvrir, oser, tester. Ne sommes-nous pas toujours si proches des contradictions que l’éducation tente de résorber depuis tant d’années ? Meirieu avance que le premier à avoir posé la question de manière théorique est Rousseau. « Qu’il [l’enfant] croie toujours être le maître et que ce soit vous qui le soyez. […] Sans doute, il ne doit faire que ce qu’il veut ; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse. »[6] Comment « se dépêtrer » de cette tension dans laquelle chaque éducateur, chaque éducatrice se trouve enfermé.e ?

« D’une part, l’enfant, parce qu’il n’est pas encore éduqué, ne peut ni choisir ce qu’il doit apprendre ni décider quand l’apprendre. D’autre part, si l’enfant ne décide pas d’apprendre lui-même et de s’engager dans un apprentissage, il ne peut pas vraiment apprendre. Tout juste peut-il accumuler, sous la contrainte, des réflexes conditionnés. »

(Meirieu, 2009, pp. 64-65)

Rousseau propose d’utiliser la ruse nous dit encore Meirieu (Ibid., p. 65), « créer délibérément des situations qui mettent l’enfant en mouvement, le mobilisent et (…) lui permettent d’apprendre librement ce qu’on a décidé qu’il devait apprendre ».

La ruse… Les tenants de l’analyse du travail, dont je fais partie, parleraient de « mètis » ou d’intelligence (rusée) au travail[7]. Le réel résiste, l’enfant ne fait pas spontanément ce que l’on estime judicieux de faire, alors il faut ruser, dans le sens noble du terme, inventer, trouver des astuces pour que la situation ne dégénère pas et que l’enfant se mette de lui-même en marche, en éveil. Ne pas prendre l’enfant en otage, mais aussi ne pas perdre de vue ce que l’on aimerait faire. Ne pas tomber dans le trou de la pédagogie noire d’Alice Miller et garder une ligne de conduite éthique. Un article d’Yves Guégan « Petit traité de manipulation à l’usage des professeurs et des formateurs » (in : Sciences humaines 203, avril 2009, pp. 44-48) aborde la thématique de manière ludique et pratique : « Immorale la ruse ? Oui quand elle est synonyme d’escroquerie, d’imposture, de perfidie. Non quand il s’agit de contourner habilement les caprices d’un jeune enfant, en le priant par exemple de s’asseoir “sur la chaise qui rend gentil“ ».

Le débat est loin d’être clos, il reste des positions à prendre, des solutions à trouver : nous sommes au cœur de notre travail quotidien.

Meirieu revient aussi sur des grandes controverses de l’éducation : l’autorité et l’éternelle rengaine de l’enfant-roi. L’enfant au centre du monde. Il replace le débat au-delà de la famille en citant Philippe Meyer qui dit : « La société désigne comme irrégulière toute famille dont la progéniture n’est pas le centre de gravité [8]. » Meirieu (ibid., p. 105) donne des chiffres et cite des recherches qui  « montrent que les adultes d’aujourd’hui – en famille comme à l’école – punissent toujours autant, voire plus, qu’il y a cinquante ans ».

Outre le fait de savoir si l’on punit plus ou moins qu’avant… sait-on encore ce que c’est qu’avoir de l’autorité ? Sait-on encore pourquoi l’on interdit ? Sait-on de quoi on parle quand on parle d’interdits légitimes ? Sa réponse est encore au cœur de notre travail quotidien auprès des enfants :

« Car, qu’est-ce qu’avoir de l’autorité ? C’est se faire obéir de l’autre sans violence, en l’aidant à comprendre que, derrière les frustrations inévitables que nous lui imposons, il y a la promesse d’un futur possible où il pourra se construire.

Sans un adulte qui s’assume dans une histoire, sans un effort, sans cesse à recommencer, pour faire entendre que les interdits autorisent, pas de véritable autorité éducative.

(…) Les interdits ne se justifient que par ce qu’ils rendent possible : comme les feux rouges au carrefour, ils imposent de s’arrêter, mais c’est pour que d’autres puissent passer. Il en est ainsi de tous les interdits légitimes dans une société. »  (Ibid., p. 105)

Comment ne pas faire des liens avec ces nombreuses situations où nous demandons par exemple à un enfant de se taire pour qu’un autre puisse aussi parler, où nous exigeons de ne pas taper pour qu’un vivre ensemble se dessine, où nous stoppons l’élan débordant d’un enfant qui se sert seul à manger pour que les autres aient également quelque chose à mettre dans leur assiette.

Le « tout pour moi tout de suite » ne permet pas le vivre ensemble, ni l’apprendre… et Meirieu est assez fort à le démontrer.

 

Il aborde ici un autre aspect de l’éducation dans son chapitre 8 « La grande fabrique des petits consommateurs ». Se référant à Bernard Stiegler qui parle de « capitalisme pulsionnel », il dénonce le fait que nous sommes (et pas seulement les enfants, je pense…) dans satisfaire nos pulsions dans l’immédiat et ne plus savoir, ne plus être capable de construire du désir : « Car éduquer c’est apprendre à surseoir à ses pulsions pour construire du désir. (…) créer les conditions pour qu’advienne une véritable intentionnalité. La pulsion, en effet, s’abolit dans sa réalisation. » (p. 111) nous rappelle-t-il encore.

La pulsion de savoir n’est pas la même chose que le désir d’apprendre. « La pulsion de savoir tue le désir d’apprendre car elle exige tout, tout de suite. » (p. 112).

La saturation d’informations qui envahit les enfants, l’inflation publicitaire à laquelle ils sont soumis engendre, semble-t-il, une confusion entre l’être et l’avoir. Pour ces enfants-là, il faut avoir pour être

J’ai en tête non pas un, mais beaucoup d’enfants de plus de deux ans (âge qui pourrait « expliquer » le phénomène) qui ne savent que thésauriser : les jeux, le matériel – les feutres ou une couleur – , la nourriture, voire les copains… pour avoir le sentiment d’exister. Ils ne savent pas jouer. Avoir, posséder, mais juste après ne pas savoir qu’en faire. Alors qu’il s’agit justement de faire le contraire : faire quelque chose, j’entends élaborer, construire du savoir du fait que nous n’avons pas encore… C’est alors l’entrée dans le symbolique qui permet l’émergence de la pensée, le développement de l’intelligence…

Surseoir. Différer. Apprendre à attendre. Apprendre la retenue. Se contrôler de l’intérieur.

Images contraires de ce que je rencontre de plus en plus dans mon institution et dans les retours que me font de trop nombreuses collègues. Passages à l’acte répétés, déficit de parole marqué.

Pour ces enfants, il est plus important de posséder l’objet plutôt que de comprendre d’où il vient, comment il a été construit, à quoi il sert, comment on l’utilise… et avec qui.

La possession pure et dure annule l’histoire et la culture qui entourent cet objet et elle laisse l’enfant seul face à cet « avoir ».

Son discours sur le rôle essentiel du symbolique prend tout son sens et je ne peux qu’appuyer sa volonté à nous encourager « à puiser dans le formidable réservoir de symboles que la culture dans laquelle nous vivons met à disposition » (p. 239). Notre travail d’EPE est d’inscrire cet enfant dans une culture qui lui permettra de sortir de cette solitude, en lui lisant des livres, des contes, en le sensibilisant aux œuvres d’art, que ce soit de la peinture, de la musique, de la danse, de l’architecture… Pour le faire rencontrer l’Autre et lui faire saisir que nous appartenons à un monde qui existait avant sa venue à lui, et que ce monde nous construit comme nous le construisons. Meirieu (p. 242) le dit ainsi :

« Car les œuvres humaines donnent forme à ce qui nous hante dans tous les domaines. Elles sont le théâtre de notre conscience. Quand l’enfant les rencontre, il comprend qu’il n’est pas seul. Que d’autres, avant lui et autour de lui, ont été, et sont encore, confrontés aux mêmes questions. Il peut ainsi nommer ce qui l’inquiète, se construire des images et apprivoiser ses peurs, mettre des visages sur les fantômes de sa conscience. Il peut alors manipuler ses pulsions et ne pas être condamné à être manipulé par elles. »

Bessa Miftiu aborde de front cet aspect de la question dans ce numéro. Je suis même sûre que, d’une certaine manière, tous « les savoirs d’à côté » que nous possédons et que nous réinjectons dans notre travail font et forment culture pour l’enfant. Je pense à tout ce qui nous a construit comme adulte, films, lectures, voyages, deuils, naissances, divorces, déménagements… et pas seulement aux savoirs constitués qui composent nos formations d’EPE. Il reste à savoir comment nous les faisons vivre au quotidien, quel poids nous leur accordons et avec quelle vitalité nous les entretenons.

Meirieu convainc, quand il dit que nous sommes responsables.

Rencontre entre un livre et un métier, un auteur et sa pensée. Un livre qui parle de notre travail et qui, tout au long de sa lecture, nous invite à nous retourner sur ce que nous avons fait, à penser encore plus ce que nous faisons chaque jour et nous oblige à redéfinir ce que nous voulons vraiment pour demain.

Bibliographie

Dejours, Christophe, Le Facteur Humain, Puf, que sais-je, Paris, 1995.

Meirieu, Philippe, Lettre aux grandes personnes sur les enfants d’aujourd’hui, Rue du Monde, France, 2009.

Meyer, Yves, L’enfant et la raison d’Etat, le Seuil, Paris, 1997.

Molinier, Pascale, Les enjeux psychiques du travail, Payot, Paris, 2006.

Rousseau, Jean-Jacques, Emile ou De l’éducation, livre second, 1762.

Stiegler, Bernard, Prendre soin de la jeunesse et des générations, Flammarion, Paris, 2008.

Articles :

Guégan, Yves, « Petit traité de manipulation à l’usage des professeurs et des formateurs » in : Sciences humaines n° 203, avril 2009.


[1] IPE par la suite.

[2] Meirieu, Philippe, Lettre aux grandes personnes sur les enfants d’aujourd’hui, Rue du Monde, France, 2009, p. 67.

[3] Educatrice, Educateur de la Petite Enfance.

[4] Meirieu, Philippe, ibid., pp. 55-56.

[5] Ibid., p. 52

[6] Rousseau, Jean-Jacques, Emile ou De l’éducation, livre second, 1762.

[7] Voir à ce propos : Dejours, Christophe, Le Facteur Humain, Puf, Que sais-je, Paris, 1995, pp. 48-56. Molinier, Pascale, Les enjeux psychiques du travail, Payot, Paris, 2006, chapitre V.

[8] Meyer, Yves, L’enfant et la raison d’Etat, Le Seuil, Paris, 1997.

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