Saintes familles et familles criminelles

Presque toutes celles et ceux qui ont contribué à ce numéro ont eu besoin de plus d’espace pour développer leurs arguments. Les articles sont donc un peu plus longs. J’espère que cette expansion textuelle ne sera pas inversement proportionnelle à votre désir de lire. Vous, qui passez pas mal de temps à montrer aux enfants que tout n’est pas donné d’un coup de baguette magique, avez à confirmer votre persévérance à l’effort en lisant ces textes qui sont intimement liés à votre travail. Le désir et l’obstination ne sont-ils pas le socle de l’acte éducatif ?

Que l’on s’intéresse à l’histoire ou à l’actualité, il apparaît que le soutien aux parents est souvent le frère jumeau du contrôle social de ces mêmes parents. Même si « l’histoire ne repasse pas les plats », il y a des ressassements impressionnants quant aux rapports de domination, dans nos vies et dans celles de nos aïeules ou de nos aïeux. Si le bébé est un sujet politique[1], l’éducation des « enfants sujets » est infiniment plus politique que l’élargissement d’un chemin vicinal, ou l’achat d’un chasseur supersonique. De gauche à droite, le pouvoir s’intéresse à la famille. Il est d’ailleurs assez amusant de constater que, plus le discours est conservateur, plus la famille est sanctifiée. Cela devient plus inquiétant quand les mêmes orateurs*[2] projettent de criminaliser les parents dont les enfants accumulent les bêtises[3]. On trouve, dans une étrange pochette-surprise politique, la description idéalisée de la famille comme dernier rempart contre « l’horreur collectiviste » et premier pilier des « libertés individuelles », puis un peu plus loin, les imprécations contre les parents démissionnaires et responsables de toutes les difficultés des cités. Les chantres d’un monde sécuritaire ont la cohérence étriquée qui permet de soutenir que la responsabilité individuelle est totale, qu’elle soit atavique ou choisie, et qu’ainsi les individus déméritants n’ont que ce qui leur est dû. Dans un article récent[4], André Tosel disait : « Le tour de force de Sarkozy consiste à faire oublier d’où viennent tous les processus qui insécurisent réellement la vie des gens comme le chômage, la baisse des retraites, la fragilisation de la vie affective individuelle et familiale, la dégradation de la protection sociale, la soumission accrue à l’esclavage de la dette… ». Certaines éducatrices* prétendent un peu vite que, si Alphonse et Alphonsine (trois ans) mordent avec une application rageuse leurs copains*, c’est parce que leur mère est comme ci alors que leur père est comme ça. Peut-être devraient-elles pousser la réflexion un peu plus loin ? La confirmation des déterminismes psychologiques et sociaux n’est pas un espace pédagogique très fécond. Le soutien à la parentalité demande une intelligence fine de la situation et une certaine clarté politique quant à ce que l’on cherche à construire comme monde. C’est du travail, c’est-à-dire : du savoir, des ajustements, de l’engagement, et d’autres choses encore, qui ne se trouvent pas sous le sabot d’un cheval.

Les « missions » des centres ou espaces de vie enfantines ont donc inclus le soutien à la parentalité. Provisoirement, mais nous y reviendrons probablement, je n’insisterai pas sur le mot mission, qui appartient avant tout aux jargons des curés et des militaires. Dans les registres infinis de la sagesse populaire, il est dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions ; dans les registres des pratiques professionnelles, est discrètement évoqué l’écart abyssal qu’il peut y avoir entre le projet pédagogique et la réalité des institutions. Par exemple, les éducateurs* ont réussi à introduire des éléments de géométrie plane dans leurs chartes éducatives en décidant de « placer l’enfant au centre » ; pour paraphraser Orwell[5], je préciserai que certains enfants sont « plus au centre que d’autres ». Comme les places sont rares, priorité est donnée aux enfants dont les parents travaillent . Concrètement, cela signifie que les enfants, dont les parents sont au chômage, se verront diminuer le temps d’accueil, refuser ou pire, retirer, l’accès aux institutions petite enfance. Les enfants sont donc plus ou moins au centre d’un cercle flou, selon que les parents sont, plus ou moins, au centre d’un cercle vertueux et productif. On passe ainsi, en douce, d’un soutien à la parentalité déclamé, à un soutien à la productivité avéré. Je vous laisse chercher, dans les documents précités, les lignes qui justifieraient un tel glissement.

Autre exemple peu reluisant : Genève trouvait les mendiants* inconvenants et a donc interdit la mendicité. Les mendiants et les mendiantes n’ont, bien entendu, pas disparu, et certaines quémandaient leur « pain de ce jour » accompagnées de leurs jeunes enfants. La maréchaussée reçut ainsi mission de conduire les enfants à l’école, en passant par la case protection de la jeunesse, contre ces parents décrétés insuffisants. Le droit des enfants à être scolarisé, que personne ne remet en cause, fut brandi, la loi fut ce qu’elle prétend être : dura lex, sed lex…

L’abri de nuit des Eaux-Vives qui, jusqu’alors, recevait une vingtaine de femmes avec leurs enfants fut déserté[6] du jour au lendemain, et aucun enfant ne fut scolarisé. S’il s’agissait de faire disparaître les enfants des mendiants, l’opération est absolument réussie, mais ce n’est pas ce que les bons esprits avaient déclaré comme volonté. Historiquement, nous avons pourtant appris à nous méfier des générosités philanthropiques. Petit devoir de mémoire : entre 1926 et 1973, L’Œuvre des Enfants de la grand-route, créée par Pro Juventute (l’ancien éditeur de cette revue), a enlevé six cents enfants à leurs parents, avec des conséquences dramatiques[7]. Pendant longtemps, les responsables ont laissé entendre que c’était pour le bien des enfants nomades. Aujourd’hui, plus personne n’ose s’appuyer sur cette soi-disant bonne intention pour justifier cet acte barbare. En décembre 2002, Ruth Dreifuss, alors Conseillère fédérale, terminait la préface du résumé de cette recherche historique par ces mots : « En faisant connaître les injustices passées qui sont exposées ici de façon exemplaire, nous contribuons à ce que de tels événements ne se reproduisent plus jamais. » Dont acte, et comme le corbeau de la fable, jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y reprendrait plus…

Le soutien à la parentalité exige une réelle capacité à s’interroger sur la validité des bonnes intentions, à les mettre en débat, à mesurer leurs effets… Encore une fois, c’est du travail, de l’intelligence, du savoir, de la finesse, de la ruse, il faut pouvoir s’appuyer sur la capacité à rendre compte de ce que l’on fait et l’exigence politique de comprendre au nom de quoi on le fait, pour qui on le fait et, éventuellement, contre qui on le fait. Pas un petit boulot facile, simple, rudimentaire, parfait pour les petites têtes, on vous l’avait bien dit !

Si les parents ne sont pas démissionnaires, les éducs non plus. Ceux et celles qui se coltinent les difficultés éducatives, insistent sur la nécessité de la discussion, de la transaction sociale qui en découle, sur l’impérative rencontre entre professionnels* et parents et sur les inventions éducatives que l’on y découvre.

Dans la rubrique « Dire & Lire », nous revenons encore une fois sur les niveaux de formation. Il est heureux que cet article trouve sa place dans ce numéro, et ce sera à vous de faire les parallèles entre l’ampleur de la tâche éducative et la réalité des formations professionnelles. S’il n’est pas nouveau que les bourgeois aiment les éducatrices* dociles et un peu ignorantes, il est urgent de les mettre devant les responsabilités qu’ils ont, à vouloir laisser des gens insuffisamment formés affronter des situations qui ne sont pas simplifiées.

« Faire & Penser » s’est interrogé sur ce qui change dans le travail quand l’éducation devient marchandise.

« Réagir & l’Ecrire » nous montre brièvement comment deux articles de ce numéro 103 rencontrent des pratiques. Dans cette rubrique, il y a place pour vos réactions. Il est probable, voire même heureux, que certains propos ne vous séduisent qu’à demi ou vous indignent entièrement. Il ne tient qu’à vous de nous le faire savoir. Si cette revue doit durer, elle doit compter sur vos abonnements et combattre votre indifférence.


[1] Cf l’article L’enfant, une marchandise comme une autre ?

[2] De nouveau, cette astérisque est genrée. Elle signifie que, ce qui est nommé dans ce texte au masculin, pourrait très bien l’être au féminin. Et inversement. Vous connaissez, comme moi, beaucoup d’oratrices encenseuses du patriarcat et petites mains de la domination masculine.

[3] Il y a le « stage de responsabilisation parentale » en France, les préfets vaudois amendent les parents dont les enfants courbent l’école et des peines de prison sont prononcées contre les parents défaillants en Angleterre…

[4] L’idéologie sécuritaire pour contrôler le peuple et le soumettre, L’humanité dimanche, N° 225 , du 26 août au 1er septembre 2010.

[5] Orwell, Georges, (1983), La ferme des animaux, [1945], Folio N°1516, p.30 et p. 144.

[6] Pour une narration un peu moins abrupte, consulter Le Courrier du 3 février 2010.

[7] Enfants dans la tourmente, résumé de l’étude historique « L’Œuvre des Enfants de la grand-route », Ed. éésp, 2003.

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