La responsabilité et la reconnaissance

La responsabilité est ici considérée d’un point de vue juridique, puis mise en lien avec la reconnaissance des professionnels de la petite enfance.

En 1998, le groupe de travail fédéral à l’origine de l’exclusion des éducateurs de la petite enfance des formations HES concluait dans son rapport que leurs missions ne pouvaient être assimilées à celles d’autres domaines du secteur socioéducatif. Ces missions ne seraient pas « complexes et globales » comme pourraient l’être celles, par exemple, des éducateurs spécialisés. Pour les acteurs romands concernés, l’inscription de leur formation au niveau ES a représenté une dévalorisation du métier et un coup d’arrêt au processus de professionnalisation débuté dans les années 80 (AVTES & SSP, 1998).

Dans le même temps, la presse relate régulièrement des faits divers qui ont engagé, suite à des accidents, la responsabilité des adultes en charge de la surveillance de mineurs, et à plus forte raison de jeunes enfants. Comment s’explique, dès lors, cet apparent paradoxe entre la faible reconnaissance du métier de la petite enfance et la responsabilité juridique importante qui pèserait sur les éducateurs ?

Nous tenterons d’interroger cet illogisme dans la perspective du prochain numéro de cette revue qui traitera la question de la reconnaissance du et au travail. Pour cela, nous nous intéresserons dans un premier temps à la reconnaissance du métier et verrons comment elle s’articule au degré de professionnalité dont jouit la petite enfance. Dans un second temps, nous interrogerons la représentation collectivement partagée selon laquelle les éducateurs portent une lourde responsabilité juridique dans l’exercice de leur fonction. Enfin, nous reviendrons sur le paradoxe que nous avons décelé dans le cadre de cette introduction.

La reconnaissance

La reconnaissance n’est qu’une des dimensions caractéristiques de la professionnalité d’un métier. On pourrait citer également :

  1. la référence croissante à des savoirs formalisés portant sur les processus éducatifs ;
  2. l’inscription de la pratique dans une posture réflexive appuyée sur des méthodes et des savoirs spécifiques issus de la recherche ;
  3. le développement de diverses formes de coopération professionnelle, y compris dans des tâches de conception et d’organisation du travail ;
  4. une plus grande autonomie professionnelle et des prescriptions tendant à se limiter aux objectifs et à un état des savoirs ;
  5. l’importance croissante d’une profession « professée » faisant l’objet de représentations et de discours ;
  6. l’explicitation des compétences exigibles d’un membre de la profession ;
  7. le passage à une forme d’autoorganisation de la profession différente du syndicalisme classique ;
  8. une responsabilité personnelle accrue des gestes professionnels, dans le registre éthique, civil, voire pénal, dimension qui nous intéresse également dans le cadre de cet article.

Selon le sens donné aux Etats-Unis au qualificatif « professionnel », une profession est un métier présentant des caractéristiques distinctives : les professions constituent alors, de ce point de vue, un sous-ensemble des métiers. Parmi ces caractéristiques, on relève notamment que les professions bénéficient d’un statut social prestigieux (Tardif et Gauthier, 1999). Cependant, il n’est pas aisé de mesurer ou de quantifier la reconnaissance dont jouit une profession auprès de la société et encore moins son prestige social[1]. En général, on dit qu’une profession jouit d’une certaine reconnaissance sociale quand ses représentants prestent un service apprécié et considéré comme important pour la société (Eurydice, 2004). De surcroît, cette reconnaissance doit se traduire par un niveau de rémunération adapté au travail accompli.

La très haute féminisation du métier, sa forte segmentation entre les professionnels diplômés, les collaborateurs qualifiés et non qualifiés et, enfin, la frontière ténue entre le monde domestique et professionnel dans le domaine de la garde d’enfant se conjuguent très mal avec la reconnaissance d’une expertise spécifique. Pour illustrer ceci, rappelons qu’un élu PDC déclarait en 2006 lors d’une séance du Conseil communal genevois qu’« il n’est pas nécessaire d’être bardé de diplômes pour torcher un enfant ». Considérant ces éléments et les critères décrits plus haut, il nous semble donc correct de penser, à l’instar de nombreux auteurs et comme nous le faisions en introduction, que la petite enfance ne jouit pas d’une haute reconnaissance. La première partie de notre paradoxe liminaire est donc visiblement valable.

Une autre dimension de la professionnalité d’un métier est liée, comme dit plus haut, à la responsabilité personnelle inhérente aux gestes professionnels, dans le registre civil et pénal. Nous présupposions en introduction que cette dernière est élevée. Est-ce bien le cas chez les éducateurs ? Autrement dit, à quelle responsabilité individuelle les professionnels de la petite enfance sont-ils soumis dans un système institutionnel où les acteurs et les corps professionnels sont nombreux (éducateurs, ASE, auxiliaires, stagiaires en formation, aides, etc.)? Considérant que les rôles et les responsabilités de chacun sont peu, voire pas, réglementés par une base légale précise et que les cahiers des charges sont souvent peu explicites sur le sujet, comment savoir, dans le cadre d’un travail d’équipe, qui doit répondre de quoi ?

La responsabilité juridique

Nous allons tenter de répondre à ces questions en partant d’une situation professionnelle fictive que nous étudierons ensuite à la lumière du cadre juridique suisse.

Imaginons une éducatrice diplômée, Clémentine, à la pataugeoire avec un groupe de 8 enfants et une aide[2]. Le groupe s’est installé à quelques mètres du bassin rempli d’environ 50 cm d’eau. Le lieu est plein d’enfants, de parents et de mamans de jour. Clémentine appelle une enfant du groupe pour la changer. Ce faisant, elle perd de vue pendant quelques instants Manon, une autre fillette du groupe âgée de 2 ans. L’aide est également occupée avec un enfant à qui elle est en train de mettre de la crème solaire. Manon, pour une raison inconnue, tombe à l’eau et en est sortie par le papa d’un autre bébé. Le parent, par ailleurs médecin, constate que Manon est en arrêt cardio-respiratoire. Il lui pratique un massage cardiaque avant qu’elle soit héliportée à l’hôpital où elle sera hospitalisée pendant quelques jours. Elle se remet entièrement. Selon le rapport médical, la vie de Manon a été mise en danger au moment des faits. Il y a ainsi eu lésions corporelles graves au sens du Code pénal[3], infraction poursuivie d’office[4]. Clémentine doit donc répondre de ses actes devant un tribunal.

Pour schématiser, la violation de ses devoirs par un éducateur peut engendrer trois types de responsabilités soumises à trois domaines différents du droit. Elle peut engager, tout d’abord, sa responsabilité pénale lorsque son comportement attendu, découlant de son rôle de garant, viole des règles destinées à protéger des biens juridiques tels que la vie, l’honneur, l’intégrité sexuelle, etc. Il est question de cette responsabilité dans l’exemple présenté plus haut. Ensuite, la responsabilité civile concerne les relations entre les individus. Elle vise à réparer le dommage qu’une personne a subi du fait du comportement d’un tiers. Enfin, la responsabilité administrative ou disciplinaire vise les relations entre l’employeur et ses employés. Ce sont des normes internes à l’institution qui assurent le bon fonctionnement de celle-ci et la rend digne de confiance aux yeux des parents[5]. Il est nécessaire de noter, par ailleurs, qu’un seul acte peut tomber sous le coup des trois types de responsabilités ou seulement de l’une d’entre elles.

Nous commencerons tout d’abord par analyser la situation à la lumière du droit pénal, puis du droit civil.

La responsabilité pénale

Les accidents comparables qui ont fait l’objet d’un jugement nous permettent raisonnablement de présupposer que l’analyse qui serait faite du cas de Clémentine par un tribunal aurait la teneur suivante. Il estimerait probablement que l’éducatrice a violé des règles fondamentales de prudence parce qu’elle n’a pas surveillé Manon. Si Clémentine ne pouvait pas surveiller Manon alors qu’elle s’occupait d’Emilie, elle aurait pu demander à un tiers de veiller sur elle, exiger d’elle qu’elle reste à ses côtés, ou encore lui mettre les manchons. Clémentine a ainsi outrepassé les limites du risque admissible, dans la mesure où les réactions des enfants sont imprévisibles. C’est pour cette raison qu’elle aurait dû exercer plus intensément son devoir de surveillance et prendre les précautions nécessaires afin d’anticiper les dangers potentiels en présence d’une pataugeoire contenant 50 cm d’eau.

Clémentine ne pouvait pas ignorer ces risques et elle aurait dû se rendre compte du danger existant pour l’enfant placé sous sa surveillance. Elle a fait preuve d’un manque de vigilance blâmable. Les lésions subies par Manon sont liées à la violation du devoir de surveillance et de prudence. Certaines mesures de précaution, qui n’ont pas été prises par Clémentine, auraient permis d’éviter la survenance du résultat dommageable. Ainsi, Clémentine pourrait être reconnue coupable de lésions corporelles graves par négligence au sens de l’art. 125 CP.

Dans le cas de Manon, trois conditions sont réunies et expliqueraient la condamnation pénale. Il existe :

  1. Un préjudice, défini comme un dommage et/ou un tort moral. Il s’agit de l’arrêt cardio-respiratoire qui a entraîné une atteinte grave à l’intégrité physique de Manon.
  2. Une violation d’un devoir de prudence par l’éducatrice en charge du groupe. Sa négligence viole la loi pénale.
  3. Un lien de causalité entre l’inexécution de l’obligation de vigilance et le préjudice. Pour que ce lien existe, il faut que deux aspects soient réunis : la causalité naturelle et la causalité adéquate.

Le lien de causalité consiste à s’interroger sur le rapport et l’organisation des événements. On distingue le rapport de causalité « naturelle » et « adéquate », le premier devant être réalisé pour que l’on puisse examiner le second. La « causalité naturelle » a pour objet le lien entre la cause de la responsabilité et le dommage. Ce lien est toujours donné lorsque, sans la cause, le résultat ne se serait pas produit (condition sine qua non). Dans le cas d’espèce, sans ces quelques minutes d’inattention, Clémentine aurait pu réagir immédiatement et Manon n’aurait vraisemblablement pas fait d’arrêt cardio-respiratoire.

La « causalité adéquate » pose la question de savoir si le fait considéré comme condition nécessaire à l’effet est propre, d’une manière générale, à causer un résultat du genre tel qu’il s’est produit. La formule consacrée par les tribunaux est « selon le cours ordinaire des choses et l’expérience de la vie ». L’imprévisibilité des enfants de 2 ans doublée des dangers d’une pataugeoire de 50 cm d’eau rend le défaut de prudence blâmable, car il est courant que des accidents se produisent dans ces circonstances. Autrement dit, dans la hiérarchie des risques contre lesquels on doit protéger un enfant de 2 ans, l’eau vient probablement dans le peloton de tête. La causalité adéquate renvoie à la notion de risque prévisible. Est-il raisonnable, en effet, de penser qu’un enfant de 2 ans jouant sans surveillance à côté d’une piscine contenant 50 cm d’eau court un grave danger ? En d’autres termes, existe-t-il un risque prévisible évident ? Sans nul doute.

En droit pénal, nul ne peut être puni s’il n’a pas commis un acte expressément réprimé par la loi (art. 1 CP). Cet acte illicite peut se traduire par une omission ou par une action. La plupart du temps, les infractions qui sont reprochées aux éducateurs sont commises par omission, dans la mesure où les professionnels de l’éducation ont une position de garant. Ils doivent donc tout mettre en œuvre pour qu’un accident ne se produise pas. Il s’agit toutefois que d’une obligation de moyens[6]. Si tout a été entrepris pour éviter qu’un risque ne se réalise, on ne peut, en principe, rien se voir reprocher pénalement. L’imprévoyance est coupable quand l’auteur de l’acte n’a pas usé des précautions commandées par les circonstances.

A présent, analysons globalement la responsabilité civile des éducateurs, en illustrant toujours notre propos avec l’accident de Manon.

La responsabilité civile

D’une manière générale, il y a responsabilité civile quand une personne (morale ou physique) est tenue de réparer un dommage subi par une autre personne. On est responsable des dommages que l’on a personnellement causés, y compris par négligence ou par imprudence, mais également des dommages causés par les personnes et les biens dont on a la garde. Dans un contexte professionnel, l’employé travaille pour une institution qui a contracté une assurance responsabilité civile d’entreprise. Cette assurance couvre le préjudice que causent à des tiers les employés de cette dernière dans l’exercice de leur travail, y compris, bien sûr, aux enfants.

Cependant, l’assureur peut se retourner contre l’institution en diminuant ou excluant sa prestation, notamment lorsque l’assuré a commis une faute grave (art. 14 LCA). Cet article précise que :

  1. L’assureur n’est pas lié si le sinistre a été causé intentionnellement par l’institution.
  2. Si l’institution a causé le sinistre par une faute grave, l’assureur est autorisé à réduire sa prestation dans la mesure répondant au degré de la faute.
  3. Si le sinistre a été causé (intentionnellement ou par faute grave) par un employé, et si l’institution a commis une faute grave dans la surveillance de cette personne ou en engageant ses services, l’assureur est autorisé à réduire sa prestation dans la mesure répondant au degré de la faute de l’institution (et non de la personne que l’institution a engagée)[7].
  4. Si le sinistre est dû à une faute légère de l’institution ou de ses employés, la responsabilité de l’assureur demeure entière. Autrement dit, l’assureur ne peut réduire sa prestation.

Dans la situation présentée, la responsabilité civile de l’institution serait probablement engagée parce que les 4 conditions cumulatives suivantes sont réunies :

  1. Il existe une faute, une négligence ou une imprudence. On peut considérer que le défaut de surveillance de Clémentine constitue une faute.
  2. Il doit exister un préjudice financier. Une atteinte a été réalisée et elle a entraîné des frais médicaux. Le dommage se définit comme la diminution du patrimoine d’une personne, sans la volonté de celle-ci.
  3. Il faut qu’il existe un lien de causalité entre le dommage subi et l’acte commis. Il existe bien un lien entre l’omission (le défaut de surveillance) et le dommage subi (le dommage corporel).
  4. L’acte commis doit être illicite. Il doit transgresser une norme légale ou un devoir professionnel. Dans le cas précis, le défaut de surveillance constitue un manquement à une obligation de surveillance découlant du contrat de travail.

Par ailleurs, il se peut que l’employeur se retourne, dans un second temps, contre son employé pour faute grave. Cette notion de faute grave n’a pas de définition précise : elle est toujours appréciée par le tribunal, mais correspond à un comportement particulièrement aberrant et dénué de bon sens. Elle renvoie également à la violation d’un devoir élémentaire de prudence dont le respect s’impose à toute personne raisonnable placée dans la même situation (Tribunal fédéral, 1994). Enfin, l’assurance RC de l’employé est autorisée à réduire ou à exclure sa prestation lorsque l’assuré a commis une faute grave, aux mêmes conditions que décrites ci-dessus.

Responsabilités partagées ou multiples

A la lecture de ce qui précède, on comprend qu’en cas d’accident, les professionnels sont premièrement et directement concernés. Cependant, la responsabilité d’autres acteurs n’est toutefois pas exclue. Un cumul de responsabilités est possible, chaque cas étant examiné à la lumière de l’ensemble des circonstances concrètes et des devoirs propres à chacun des protagonistes. Parmi ces autres acteurs, il existe notamment l’employeur et le propriétaire du bâtiment (souvent la Commune dans le milieu de la petite enfance).

Globalement et comme dit précédemment, l’employeur[8] est responsable du dommage causé par ses employés dans l’accomplissement de leur travail, s’il ne prouve qu’il a pris tous les soins commandés par les circonstances pour détourner un dommage ou que sa diligence n’eût pas empêché le dommage de se produire (art. 55 CO).

Plus précisément, l’employeur répond des actes des organes qui l’incarnent, c’est-à-dire des personnes à qui l’employeur délègue la compétence de le représenter ou qui, même sans le représenter, prennent des décisions importantes, comme les directeurs d’institutions. Toute faute des organes engage automatiquement l’employeur. Ensuite, les « cadres » viennent s’ajouter aux organes. Ces derniers, sans incarner l’institution, se voient confier des prérogatives de cette dernière. C’est particulièrement vrai concernant les éducateurs responsables de groupe ou les adjoints pédagogiques. Les fautes des cadres engagent automatiquement la responsabilité de l’employeur. Enfin, l’employeur n’est responsable des fautes des « simples » employés (auxiliaires ou aides notamment) que s’il a omis de prendre les mesures commandées par les circonstances pour empêcher une atteinte dommageable. Dans ce cas, l’employeur répond du dommage si on peut lui reprocher une omission fautive.

Dans chaque cas, le juge se demandera lors du procès si, à la place de l’employeur mis en cause, un autre plus diligent eût pris des mesures différentes pour éviter que l’accident ne se produise. Cette diligence implique trois devoirs : effectuer des engagements pertinents de collaborateurs (formation, personnalité, expérience, antécédents judiciaires, etc.), donner des instructions adéquates en fonction des tâches à accomplir (protocole de sécurité précis lors des sorties par exemple) et exercer une surveillance des employés dans l’accomplissement de leur mandat.

Comme précisé plus haut, il est nécessaire de citer également le propriétaire du bâtiment comme autre acteur possible. Sans entrer dans les détails, le propriétaire d’un bâtiment répond des vices de construction, des défauts d’entretien ou encore des non-conformités, que l’origine lui soit directement imputable (mauvais entretien) ou imputable à un tiers (architecte incompétent, personnel de nettoyage négligent, etc.). Il appartient à la direction d’exiger, de la part du propriétaire, que ce dernier prenne toutes les mesures nécessaires pour écarter un danger se trouvant dans un bâtiment.

Un bâtiment est jugé défectueux dès lors qu’il n’offre pas une sécurité suffisante pour l’usage auquel il est destiné. Ainsi, il pourrait être reproché au propriétaire d’un bâtiment accueillant des jeunes enfants, en cas de préjudice, de ne pas avoir, par exemple, fait installer des portes en verre sécurisé[9] (si un enfant venait à se couper avec des éclats de verre après avoir trébuché et cassé la porte vitrée), de ne pas avoir clairement indiqué un danger (marches étroites, poutre particulièrement basse, verglas, etc.), ou encore de ne pas avoir mis de dispositif antidérapant au sol dans la salle d’eau.

Le degré de responsabilité

A la lecture de ce qui précède, il y a lieu de revenir sur notre question de départ : les éducateurs font-ils l’objet d’une responsabilité élevée ? Pour y répondre, il nous faut considérer la responsabilité comme une dimension comportant deux pôles extrêmes (pôle où la responsabilité serait minime ou, au contraire, maximale), et de situer la petite enfance sur cette dernière (Perrenoud, 2010).

Dans le pôle inférieur, le praticien n’est responsable personnellement que s’il s’écarte des prescriptions. Les autres responsabilités sont assumées par l’institution qui l’emploie et prescrit son travail. La responsabilité se limite à une obligation de moyens. A l’inverse, le pôle supérieur, où la responsabilité est maximale, considère que le praticien est seul responsable de ses actes et peut être poursuivi personnellement pour faute professionnelle, manquement à l’éthique ou résultats insuffisants. La responsabilité ne limite pas, dans ce cas, à une obligation de moyens, mais tend à une obligation de résultat[10]. On retrouve peu ou prou ce type de responsabilité dans les métiers reconnus comme hautement professionnalisés, notamment les ingénieurs.

A la lumière de ce qui précède, force est de constater que la petite enfance n’assume pas, civilement parlant, une responsabilité juridique maximale. Cela est dû au fait que les professionnels sont rarement seuls, que le travail d’équipe implique souvent une dilution des responsabilités, et qu’ils évoluent dans une institution qui assume, excepté pour les fautes graves, l’entièreté des préjudices commis à des tiers.

Par contre, pénalement parlant, il est évident que le coût légal à une erreur professionnelle d’un éducateur est très supérieur à celle, par exemple et pour grossir le trait, d’un fleuriste. Les éducateurs sont tenus de répondre individuellement (sous réserve d’une condamnation exclusive de l’institution en tant que personne morale), des infractions qu’ils commettent à l’occasion des activités qui sont organisées au sein de l’IPE. Dans ce cas, il n’y a pas lieu de s’interroger sur les caractéristiques de la faute (faute détachable ou non de leurs fonctions).

Un fait divers récent illustre d’ailleurs cette responsabilité civile « limitée ». En mai 2010, à Lausanne, deux fillettes de 4 ans ont faussé compagnie aux éducateurs alors qu’elles jouaient avec d’autres enfants du groupe dans un espace dénué de barrières devant l’institution. Après avoir pris un bus des transports publics, elles ont traversé à pied un parc, ont emprunté quelques passages piétons, avant d’être retrouvées par hasard en plein centre-ville par une amie de la mère d’une des fillettes, à près de 3,5 km de l’institution. Il n’y a eu, à l’égard des éducateurs, ni plainte, ni sanction disciplinaire formelle, ni condamnation juridique. Considérant la chronologie des événements, les caractéristiques du mobilier urbain (absence de barrières) et la gestion des événements, l’employeur, le Service d’accueil de jour de l’enfance de la Ville de Lausanne, n’a pas retenu de faute professionnelle de la part de l’éducatrice responsable du groupe.

Conclusion

Comme nous l’avons vu, la petite enfance n’assume pas une responsabilité juridique majeure, du moins en comparaison à d’autres métiers où leurs responsabilités tendent à aller au-delà de l’obligation de moyens vers une obligation de résultat. Le paradoxe liminaire n’en serait donc pas vraiment un, considérant que le postulat de la grande responsabilité des éducateurs est erroné, du moins dans son acception civile.

Nonobstant, si se reconnaître responsable, c’est se reconnaître justiciable d’une loi, il existe un tout autre caractère à la culpabilité ; dans vingt ans, dans trente ans, il est normal de se sentir encore « responsable » sur un plan moral d’une faute commise aujourd’hui. La loi admet la notion de prescription, mais pour la « loi morale », il n’en existe aucune. La responsabilité morale survit perpétuellement à l’action ; un instant suffit à commettre un acte regrettable, mais on en rend compte toute sa vie (Durkheim, 1884). Nous espérons que cette précision liée à la responsabilité morale ne laissera aucun doute sur l’ambition de cet article ; nuancer une responsabilité n’est pas la déconsidérer, c’est la complexifier plus que la réduire.

Bibliographie

Association vaudoise des travailleurs spécialisés (AVTES) & Syndicat suisse des services publics (SSP), (28 avril 1998) Prise de position conjointe, secteur Petite Enfance.

Dizerens, Y.-E. (2009). La responsabilité juridique. La responsabilité civile, contractuelle et pénale des adultes encadrant des mineurs hors du cadre familial. Genève : CEMEA [hors-série, février 2009].

Delessert, Y. (2000) Mineurs confiés : Risques majeurs ? Étude de droit suisse sur la responsabilité civile, contractuelle et pénale des adultes qui prennent en charge des mineurs hors du cadre familial. « Les Cours de l’I.E.S. » N° 9.

Durkheim, E. (1884). Cours de philosophie dispensé au Lycée de Sens 1883-1884. Editions posthumes.

Eurydice (2004). « L’attractivité de la profession enseignante en Europe au XXIe siècle »
Volume 4, La profession enseignante en Europe : Profil, métier et enjeux. Secondaire inférieur général.

Perrenoud, Ph. (2010) « Les processus de (dé)professionnalisation entre savoir, rapport au savoir et contrôle ». In Recherche en Éducation, numéro sur “Formation et professionnalisation des métiers de l’éducation et de la formation”, N° 8, janvier 2010, pp. 121-126.

Tardif, J., et Gauthier, C. (dir.) (1999). Pour ou contre un ordre professionnel des enseignantes et des enseignants au Québec. Québec : Les Presses de l’Université Laval.

Tribunal fédéral, 1994, arrêt de la Ière Cour civile, ATF 119 II 443 SJ 1994 637.

 

[1] Par prestige social, on entend le statut socioéconomique auquel se situe une profession en comparaison avec d’autres secteurs professionnels.

[2] Une situation très similaire s’est effectivement passée en 2006 à Vevey, mais dans un cadre domestique. Notre analyse sera nourrie par les considérants du tribunal.

[3] Art. 125 CP : « Celui qui, par négligence, aura fait subir à une personne une atteinte à l’intégrité corporelle ou à la santé sera, sur plainte, puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. Si la lésion est grave, le délinquant sera poursuivi d’office. »

[4] Il existe deux types d’infraction pénale : celles poursuivies d’office et celles poursuivies sur plainte. Dans le premier cas, l’auteur de l’infraction est poursuivi automatiquement par les autorités, tandis que dans le second cas, il n’est poursuivi que si la victime a porté plainte en bonne et due forme.

[5] Dans le cadre de cet article, nous ne détaillerons pas cette notion de responsabilité contractuelle. Pour de plus amples détails, voir Dizerens (2009) pour un aperçu ou Delessert (2000) pour une étude approfondie.

[6] L’obligation de moyens est celle dans laquelle le débiteur (le praticien dans le domaine de la petite enfance) s’engage à faire son possible, c’est-à-dire mettre en œuvre toutes les diligences pour accomplir son mandat d’assurer la sécurité physique et affective des enfants placés sous sa responsabilité. Il ne s’engage qu’à employer tous les moyens possibles, sans s’engager à atteindre le résultat visé.

[7] C’est le cas, par exemple, si l’institution n’a pas instruit un remplaçant d’une allergie alimentaire d’un enfant, et que ce dernier a fait un choc anaphylactique après avoir ingéré un aliment pourtant connu comme allergène pour lui.

[8] L’employeur est très souvent une personne morale dans le domaine de la petite enfance où les associations sont nombreuses.

[9] Une manière de sécuriser une porte vitrée réside, par exemple, dans le choix de verre feuilleté.

[10] Dans ce cas, le débiteur engage sa responsabilité du simple fait que l’obligation n’a pas été exécutée. Il ne peut alors échapper à sa responsabilité qu’en prouvant la survenance d’un cas de force majeure. C’est une obligation en vertu de laquelle le débiteur est tenu d’un résultat précis. Par exemple, les CFF s’engagent envers le voyageur à le déplacer d’un point A à un point B contre un certain montant. L’existence d’une telle obligation permet au créancier de mettre en jeu la responsabilité de son débiteur par la simple constatation que le résultat promis n’a pas été atteint, sans avoir à prouver une faute.

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