Les défis de l’éducation précoce et les enjeux de la formation

Le champ de l’éducation de la petite enfance n’a pas attendu le système de formation professionnelle à trois niveaux de la Confédération pour accueillir une grande variété de professionnelles dans ses lieux d’accueil. Depuis bien longtemps en effet se côtoient auprès des groupes d’enfants des personnes sans formation, des nurses, des jardinières d’enfants, des éducatrices, des psychologues ou d’autres licenciées de facultés universitaires. L’arrivée récente des assistantes socio-éducatives est certes une nouveauté mais elle n’ajoute pas vraiment un élément supplémentaire de complexité dans le système. Elle a toutefois contribué à relancer à nouveaux frais la question du niveau de formation requis pour les institutions de la petite enfance (IPE).

D’aucuns partagent volontiers les propos d’un député genevois disant qu’il n’est pas nécessaire « d’être bardé de diplômes pour savoir torcher des enfants (…). On pourrait très bien recruter des chômeurs, des jeunes ou des pères et mères sans activité pour travailler dans les crèches » (Tribune de Genève du 3 novembre 2006). D’autres tendraient à considérer en revanche qu’on ne saurait confier des enfants en bas âge à un personnel qui n’a pas une formation de niveau universitaire. Jamais un tel écart de points de vue ne se rencontrerait dans les débats à propos de métiers et de professions techniques. Cela montre combien le débat sur les compétences requises pour les pratiques éducatives est plus imprégné de positions idéologiques qu’alimenté par des études sur la réalité.

On peut avancer deux grandes raisons à cette situation. La première raison est en lien avec les particularités de l’éducation en tant que pratique professionnelle. La seconde provient des grandes incertitudes quant au statut et aux finalités des IPE.

L’éducation comme pratique professionnelle mal identifiée

Il convient de relever tout d’abord que la pratique de l’éducation des jeunes enfants n’est pas une activité réservée à quelques spécialistes. Elle est avant tout une pratique commune, mobilisant des savoir-faire universels, et dont chaque adulte a une expérience personnelle, au moins au titre d’ancien éduqué. Chacun peut donc fonder son avis sur les bonnes manières de s’y prendre à partir de sa propre existence. En plus d’être une pratique commune, l’éducation a ceci de particulier qu’elle est « sans geste spécifique » et sans matérialité susceptible d’orienter de manière univoque la perception et la compréhension qu’on peut en avoir. De ce fait, l’expertise de l’éducatrice a un caractère d’invisibilité dans la mesure où les compétences qu’elle déploie n’apparaissent guère quand on observe une professionnelle expérimentée. C’est en examinant en revanche les échecs d’une éducatrice ou les tâtonnements d’une personne en formation que l’on peut découvrir combien cette pratique est complexe.

On se souvient par ailleurs du célèbre bon mot de Freud estimant que soigner, gouverner et éduquer appartient à des « métiers impossibles », « dans lesquels on peut d’emblée être sûr d’un succès insuffisant ». Le métier d’éducatrice a la caractéristique d’être impossible pour au moins trois raisons.

Tout d’abord, sa pratique est sans cesse confrontée à la surprise de l’imprévu du fait qu’elle porte sur des êtres humains et non pas sur des choses. L’éducatrice cherche par conséquent, selon la formule de Jean-Pierre Boutinet « à comprendre ce qui lui arrive en tentant d’élucider ce qu’elle réalise ». Deuxièmement, les effets de sa pratique ne sont pas toujours identifiables : les enfants subissent une multitude d’influences autres que celles de l’éducatrice elle-même ; ces influences s’entrecroisent, voire peuvent à l’occasion s’annihiler ; et les effets, qu’il serait possible d’attribuer après coup à des actions éducatives précises, peuvent être parfois fort tardifs. En troisième lieu, ces effets peuvent faire l’objet d’appréciations discordantes sur leur qualité positive ou négative, voire sur leur existence même. Les points de vue sur le bienfait d’une action éducative peuvent diverger entre la professionnelle qui l’a conduite et l’enfant supposé bénéficiaire, entre elle et les parents de l’enfant ou entre elle et ses collègues de l’IPE.

Quand on compare les différents champs professionnels relevant de l’éducation, on peut constater que, plus les pratiques se distinguent de celles de l’éducation familiale, plus le niveau de formation exigé des professionnelles est élevé. Peu de personnes contestent aujourd’hui qu’il faille un titre de niveau universitaire pour enseigner à l’école. On admet également qu’il faut un titre de niveau tertiaire pour s’occuper des enfants dont les placements ou les demandes de prestations découlent d’un diagnostic médico-pédagogique ou psychiatrique ou d’un verdict pénal ou civil donnant mandat éducatif.

En revanche, les institutions qui accueillent des jeunes enfants pour leur assurer une éducation en complémentarité à celle de la famille paraissent avoir des besoins moindres en personnel formé. On suppose que les parents étant capables de s’occuper de leur progéniture, les tâches d’éducation des petits ne nécessitent pas des compétences élevées.

Des IPE aux finalités multiples

Les finalités mêmes des IPE sont peu stabilisées et font l’objet de marchandages et de malentendus. Les milieux économiques et les pouvoirs publics avancent fréquemment à leur propos une clause du besoin qui est fondée essentiellement sur la nécessité de prendre en charge de jeunes enfants pour permettre la mise à disposition des mères qualifiées sur le marché du travail. Un tel argument tend à conférer une seule finalité de garde aux IPE, qui rempliraient en définitive, pour les enfants de ces familles, la même fonction que des jeunes filles au pair ou des mamans de jour. Cette mission de garde constitue encore largement la représentation dominante de la fonction des IPE dans le public comme auprès des autorités politiques.

Mais on attend parallèlement des IPE qu’elles soient des instances de socialisation. Or, dans nos sociétés, qui se caractérisent par un pluralisme sur le plan des valeurs d’un côté et une diversité culturelle croissante de l’autre, cette mission de socialisation place les professionnelles devant des défis dont l’importance et la difficulté sont souvent largement sous-estimées. Dans cette mission, les IPE sont appelées à former la sensibilité, le sens moral et le langage des enfants et à promouvoir des usages sociaux et des rapports à soi et aux autres qui se trouvent de facto dans une confrontation avec les résultats des différentes inculcations familiales. Pour utiliser un langage de sociologue, les IPE représentent une entreprise de construction d’habitus qui concurrencent les habitus de classe ou d’appartenance communautaire des enfants. Une telle entreprise appelle non seulement une bonne connaissance des différences de mœurs et de systèmes de valeurs mais également la capacité de trancher des dilemmes et d’effectuer des arbitrages avec les familles.

A cette entreprise de socialisation est venue s’ajouter une double mission de détection de troubles ou de maltraitance et d’insertion d’enfants en situation de handicap. Cette double mission comporte d’ailleurs des finalités potentiellement contradictoires car il s’agit, d’un côté, de déceler des signes cliniques chez des enfants pour leur faire bénéficier de mesures différenciées de protection ou de traitements et, de l’autre, de contrer la stigmatisation qu’engendrent les handicaps en intégrant les enfants qui connaissent ce genre de situation dans des espaces et des activités qui ne les différencient pas de la majorité. Parvenir à tenir l’équilibre entre différenciation et insertion requiert non seulement une grande vigilance éthique mais également des choix subtils d’activités et de modalités de conduite de groupes.

Enfin, avec la globalisation, les enjeux de formation deviennent prépondérants dans la mesure où le niveau de vie dépend du positionnement des pays dans la division internationale du travail. C’est ce que rappelle le rapport récent des Académies suisses des sciences en insistant sur la nécessité de développer des offres de formation pour toutes les tranches d’âge. « Sachant que la petite enfance est essentielle au développement des compétences psychiques, émotionnelles et sociales et donc à la compétence existentielle, la formation complémentaire à l’éducation familiale et celle dispensée aux enfants en bas âge s’est établie comme une évidence. » Il y a en effet des apprentissages fondamentaux qui s’opèrent dans le très jeune âge et qui déterminent ensuite les trajectoires des enfants dans le système de formation. Il importe par conséquent de se préoccuper des transitions entre les IPE et l’école.

L’éducation de la petite enfance : un enjeu croissant ?

De nombreux indices donnent à penser que l’éducation de la petite enfance est devenu un enjeu qui croît. Une des difficultés politiques du dossier réside dans la répartition des responsabilités qui tend à renforcer la coupure institutionnelle entre les IPE et l’école. En dépendant des communes et en n’étant pas rattachées directement aux départements cantonaux de l’Instruction publique, les IPE se trouvent de facto écartées de la réflexion globale sur le système de formation. De ce fait, on pourrait assister dans le futur à un avancement de l’âge de la scolarité à deux ans, comme l’a suggéré un grand parti national, et voir ainsi l’école enfantine intégrer des enfants plus jeunes qu’aujourd’hui sans même qu’aient été analysées et comparées les offres actuelles des IPE et de l’école enfantine pour imaginer une formule originale qui ne se réduise pas à une scolarisation précoce.

Mais pour être en mesure de peser en faveur d’une formule originale, il importe de renforcer la réflexion scientifique autour des projets pédagogiques des IPE. Si ces institutions entendent consolider leurs missions d’apprentissage des compétences existentielles et de socialisation, de développement de l’autonomie et de la créativité, d’intégration d’enfants en difficulté et de prévention, elles devront renforcer leurs liens avec les hautes écoles, qu’elles soient pédagogiques, spécialisées ou universitaires. Car on ne peut pas alimenter ce type de réflexion en l’absence de recherches portant sur les jeunes enfants et les groupes qu’ils constituent, sur les modalités de collaboration avec les familles et sur la complémentarité entre éducation familiale et éducation en IPE. Les travaux qui sont menés par exemple depuis bientôt cent ans à la Maison des Petits à Genève par la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève ainsi que ceux du Service de la recherche en éducation du DIP du canton de Genève et de l’Ecole d’études sociales et pédagogiques de Lausanne au sein de la HES-SO sont de nature à contribuer au renforcement de ce champ professionnel.

Les enjeux des formations d’éducatrices ayant la charge des groupes d’enfants au quotidien ne sont peut-être pas absolument de viser à terme une formation de niveau universitaire, mais ils sont certainement de leur permettre d’élever leurs compétences de projet et d’action en intégrant, dans leurs études, les résultats de la recherche. Il importe en effet que les professionnelles elles-mêmes prennent de la distance avec la vision romantique de l’enfance et avec les doctrines anti-pédagogiques auxquelles elles ont été sensibles et qu’elles s’intéressent notamment aux travaux du courant interactionniste de la psychologie du développement. La rhétorique sur le développement spontané ne peut plus servir de cadre théorique de l’action éducative, car elle a pour effet d’empêcher les professionnelles d’avoir une vision réaliste de leur propre pratique et de leur rôle auprès des enfants. Il s’agit également pour les institutions de stimuler la créativité intellectuelle de leurs équipes éducatives pour assurer la capacité de réflexion critique et le renouvellement des projets institutionnels. Les institutions routinières comportent le double risque de démotiver le personnel et de réifier les enfants, un risque qui ouvre la possibilité du mépris et de la maltraitance.

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