«Ça se passe bien».

De la distance entre parents et professionnels au sein des lieux d’accueil de la petite enfance.

Il est une norme collective du fonctionnement des lieux d’accueil de la petite enfance, non écrite, mais qui néanmoins fonde les relations quotidiennes entre le personnel et les parents. Elle se tisse autour d’une routine biquotidienne : amener son enfant le matin et le rechercher le soir.

Deux moments clés par où toutes les paroles, les échanges, les informations, les non-dits circulent et véhiculent nombre de valeurs, de représentations, de pratiques.

Cette norme se décline en plusieurs variantes qui laissent apparaître différents registres de la distance entre parents et professionnels de la petite enfance. Et elle est tellement intériorisée, banalisée, qu’elle est difficile à mettre en mots. Quoi dire sur une routine quotidienne apparemment sans signification et qui, la plupart du temps, ne dure que quelques minutes ? Quoi dire d’un moment si familier et si fonctionnel ? Qu’est-ce qu’un chercheur peut y trouver d’intéressant ? Dès lors, celui-ci se retrouve face à un amas de « ça se passe bien », « ça se passe très très bien » – sur lequel se fracasse parfois une déception – qui lui paraît au premier abord d’une pauvreté désespérante et qui pourrait lui faire croire qu’il s’est trompé d’objet. « Ça se passe bien » est en effet l’expression récurrente typique du modèle fondamental de rapport aux institutions de la petite enfance. Elle signifie l’adhésion implicite, évidente, naturelle, du parent qui l’emploie, au fonctionnement du lieu d’accueil et, au-delà, au choix de garde opéré. Cette adhésion est tout sauf évidente et naturelle. Ce n’est que dans un second temps, celui de l’analyse[1], que cet ensemble de situations et de représentations apparaît d’une grande richesse, révélant la diversité des expériences des parents aux lieux d’accueil de la petite enfance, révélant l’impossibilité d’énoncer la distance vécue à l’institution, par ce qui touche à la relation : lien social, confiance, don, contrat sont au cœur du sujet.

La connaissance objective du lieu d’accueil au moment de l’inscription surprend, si l’on songe à la multiplicité des éléments en lien avec les compétences professionnelles et enfantines qui fonde la motivation des parents pour ce choix de garde. En effet, peu de parents interviewés[2] en ont une connaissance concrète. Les parents ignorent généralement son fonctionnement au moment de l’inscription. Cette connaissance s’appuie sur une vision extérieure. Ils ont entre-aperçu la structure, elle leur paraît agréable, il y a un espace extérieur avec des jeux conçus pour le jeune enfant. Ce choix se fait en partie à partir de représentations spontanées ou plus construites, autour de l’éducation idéale de l’enfant. De la même façon, plus de la moitié des parents ont une connaissance approximative de la qualification des personnels.

Comment s’opère ce passage de la projection, de l’idéalisation à la confrontation avec le réel, avec la réalité du lieu d’accueil ? Sans aucun doute au travers de la réactivation des compétences professionnelles – et donc les professionnels reçoivent de droit la confiance des parents – exprimées par les motivations des parents. Néanmoins, un réajustement se fait entre idéalisation et expérience concrète, à travers l’expérience des relations parents-institution.

Ce réajustement est loin d’être uniforme. Nous donnons quelques exemples ici des formes que prend la relation des parents à la crèche collective et de différents registres de la distance qui apparaissent, avant de proposer quelques pistes d’analyse.

La période d’adaptation est une confrontation importante pour les parents. Elle représente souvent la première séparation avec l’enfant et peut être un passage difficile. Pour nombre de parents, connaître, c’est-à-dire comprendre, ce qui se passe à la crèche est une étape importante dans le processus d’intégration. En ce sens, la période d’adaptation est bien quelque part, outre la nécessaire transition psychologique entre deux lieux de vie pour l’enfant, un rite initiatique et symbolique qui permet tout autant au parent de s’intégrer et d’assimiler le mode de fonctionnement du LAPE : « On m’a très bien accueilli, on m’a expliqué tout ce qu’il y avait à faire, (…) on m’a tout bien expliqué, je l’amenais le matin, je restais un petit peu avec lui, (…) ça s’est bien passé, (…) on m’a tout fait visiter, tous les lieux, où il mangeait, où ils les changeaient, on m’a vraiment tout fait visiter de la petite section à la grande section quoi, on m’a tout expliqué » (Madame F., employée de bureau). Madame C. (gardienne d’immeuble) tient un discours identique : « On m’a tout expliqué, (…) j’ai tout vu (…) », ponctué de « tout s’est bien passé ». Madame F., qui auparavant parlait à la première personne du singulier, emploie dans son discours le pronom indéfini et la forme passive lorsqu’elle entre dans la crèche. Elle y trouve en sécurité ce qu’elle y perd en autonomie : « on » s’occupe d’elle. « On », c’est l’institution, c’est le personnel. L’adverbe « tout » exprime la totalité, tandis que l’adverbe « bien » exprime l’approbation. Ce qui lui permet d’approuver le processus d’adaptation, c’est le sentiment de maîtrise de la totalité de son déroulement, des lieux, des gestes, des actions, des paroles.

Pour Madame X. (institutrice) aussi « ça se passe bien », mais à la différence de Madame F., elle parle en son nom propre et maintient le « je ». A l’efficacité et à la rapidité des échanges du matin succède le temps du papotage le soir, qui déborde les sujets centrés sur l’enfant. Elle a besoin de connaître les détails de la journée, mais elle aborde sa relation à l’institution avec tranquillité. C’est d’ailleurs ce lien relationnel, qu’elle crée entre la famille et la crèche, qui lui permet de se sentir reconnue et d’être rassurée.

Un degré au-dessus, « ça se passe hyperbien ». C’est le cas de Madame A. (attachée de recherche). Les échanges se font au départ sur le fonctionnement physiologique de l’enfant et sont d’ordre informatif. Puis, celle-ci ne prend plus la peine de demander si l’enfant a bien mangé, dormi… Il y a un implicite qui se construit dans les échanges : dans la mesure où le personnel ne dit rien, c’est que la journée s’est bien déroulée. Il ne s’agit pas de rompre les échanges, ou de les éluder sous prétexte qu’il n’y a rien à dire : « On s’entend très bien, c’est-à-dire que moi, je ne suis pas du genre à poser mon gamin et à partir. » La bonne relation s’appuie sur le dialogue et met en scène un usage réfléchi de l’institution : l’enfant n’est pas déposé comme un paquet, mais accompagné. Ce moment est l’occasion d’un dialogue ouvert sur tous les sujets, d’où l’enfant est excentré. Néanmoins, à la périphérie des échanges, des informations circulent sur le quotidien de la crèche et sur les activités que l’enfant y fait. Cette façon d’accompagner l’enfant dans le lieu permet à la mère d’assister incidemment à des débuts ou à des fins d’activité. La relation entre les parents et la crèche est aussi véhiculée au travers de l’enfant, qui, lorsqu’il est « grand », est capable de raconter ses activités. L’évincement d’un type d’échanges mécaniques permet l’instauration d’une autre relation plus conviviale, « à la limite de l’amical », qui va pour Madame A. jusqu’à envisager d’inviter les auxiliaires de puériculture chez elle une fois l’expérience de la crèche terminée. Car il y a encore la nécessité de respecter une distance qui exclut une relation de copinage : la relation parent-professionnel doit rester prévalente. Il y a une distance, même faible, nécessaire entre un parent, usager d’un service, et un professionnel exécutant le service. Cette notion de distance se retrouve à travers l’évocation de la question du tutoiement : « Je suis très copine avec une mère qui tutoie tout le monde, moi je les tutoie pas. » Si les parents se permettent, sur l’invitation des personnels, à les appeler par leur prénom, l’inverse n’est pas vrai[3]. Le vouvoiement maintient la représentation professionnelle du personnel, même si la frontière peut être tangente entre les deux.

Ce type de relation ouverte peut prendre des allures de collaboration active, toujours en lien avec une relation très privilégiée au personnel. Cette relation ne passe pas forcément par un discours sur l’enfant mais bien par une implication dans le lieu, même si ce n’est pas quotidiennement. C’est le cas de Monsieur P. (agent de la Poste) qui participe à la préparation de la fête de Noël, s’impliquant activement dans une petite pièce de théâtre, ou encore qui accompagne les enfants à la cueillette des cerises… L’investissement parental fait partie d’un mode d’emploi, d’un code implicite régissant les relations de la famille à la crèche. Participer à la vie de l’établissement donne du sens à l’accueil de l’enfant en crèche. S’investir à la crèche c’est investir la relation à l’enfant, c’est investir ce qu’il peut vivre ailleurs qu’à la maison, c’est établir un lien étroit entre les deux lieux de vie. Ce lien permet à l’enfant de sentir la continuité des pratiques entre la crèche et la maison, de ne pas se retrouver seul face à l’institution qui établirait vis-à-vis de lui des pratiques qui pourraient être en décalage par rapport à ce qu’il vit chez lui. Collaborer avec le lieu d’accueil, c’est permettre une homogénéisation des pratiques et des attentes vis-à-vis de l’enfant. Il y a appropriation de l’institution, non pas dans un sens de domination, mais bien de coopération, qui donne une cohérence éducative à l’ensemble des actions qui émanent de la famille et de l’institution envers l’enfant.

Pour certains parents, une distance au fonctionnement du lieu d’accueil est plus ou moins revendiquée, et tout autant nécessaire qu’une relation proche l’est pour d’autres parents. Madame T., à l’inverse des exemples ci-dessus, ignore précisément le déroulement des journées de l’enfant à la crèche et ce qu’il y fait. Elle semble tout à fait satisfaite de cette situation. Son discours se construit autour de l’opposition détail-global : dans le détail, elle ne sait pas ce qui se passe à la crèche, mais globalement, elle voit et observe l’évolution de son enfant, qu’elle juge très satisfaisante. Il y a un paradoxe apparent dans son discours, entre la volonté qu’elle affiche de maîtriser l’éducation de son enfant et le fait de ne pas savoir ce qu’il vit à la crèche. Ce paradoxe se résout au travers de la confiance discrétionnaire accordée à la crèche, et de la participation aux réunions. C’est le seul moment, officiel, qu’elle s’accorde pour voir « comment les choses se passent », pour aborder le détail. Et le père, qui habituellement ne vient jamais à la crèche, y participe. Elle privilégie l’aspect formel des relations plutôt que l’aspect informel des contacts quotidiens.

Des relations limitées sont aussi justifiées par des parents qui ont déjà une solide expérience de la crèche. C’est le cas de la famille M. (agent de la Poste (mère) et agent SNCF (père)) : trois enfants, trois expériences de crèche. Les choses semblent aller d’elles-mêmes. Il y a appréciation de la crèche mais pas idéalisation, bien que la connaissance du lieu d’accueil se porte sur les activités qui s’y déroulent au détriment du quotidien. L’organisation familiale prime sur les relations à l’institution. Avec le premier enfant, ils ont « joué le jeu », se sont rendus aux différentes réunions, se sont impliqués. Aujourd’hui, ils ne sont plus en position d’attente de conseils, de comptes rendus quotidiens. La présence aux réunions ne s’impose plus. Le père prend le temps de discuter avec le personnel, mais aussi avec la directrice, auprès de qui il s’informe des contenus de la réunion. Il y a quand même une implication qui prend des modalités autres que celles proposées par la crèche. Ils ne s’impliquent pas, mais ne restent pas à l’écart.

Pour la famille R. (réparateur/trice de matériel hi-fi et vidéo), les échanges oraux sont secondaires. La relation à la crèche passe bien moins par le dialogue, par le langage, mais davantage par la vue. La vue c’est aussi l’expérience : « On a vu comment ça se passe (mère), (…) on voit comment elles s’en occupent, (…) c’est pas qu’ils ont expliqué c’est qu’on a vu (…) (père). » Ils disent se sentir à l’aise à la crèche, un peu comme chez eux. Les discussions avec le personnel concernent le fonctionnement physiologique de l’enfant ; elles sont brèves. Discuter, bavarder est inutile. C’est faire perdre du temps au personnel, qui a d’autres choses à faire : « Nous on n’aime pas embêter les gens, on reste pas là-bas à raconter notre vie, ils font leur boulot, ils ont du temps occupé, nous aussi (Monsieur). » Derrière l’idée de respecter le travail d’autrui, de ne pas gêner le personnel – le père critique les parents qui sont sans cesse en demande d’échanges ou ceux qui « engueulent à tort et à travers pour des riens du tout » … il y a aussi la volonté de ne pas se faire remarquer de l’institution et, en ce sens, de ne pas avoir de comportement intrusif.

Les échanges limités ne sont pas que le fait des parents. Ceux-ci peuvent être en attente de discussions plus ouvertes, mais ne pas trouver d’échos à cette attente. Ainsi, Monsieur et Madame L. (agent EDF et documentaliste) regrettent que les interactions avec le personnel se limitent au fonctionnement physiologique de l’enfant. Ces échanges, basés sur du factuel, inquiètent les parents qui comprennent trop bien les réponses lapidaires du personnel, du type, « ça s’est bien passé, il a été sage » : l’enfant est sage sur son tapis, il n’ennuie personne. Les parents attendent autre chose : de réels échanges sur le comportement de l’enfant, sur son évolution. Ils aimeraient pouvoir parler de sa personnalité, de ses joies, de ses intérêts. Cette situation se heurte à leur représentation de l’enfant, car ils imaginaient qu’on pouvait faire autre chose avec un bébé que de le garder et de lui assurer des soins physiologiques. La mère est en attente d’un dialogue sans questions particulières. Ce qu’elle attend ce n’est pas un compte rendu du déroulement de la journée (manger, dormir…), encore moins un système de questions-réponses factuelles, mais un échange sur le développement de son enfant. Une représentation de l’enfant radicalement différente est ici en jeu. L’auxiliaire, qui exprime que l’enfant a été sage, que la journée s’est bien passée, rend compte de la conformité de l’enfant aux normes sociales de comportement qui sont attendues par l’institution. Or, ce n’est pas la sagesse de l’enfant qui prime pour les parents, mais son épanouissement. C’est bien un type de discours basé sur l’épanouissement de l’enfant dont ils sont en attente. Cette restriction du dialogue, qui reflète ici des conceptions de l’enfance radicalement différentes, aboutit à une confrontation difficile des pratiques éducatives. Parallèlement, la directrice leur a laissé la porte ouverte, lors de la première visite, pour tout questionnement ultérieur éventuel : « On le fera peut-être. » Pour l’instant, ils ne le font pas, parce qu’ils n’osent pas. Pourquoi ? Peur de gêner, peur de formuler une demande déplacée, peur d’avoir trop d’exigences ? Ou encore peur de se retrouver face à leur désillusion, voire d’entrer dans un conflit ouvert à propos d’attentes qui ne peuvent être comblées et dont l’enfant pourrait faire les frais ? Remettre ouvertement en question les pratiques de la crèche est une étape difficile à franchir.

Cette distance peut se transformer en retrait. Madame G. a connu des difficultés au moment de l’adaptation. Elle ne s’est pas immédiatement sentie à l’aise avec le personnel, elle n’a pas eu le feeling, comme elle dit, tout de suite, de par la réserve du personnel qu’elle justifie et qu’elle reporte sur les parents : « (…) il faut aussi que elles, elles se protègent, elles sont beaucoup sollicitées par les parents, c’est vrai on exige beaucoup. » Alors que pour Madame K., c’est l’adaptation, puis l’ensemble de son expérience de la crèche qui est vécu sur le mode de la distance. Elle ne trouve pas à la crèche, (« là, je me sentais une inconnue parmi tout ça (…) »), l’accueil chaleureux « plus familial », qu’elle a pu trouver dans une première expérience de halte-garderie. Le « là » et le « ça » expriment sa difficulté d’adaptation à ce lieu, la crèche, qu’elle a du mal à nommer et qui lui paraît froid et anonyme. Il est vrai que la dimension d’une halte-garderie est différente de celle d’une crèche collective traditionnelle. Et certains parents ont du mal à trouver leur place au sein de la crèche, à créer un lien au moment de l’arrivée de l’enfant le matin : « En fait, on sent qu’on perturbe un petit peu si on arrive tous en même temps, si ils ont commencé à faire une activité, on perturbe un petit peu l’harmonie (…), il suffit qu’il y ait un ou deux parents qui rentrent et ça casse un petit peu (…), c’est pas l’idéal pour discuter » (Monsieur G.), « Oui puis la crèche c’est un espace qui est conçu pour les enfants, donc peut-être si on avait une chaise pour s’asseoir » (Madame G.). Le moment de l’arrivée de l’enfant est perçu comme un moment ne se prêtant pas à la discussion et le propos de la mère complète celui du père. Il donne à penser que ce n’est pas le moment parce que ce n’est pas non plus le lieu. Cette impossibilité à aller au-delà d’une formule de politesse, qui se solde par un simple dépôt de l’enfant à la crèche, trouve sa justification dans la définition du lieu crèche : espace à destination de l’enfant, l’adulte n’y a pas sa place (pas une chaise), et les échanges ne peuvent aller plus loin qu’un simple bonjour/bonsoir. Les parents ne font que passer, et l’on ne discute pas dans un endroit où l’on passe.

Enfin, certaines familles contournent les difficultés relationnelles qu’elles rencontrent avec la crèche par l’instauration d’une relation privée avec l’auxiliaire référente. Ainsi, Madame E. pointe la distance que la crèche met volontairement avec les parents, et entre parents et enfants de la crèche : « On n’a pas à être plus proche que ça et même avec les autres enfants. » La relation qui s’établit entre le parent et l’auxiliaire n’est pas ici à double sens. Les auxiliaires écoutent, mais ne se livrent pas, la relation est professionnalisée, c’est-à-dire distanciée. La mère n’est pas dupe de cette non-réciprocité de la relation et, devant cette réserve, elle-même se réserve, et seule, l’auxiliaire de référence peut prétendre à recueillir ses confidences. Avec elle, elle pourrait parler de tout. La relation établie avec le personnel de la crèche est donc sélective. Les affinités doivent se créer en dehors de la crèche. Madame E. voit à l’occasion l’auxiliaire référente de son enfant à l’extérieur, car occasionnellement celle-ci lui garde son enfant. De la même façon, ponctuellement, Monsieur et Madame R. invitent à dîner l’auxiliaire de puériculture qui s’occupe de leur enfant. Les mises au point du rendez-vous se font à l’abri des oreilles indiscrètes. La direction n’accepterait pas ce type de relations privilégiées et l’émergence d’affinités entre parents et professionnels. La discrétion s’impose si ces professionnelles veulent rester autonomes dans la gestion de leurs relations aux parents. Pour Monsieur et Madame R., la venue de l’auxiliaire à leur domicile symbolise l’établissement d’un lien entre la crèche et la famille. L’auxiliaire vient à la maison, les parents viennent à la crèche. Ce renversement montre à l’enfant qu’il ne vit pas dans deux lieux qui s’ignorent, mais qui, au contraire, se côtoient.

Comment analyser ces quelques exemples de situations relationnelles où la distance parents-professionnels se décline de façon différenciée ? La question du lien social est ici au cœur de la relation. Selon L. Zucker (1986), la confiance relationnelle est essentiellement privée et a comme source le don. Elle « émet des signaux positifs de coopération » et repose sur des échanges passés et attendus. Elle se construit à travers le temps, la fréquence des échanges, les routines, le quotidien des relations. Tandis que la confiance institutionnelle est publique. Elle provient d’un « ensemble de signaux émis : diplômes, association professionnelle, ordre, cadre contractuel ». La structure formelle garantit les échanges futurs. En contrepartie de cette forme de théorisation, nous pouvons supposer que confiance relationnelle et confiance institutionnelle s’interpénètrent. Le règlement intérieur, le contrat d’accueil, qui lient parents et institution, ne sauraient définir les échanges verbaux, les regards, les sourires, l’empathie… qui circulent. Plus encore, le contrat ne se suffit à lui-même : il suppose la confiance. La confiance est un préalable au contrat. Elle se joue dans les préliminaires et la première rencontre, se rejoue par la suite dans les interactions quotidiennes, s’immisce dans les échanges financiers (contre-dons ? – qui ne clôt pas la question de la dette). Le contrat ne peut tout définir : confiance, don, contre-don, etc., s’activent au travers du lien social, à l’écart du contrat. Le contrat ne dit pas tout : disponibilité, affection, etc. Du symbolique, du dit et du non-dit s’échangent. De l’attachement aussi, de la reconnaissance, parfois des confidences. On peut même considérer que la confiance est un don, qu’elle participe à l’économie du don, « donner sa confiance », « faire confiance », autant d’expressions récurrentes dans la bouche des parents. Confiance comme don « lubrifient » les relations sociales : « Le don cesse d’être un objet matériel pour devenir une sorte de message qui crée un lien social, unissant les échangeurs » (Bourdieu, 1994, pp. 27-28).

Le don est un concept riche, qui a fait l’objet d’élaboration théorique du côté de l’anthropologie, de la sociologie, de la psychanalyse. Dans Essai sur le don, M. Mauss analyse le don comme étant un échange au fondement de tout système relationnel et social des sociétés primitives. Pour rappel, le don, comme principe de fonctionnement social, repose sur trois obligations. Faire des dons est la première obligation. Le don est inscrit dans la norme des échanges sociaux. Le don n’est pas nécessairement un objet matériel, ce peut être un objet symbolique, telle la confiance. Accepter les dons est la deuxième obligation : « Refuser le don offert, c’est “refuser alliance et communion”, c’est “déclarer la guerre” au donateur, c’est l’insulte qui produit la rupture » (Mauss, 1999, p. 163). L’acceptation d’un don instaure une dette. D’où la troisième obligation : rendre les dons. C’est le contre-don qui, dans l’analyse de Mauss, doit être supérieur au don offert. Ne pas rendre c’est faire soumission au donateur, c’est être son débiteur : « Donner, c’est manifester sa supériorité, être plus, plus haut, magister ; accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit, choir plus bas (minister) » (Mauss, 1999, p. 270). Le contre-don peut être toujours d’une autre nature que le don. C’est à ces niveaux, acceptation des dons et des contre-dons, que transitent les échanges, les conseils éducatifs, la reconnaissance des compétences parentales et professionnelles, etc. Et l’identité est au cœur de l’acte de donner et de recevoir. Identité professionnelle, identité parentale ont toutes deux besoin d’être affirmées et mutuellement confortées, dans un processus de reconnaissance sociale. Si le professionnel maintient une relation asymétrique au don, le parent ne peut rendre ce qu’il reçoit. Car les positions de donateur et de donataire sont interchangeables. C’est là l’essentiel du fonctionnement par le don. Dans une définition strictement fonctionnelle du service rendu par une institution, les échanges sociaux se veulent maîtrisés. L’affect est mis à distance. Le professionnel garde une position de donateur. Cette forme de relation asymétrique contribue à produire les microconflits éducatifs, les rivalités de compétence et de rôle, la mise en jeu de l’identité.

Entre deux extrêmes, le sacrifice de sa professionnalité par une trop grande similitude ou proximité avec le parent – la fameuse absence de distance professionnelle – ou le maintien d’une asymétrie du lien – la sacro-sainte distance professionnelle – Fustier défend une position médiane, le don de « simple humanité ». Le professionnel se dévoile dans sa simple humanité, se défait des « oripeaux de sa professionnalité pour se montrer “tel que lui-même” » (Fustier, 2000). Ce propos de Fustier est à entendre, il me semble, comme une proposition à retirer le masque professionnel, pour s’engager dans une relation autrement authentique. « Le sujet est un hôte », nous dit Lévinas. La symétrie des relations n’étant pas à confondre avec une symétrie des places. Alors du « ça se passe bien », y aurait-il place pour de l’inattendu, fait de liens sociaux renouvelés.

Catherine Bouve

Références bibliographiques

Bourdieu, Pierre, Raisons pratiques, Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994.

Bouve, Catherine, Les crèches collectives : usagers et représentations sociales, Paris, L’Harmattan, 2001.

Fustier, Paul, Le lien d’accompagnement, Entre don et contrat salarial, Paris, Dunod, 2000.

Mauss, Marcel, « Essai sur le don » in Sociologie et anthropologie, PUF, 1999/1950, pp. 145-279.

Zucker, Lynne G., « Production of trust : institutional sources of economic structure : 1840-1920 », Research in Organization Behaviour, 8, 1986, pp. 53-111.

[1] Cet article s’appuie sur un travail de thèse en Sciences de l’Education, publié en partie (Bouve, 2001).

[2] Entretiens compréhensifs effectués auprès de 36 parents fréquentant des crèches collectives publiques de la région parisienne.

[3]« La directrice croirait qu’on fait du “gringue” aux pères », auxiliaire de puériculture, entretien informel.

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