L’enfant, le film et le magasin

Première partie: les dilemmes autour du choix des films

Si l’enfant était encore relativement « épargné » par les productions filmiques il y a quelques années en arrière, il est depuis lors devenu une cible très rentable pour les industries du divertissement, comme en témoignent la prolifération de films d’animation destinés à des enfants de plus en plus jeunes ou encore les nombreux logiciels qui concurrencent des jouets d’éveil diffusés sur les tablettes tactiles.

Aussi, il est devenu impossible d’envisager le monde de l’enfance sans ces éléments qui font désormais partie du quotidien familial et institutionnel. Pourtant, le phénomène est difficile à mesurer dans sa portée sur l’évolution de l’enfant et sa socialisation. De nombreux débats ont certes lieu autour de la question, mais ceux-ci touchent avant tout une question morale globale : on se demande surtout s’il faut ou non laisser les enfants accéder à cette technologie de manière systématique.

En ce qui concerne les établissements d’accueil, la tendance est plutôt dans le rejet, car on y voit volontiers une affaire privée qui concerne avant tout les parents. Bien entendu, ce rejet n’est pas spécifiquement propre aux institutions de l’enfance. On le retrouve à l’égard des films et des productions vidéoludiques à tous les niveaux de l’éducation scolaire. Et lorsque certains établissements laissent une place à ces productions, il s’agit bien souvent de moments récréatifs, c’est-à-dire pour donner une alternance avec des cours plus standards. Or, ceci montre bien que le monde de l’image animée est encore fortement associé à du pur divertissement et qu’il est donc logiquement réservé au temps extrascolaire.

D’une certaine manière, cette froideur peut se comprendre dans la mesure où ce qui est proposé et perçu provient majoritairement de grandes entreprises du divertissement qui cachent à peine leur volonté de faire avant tout de l’argent (on peut penser à Disney, Apple, etc.), ceci car elles possèdent de grands moyens publicitaires leur permettant de dominer la place publique et de faire massivement valoir leurs produits. Dès lors, le rejet dont il est question ici s’accompagne légitimement d’une crainte à l’égard d’un procédé commercial « envahissant » dont on redoute la portée abrutissante, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’enfants, c’est-à-dire d’individus pris dans un processus de socialisation primaire.

Pourtant, si cette crainte est en partie justifiée, elle n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes dont les effets peuvent être inverses à ce qui est initialement souhaité.

Premièrement, le rejet de ces productions s’accompagne bien souvent d’une tendance à amalgamer ces dernières en un « paquet-divertissant » qui occulte des productions différentes ne répondant pas aux mêmes politiques commerciales des grandes entreprises dont il a été question plus haut. En d’autres termes, par ce rejet, on « s’empêche » de considérer des créations alternatives, sans doute plus discrètes et qui peinent à faire leur place sur le marché. Deuxièmement, la stigmatisation causée par ce rejet peut avoir un retour d’effet néfaste, notamment sur les institutions, puisqu’elle contribue à séparer nettement, sur cette question, le rôle de la famille et celui des établissements pédagogiques. En effet, en repoussant, par exemple, les productions filmiques dans la sphère familiale, l’institution laisse aux seuls parents (ou aux personnes qui remplissent cette fonction) le soin d’éduquer l’enfant dans son rapport au média. Concrètement, cela se manifeste particulièrement en termes binaires d’interdiction-tolérance selon la sensibilité à la question globale de la technologie. Comme le montrent de nombreux témoignages de parents, la difficulté de choix est étroitement liée à des prérogatives sociales : il faut se placer vis-à-vis d’un phénomène culturel et se demander s’il faut priver son enfant d’un élément courant, au risque de créer un esseulement, ou au contraire « vivre avec son temps », même si celui-ci présente des difficultés foncières. Dans ce balancement, les familles ne reçoivent généralement que peu d’aide de l’extérieur et se voient parfois démunies face à l’énormité du choix à faire. La posture de défense est donc en partie compréhensible.

Comment et que choisir?

Pour ce qui est plus spécifiquement des films, on peut noter que la difficulté du positionnement dont il est question concerne la moralité des contenus généraux qui y sont véhiculés. Faute de temps et surtout d’outils d’analyse, on s’attache avant tout aux thèmes et aux valeurs présentes dans les films, sans comprendre comment ceux-ci sont fabriqués, ce qu’ils véhiculent comme idéologies et les modèles identitaires qu’ils construisent. On se contente, par exemple de vérifier si les films sont adéquats en termes d’âge pour être regardés par des enfants, et de créer des plages dans le quotidien de ceux-ci pour que ces produits soient consommés de manière contrôlée dans une perspective purement divertissante. On en est ainsi logiquement réduit à acheter des produits disponibles (re)connus et « prévus » à cet effet : ceux des grandes entreprises  ̶  Disney en tête  ̶  plus présents et accessibles que d’autres, en se basant sur une improbable association entre fréquence et mérite. On fait confiance à une visibilité des produits comme une garante de qualité, sans se douter des politiques de couverture massive du marché qui sont souvent inversement proportionnelles à la valeur éducative des objets vendus. De même, sur le plan temporel et historique, on peut remarquer que la nouveauté prime souvent sur la qualité : on a tendance à regarder des choses récentes, car on les juge, par défaut, plus en adéquation avec leur temps. En somme, on répond avant tout aux diktats d’une logique commerciale qui dirige la consommation vers des produits apparemment plus abordables, car adéquatement mis en valeur, au point que la vente elle-même devient un argument d’achat plus fort et plus fiable que la connaissance effective de ce qui est proposé (on pense aux encarts qui portent l’inscription « meilleure vente » savamment placés bien en vue dans les magasins).

Avec l’apogée d’internet, de nombreux forums ou blogs dédiés à la question du choix de films pour enfants ont fait leur apparition dans le but de combler ce déficit. Mais là aussi, même si ceux-ci offrent une alternative certaine aux discours publicitaires intéressés, ils restent majoritairement l’œuvre de particuliers qui pensent ces produits dans une perspective morale et souhaitent avant tout donner des conseils de parent à parent, sans, la plupart du temps, déconstruire les manières de fabriquer un récit. Ils se contentent de donner des indications sommaires sur des contenus susceptibles de heurter la sensibilité des plus jeunes.

En témoigne le site www.filmspourenfants.com, qui classe les films par âge, en propose un résumé, une description des « messages » qui y seraient véhiculés ainsi qu’une liste thématisée des séquences qui peuvent poser problème intitulée « moments difficiles ». Bien que la démarche reste somme toute louable, du moins légitime, puisqu’elle donne aux parents des critères lisibles qui facilitent le choix, les informations restent très subjectives (notamment en ce qui concerne les âges pour lesquels il n’y a pas de référence légale) et postulent une sorte de connivence parentale globale pour ce qui regarde les contenus moralement adéquats. En d’autres termes, ce type de site propose souvent une vision de ce qu’on peut montrer ou non aux enfants en fonction de critères implicites, non dits et donc considérés comme des vérités indiscutables. A ce titre, les rubriques qui parlent des contenus « difficiles » ne disent pas pourquoi on peut les juger comme tels et n’indiquent pas leur place (ou leur durée) dans le récit des films en question. On se contente de les relever et de les signaler en les décrivant succinctement. De ce fait, on laisse encore le soin aux parents de prendre la responsabilité de montrer un film qui comporte de tels moments. Or, quel parent souhaiterait montrer à son enfant un film dans lequel il y a des passages qui traitent de l’abandon ou de la mort ? Quel parent choisirait un film qui peut générer de la tristesse ou de la peur et créer  ̶  véritable facteur anxiogène  ̶  des cauchemars dont on ne peut mesurer la portée à long terme ? Faute d’analyses plus précises de ces « moments difficiles », on met les parents devant ce même choix binaire : montrer ou non ; tout en les responsabilisant en les plaçant devant des risques psychologiques qui n’aident au final pas à résoudre le dilemme culturel et moral posé par ces productions. Les avertissements lancés font des films des objets « à manier avec précaution » au même titre qu’un appareil susceptible de blesser les enfants.

Cette perspective fait alors également apparaître une série de préconçus problématiques. D’une part, le fait de stigmatiser des séquences comme difficiles sans considérer leur place et leur fonction au sein de la structure du récit annihile leur potentiel didactique. Tacitement, en les mentionnant sous cette étiquette, on induit que toute représentation de thèmes fâcheux comme la mort, la blessure physique ou l’abandon sont à la limite « tolérés » mais dénués de valeur utile et qu’on « préférerait » que les films n’en comportent point. D’autre part et surtout, en focalisant l’attention sur ces moments spécifiques, on implique que les potentiels effets indésirables que les films peuvent avoir sur un jeune public proviennent principalement de ces séquences problématiques. Comme si le reste, teinté positivement, était moins équivoque, plus neutre et donc sans « dégâts ».

En réalité, on se fie trop aux apparences, c’est-à-dire au récit et aux profils des personnages clés. Or, un film, comme un texte, ne peut être réduit à l’histoire qu’il raconte, et sa structure à une série de moments partagés selon un axe positif-négatif. Le film organise des moments selon des fonctions bien précises. Ainsi, une séquence qui parle de l’abandon, par exemple, n’aura pas la même portée si elle se trouve en fin de récit ou au milieu. Dans le premier cas, elle aura tendance à illustrer un discours plutôt pessimiste, tandis qu’en étant au milieu, c’est-à-dire comme un nœud à résoudre, elle pourra illustrer l’idée que l’abandon constitue une épreuve difficile mais surmontable (si par exemple le récit présente une résolution positive de ce que le thème peut engendrer, comme c’est très souvent le cas dans les films pour enfants). Il n’y a donc pas de « moment difficile » dans l’absolu, indépendamment de la place qui lui est accordée dans un récit.

A l’inverse, ce qui, au niveau du récit, peut paraître de prime abord positif et fertile peut s’avérer très problématique à un niveau plus profond, c’est-à-dire dans des passages qui n’ont pas forcément d’importance au niveau de l’intrigue mais dans lesquels on présente tout de même un certain nombre d’éléments qui donnent à voir comment le film construit des modèles d’individus ou de groupes sociaux. Même s’il s’agit de films d’animation, donc à portée « non réaliste », les récits mettent en scène des entités qui nous ressemblent et auxquelles on est invité à s’identifier pour bien « entrer » dans le monde qui nous est proposé. Les personnages sont toujours, en un sens, des miroirs de nous-mêmes. Mais ces miroirs sont plutôt déformés et surtout déformants, puisque de par leurs identités, leurs comportements, les rapports qu’ils entretiennent entre eux et leurs fonctions au sein de l’histoire racontée, ces personnages nous montrent des modèles, c’est-à-dire des manières d’être qu’on nous invite à suivre ou au contraire à rejeter. En d’autres termes, au-delà du simple récit narré, les films donnent à voir, par les personnages notamment, des idéaux, des postures et des opinions et donc des discours sur le monde. C’est là le propre de toute œuvre d’art. Or, au vu de l’enjeu spécifique aux films pour enfants  ̶  contribuer à la socialisation de ceux-ci  ̶  ces discours sont logiquement présents et centraux, ne serait-ce que pour trouver grâce auprès de parents réticents à l’idée de faire voir des films purement divertissants et donc « inutiles ». Les discours sont donc là pour légitimer la fonction éducative du film. Qu’en est-il alors de ces discours ? Sont-ils visibles et compréhensibles par des enfants ?

Là se situe le problème fondamental : les enfants, à n’en point douter, perçoivent ce niveau « plus profond » où se situe le siège de ces discours, pour la simple raison que ceux-ci ne sont pas cachés ou cryptés de manière subliminale. Tout est là, sur l’écran. En revanche, les enfants  ̶  surtout les plus jeunes  ̶  ne sont vraisemblablement pas capables de comprendre que les films formulent des discours en tant que tels. Autrement dit, ils n’ont pas forcément conscience que ce qui est perçu est un discours, une manière subjective de voir les choses parmi d’autres et non une vérité absolue.

Pour l’adulte déjà, il a été montré que l’expérience filmique s’apparente à une « immersion » (certains analystes parlent même de « plongée ») dans un monde fictionnel. Il s’agit d’un phénomène caractérisé par un de ces analystes du film, Christian Metz, comme un « contrat fictionnel »[1] qui implique qu’en tant que spectateur/trice, on sait qu’on se trouve devant une fiction, mais on « fait comme si » le monde était réel. C’est ce qui fait qu’on ne perçoit pas, au moment du visionnement, les mouvements de caméra ou tout autre trait esthétique (fondu au noir, champ/contre-champ, etc.) et qu’on ne se dit pas, devant un film ancré dans une époque médiévale par exemple, qu’une caméra n’a rien à faire dans un tel cadre. C’est aussi pour favoriser cette convention que les acteurs et les actrices ne regardent jamais la caméra et font « comme si » elle n’était pas là. On cherche à faire disparaître le film en tant que film au profit de son contenu, c’est-à-dire le monde créé. Dès lors, ce qui est valable sur le plan du film global l’est donc également sur le plan des discours qui y sont véhiculés. Généralement, dans un cinéma de type hollywoodien (très narratif et très immersif), les discours se veulent aussi transparents que la mise en scène. Il est donc difficile, même pour un adulte, d’être à la fois plongé dans une histoire (souvent palpitante) et à la fois conscient que le film véhicule des discours en tant que tels.

Ce qui est difficile pour les adultes, l’est à plus forte raison chez l’enfant qui ne possède pas l’expérience filmique nécessaire à bien distinguer les deux mondes. On peut notamment le constater lorsque des enfants « parlent » au film qu’ils regardent et manifestent une intention d’interagir (comme vouloir faire partir le méchant ou avertir un gentil personnage d’un danger imminent). L’immersion fonctionne alors à un degré supérieur et remplace le contrat fictionnel : l’enfant ne se dit pas, pendant l’expérience de visionnement, que tout ce qu’il voit a été fabriqué, dessiné et monté. Il ne fait pas « comme si » mais en un sens croit à ce qu’il voit et accepte plus l’illusion que l’adulte. D’où les potentielles réminiscences d’une expérience filmique plus fâcheuses sur ses émotions que sur celles de l’adulte qui est, lui, plus à même de les maîtriser. Mais cela ne veut pas dire que l’enfant ne perçoit pas le contenu de ces discours, c’est-à-dire les modèles et les images de la société que le film véhicule. Et rien n’indique qu’il est incapable de les intégrer, bien au contraire. Et ceci, d’autant plus face à des films qui prennent soin de déguiser ces discours en vérités par déviation de l’attention sur des choses apparentes et apparemment plaisantes dans lesquelles on est profondément plongé·e.

A ce titre, la production des studios Disney constitue un cas particulièrement éloquent pour cette question dans la mesure où elle fabrique des films très immersifs et narrativement bien ficelés qui connaissent un succès retentissant auprès des familles du fait de leur apparente moralité positive. Mais en y regardant de plus près, il apparaît que ces films ne sont en réalité pas toujours ce qu’ils prétendent être et versent facilement dans des discours qui contredisent un air de sainteté.

Les « moments difficiles » ne sont alors pas forcément ceux que l’on croit.

Disney ou la logique commerciale des valeurs « atemporelles »

Comme on l’a dit, Disney fait partie des entreprises qui dominent largement le marché. Autrefois concentrée sur les productions destinées aux enfants, elle est à présent un des plus grands studios de Hollywood et possède la quasi-totalité des maisons de production qui y sont basées. En ce qui concerne le domaine de l’enfance, sa production a considérablement augmenté depuis les années 1990, et à la suite de pratiques instaurées par un certain type de cinéma et par les fictions télévisuelles, celle-ci entre dans une logique sérielle inédite. En témoignent l’apparition de nombreux sequels de films à succès dont Le roi lion 2 et 3, Mulan 2, Bambi 2 (sorti 64 ans après le premier qui date de 1942) ou Le retour de Jaffar. Ces années voient aussi l’explosion des « univers parallèles » (ou étendus), qui font déborder les films sur d’autres médias comme le livre, la bande dessinée ou les jeux vidéos. Enfin, Disney a massivement développé, en collaboration avec d’autres industries du divertissement, une pratique qui n’existait que timidement depuis ses débuts : le merchandising, c’est-à-dire la fabrication de produits dérivés de ses films (jouets, parcs d’attraction, T-shirts, etc.).

De ce fait, sa politique commerciale s’est progressivement tournée vers la pérennisation des produits dans le but de les réactualiser et de les réexploiter incessamment. Il s’agit là d’un phénomène qui, à l’instar de La guerre des étoiles  ̶  fréquemment ressorti, remanié et massivement versé dans la fabrication de produits dérivés  ̶  contribue à familiariser les clients avec un « monde » et des personnages qui « sortent » des films, traversent les époques et donc s’universalisent.

Ce procédé se retrouve bien évidemment sur le plan du contenu de ces films qui cherchent à véhiculer ce qu’on peut nommer des « valeurs sûres », c’est-à-dire des valeurs reconnues et récurrentes, apparemment « atemporelles ». En ceci, les films font mine de ne donner que ce qui est attendu et Disney se targue, par ce fait, de satisfaire une demande universelle. Le succès commercial de ces films valide alors cette approche, ce qui, aux yeux des consommateurs/trices, constitue au final une sorte de garant de qualité et d’éthique enfantine. On est « assuré·e » que les films cherchent à épanouir les enfants tout en les préservant de sujets délicats et immoraux (pas de sexualité, pas de vulgarité et pas d’abus sur les enfants, ou alors de manière très allégorique).

Ces valeurs, a priori, sont donc plutôt « saines » et cadrent globalement avec une ligne morale héritée d’une culture judéo-chrétienne. De fait, elles concernent avant tout des codes de conduite individuelle (courage, intégrité, persévérance, etc.) et communautaires (entraide, respect des lois, des commandements et des institutions familiales et/ou religieuses, etc.). C’est sans doute ce qui explique que les productions Disney sont généralement bien cotées et recommandées par les sites dédiés aux films d’enfants.

En réalité toutefois, la chose n’est pas aussi simple.

D’une part, tel un serpent qui se mord la queue, ces productions elles-mêmes contribuent à rendre les valeurs qu’elles véhiculent atemporelles et récurrentes. Et ceci n’a rien d’accidentel ou de hasardeux, il s’agit là d’une stratégie d’entreprise consciente et logique : la persistance du même permet de familiariser et donc de fidéliser une clientèle, surtout lorsqu’il s’agit, comme ici, de fonctionner sur de l’intergénérationnel (le cas des deux opus de Bambi ou la ressortie de Fantasia X années après l’original le montrent). En outre, fait non négligeable, cette pérennité ajoute une crédibilité et une validité considérable à l’endroit de ces valeurs : le fait qu’elles soient si récurrentes constituent comme une preuve de leur « justesse » et leur donne une dimension naturelle. Mais là encore, il s’agit avant tout d’une logique commerciale fabriquée à grand renfort d’ingrédients éprouvés (l’utilisation, par exemple, de personnages stéréotypés peu singularisés, donc plus favorables à la réactualisation de valeurs générales).

D’autre part, en y regardant de plus près, on remarque que les films ne se contentent généralement pas de ces dimensions qui, pour être sans doute les plus visibles, c’est-à-dire celles qui sont prônées par le déroulement du récit, ne sont pas pour autant les seules. Le film, comme on l’a dit, comporte un certain nombre de discours. Or, ces discours se présentent généralement sous la forme d’idées qui semblent « annexes », discrètes et disséminées dans le film, notamment dans des séquences qui ne sont pas forcément primordiales pour l’intrigue. Bien au contraire, dans les séquences primordiales soigneusement mises en évidence, on a généralement des motifs très généraux et « universels » comme l’amitié, l’amour ou  ̶  thème très fréquent  ̶  l’insouciance (ou du moins une certaine « légèreté d’être »). Ce sont d’ailleurs ceux-ci qui seront assurément et principalement perçus par les enfants et qui donc contribuent à décider les parents à montrer sans inquiétudes le film à des enfants. C’est pourquoi on trouve beaucoup de scènes chantées chez Disney : les paroles du chant surlignent généralement un de ces motifs présents dans l’intrigue pour le rendre accessible, et la musique renforce l’immersion créée par le film ainsi que l’identification aux personnages (dans Le roi lion, l’adage swahili Hakuna Matata, prônant l’insouciance, bénéficie largement de ce traitement).

Dans les séquences apparemment moins primordiales, on trouve plusieurs fonctions, mais surtout une principale : la mise en place d’un monde. Concrètement, ce sont donc des moments qui vont nous permettre de saisir les liens entre les personnages et de comprendre la configuration, l’historicité (les liens entre passé et présent) et le fonctionnement global de ce monde qui nous est proposé.

Chez Disney, l’adaptation systématique de contes tirés des répertoires d’Andersen ou de Perrault (best-sellers de la littérature enfantine) n’est pas anodine : sous couvert de reconduite d’une culture séculaire partagée et connue, on réactualise des cadres mondains qui concernent avant tout une certaine époque et un certain contexte politico-social. L’universalisation de ces histoires n’empêche alors pas de noter la présence de traits moraux qui touchent plusieurs dimensions culturelles, dont celle par exemple des identités et des rapports hommes-femmes. Le fait que la méchante soit systématiquement une femme âgée et non mariée donne avant tout à voir une représentation type des veuves ou des femmes célibataires au XVII: la menace d’un équilibre social chrétien. De même, la séparation nette entre la fonction du héros masculin et celle du personnage féminin central (généralement une princesse qui attend d’être sauvée par le héros) constitue un indice historique de la vision des rôles que se faisait une certaine époque. Il s’agit donc de traits idéologiques attachés à un contexte historique particulier. Or, en les réactualisant, Disney ne se contente pas de puiser dans un répertoire convenu et commode, elle reconduit des représentations qui apportent forcément une certaine caution à des modèles identitaires et, par là même, affiche un certain conservatisme. La chose est d’autant plus notoire qu’il ne s’agit pas de quelques cas isolés, mais d’une véritable politique de production qui dure depuis plus de 50 ans, comme en témoigne encore la très récente adaptation de Raiponce d’Anderson, en 2012.

On peut toujours se défendre des contenus moraux qu’un film adapté d’une œuvre littéraire se contente de transmettre par respect vis-à-vis de celle-ci (et les productions hollywoodiennes ne se privent pas de le faire), mais on peut difficilement se défendre du fait d’adapter des œuvres avec des contenus moraux particulièrement figés et manichéens. Et encore moins du fait de maintenir la présence de discours issus d’un autre âge.

Au-delà des « moments difficiles » ostensibles, il y a donc ces cadres, ces sortes d’arrière-fonds dans lesquels d’autres éléments que ceux de l’aventure narrée se jouent. Des éléments qui peuvent passer inaperçus, car noyés dans le flot d’images dynamiques ou dans le ton léger qui ressort d’un film, mais qui sont bels et bien présents et que les enfants perçoivent à coup sûr. Pour les parents, le choix d’un film devient (reste) alors mal aisé.

En guise d’exemple pour illustrer ces aspects, on proposera, dans le prochain numéro, une analyse des différents discours qu’on trouve dans Toy Story réalisé par les studios Disney en 1995.

Jean-Marie Cherubini

[1] Metz, Christian, Le Signifiant imaginaire, Christian Bourgeois, Paris, 1977, p. 104.

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