Des corps et des jeux: réflexion autour de l’incorporation du genre

L’éducation suppose inévitablement un travail sur les corps. En effet, corps et langage sont, à la fois, des instruments et des contenus de la socialisation (Lahire, 2001) et, plus particulièrement, de l’éducation. Dans ce sens, le travail éducatif des professionnel·le·s de l’enfance comprend des actes physiques et verbaux contribuant à modeler les corps, que ce soit à travers les soins, les activités ou encore la régulation des comportements.

Cette action sur les corps n’est pas neutre du point de vue du genre et souligne un ensemble de savoirs implicites, de normes et de valeurs relatives aux catégories de sexe dont la force prescriptrice réside dans la répétition (Cresson, 2010 ; Dafflon Novelle, 2006). Néanmoins, les enfants ne sont pas que les réceptacles passifs d’injonctions sociales et éducatives, elles et ils participent activement à l’appropriation de savoirs, de normes, de techniques et d’usages relatifs au corps et, participent ainsi à la construction de leur identité sexuée (Rouyer, 2007).

Partant du postulat que le corps est le locus initial de la subjectivité (Merleau-Ponty, 1945) et donc le berceau d’une conscience de soi éprouvée dans l’expérience et la perception, il s’agira ici de s’interroger sur ce que les usages des corps peuvent révéler en termes d’occupation de l’espace institutionnel, d’accès aux ressources et d’apprentissages. Dans cette perspective, les techniques du corps que les enfants mettent en jeu révèlent un « apprentissage par corps » (Faure, 2002) contribuant à définir des positions sociales et une hiérarchie dans le cadre des groupes d’enfants. Browne (2004) souligne, par exemple, que les jeux de super-héros[1] supposent une motricité large, des déplacements importants et une mise en scène de la force et du pouvoir favorisant une occupation étendue du territoire institutionnel. Ainsi, la mobilisation des corps – que ces jeux particuliers suscitent – serait une démonstration de « force » rendant compte du statut des garçons et de leur légitimité à occuper une position dominante (Browne, 2004). Autrement dit, la question du corps et de ses usages n’est pas dépourvue d’enjeux en regard de la construction de soi – comme filles ou garçons – et de l’accès aux ressources institutionnelles.

L’espace institutionnel : un espace construit

Au-delà des limites et des potentialités de l’espace physique, le territoire institutionnel est toujours aussi un espace construit (Heinz, 1994), soit un univers habité par des actes et des relations. A la fois sensible et doué de sens, cet espace produit des significations par lesquels le groupe se signifie et signifie aux enfants les valeurs identitaires qu’il transmet. En d’autres termes, l’espace et ses significations sont produites et produisent un univers culturel partagé tissé de normes et de valeurs. Ce constat souligne le fait que l’espace et son aménagement ne sont jamais que physiques, mais sont signifiés par la fonctionnalité des lieux, les objectifs pédagogiques (conscients ou non), le matériel ainsi que par les relations et les usages qui l’habitent. Dès lors, le découpage de l’espace institutionnel en territoires de jeu est non seulement le résultat d’une réflexion pédagogique, mais fait également l’objet d’une appropriation spécifique par le groupe d’utilisateurs et d’utilisatrices. Sous cet aspect, l’aménagement de l’espace, tout à la fois, encourage et limite les expériences et les apprentissages corporels. Ainsi, si les coins de jeu symbolique sont des univers de sens favorisant la reproduction de scènes de la vie quotidienne, des apprentissages cognitifs et affectifs, ces espaces sont généralement moins propices à l’expérimentation de la motricité large. Mais, ils sont également l’objet d’une appropriation par les enfants qui y développent des habitudes collectives de jeu. Ces habitudes favorisent les activités en commun mais sont, parfois aussi, des freins à l’exploration d’autres alternatives (Lopez, 2007).

Outre, une réflexion sur le cadre offert aux enfants, la notion d’espace construit, en orientant le regard sur les usages des territoires et les habitudes de jeu, met en évidence l’appropriation de savoirs et de normes contribuant à la formation d’habitus sexués (Bourdieu, 1998). Ces habitus – qui sont des manières d’être au monde, de le voir et de le percevoir – génèrent un sens pratique qui, lui, permet aux enfants de se situer dans leur environnement en évaluant le champ des possibles de façon « intuitive ». Autrement dit, l’expérience vécue de l’espace construit participe de la socialisation dans la mesure où elle implique « une manière d’apprendre et de comprendre avec le corps […] » (Faure, 2002).

La force des habitudes

Si la division de l’espace en coins est une constante dans les institutions de la petite enfance, c’est qu’elle permet de gérer le collectif d’enfants et de proposer un ensemble d’apprentissages cognitifs, affectifs et moteurs à toutes et à tous. Cette « égalité » d’accès à l’ensemble des coins[2] se trouve, néanmoins, limitée par les habitudes de jeu. Les pratiques ludiques tendent à installer des frontières invisibles empêchant, de fait, un accès « universel » aux différents coins. Les usages des coins « garage » et « cuisine » dans les institutions où les observations ont été réalisées[3] montrent, en effet, une occupation différenciée des territoires de jeu. Si les garçons fréquentent et se déploient sur l’ensemble des espaces, y compris les coins « maison », les filles sont, elles, peu présentes dans les coins « transports et construction ». De plus, les activités des filles se caractérisent par une préférence pour les jeux de fiction, des déplacements plus limités et une expérimentation moindre de la motricité large. De ce fait, leur appropriation de l’espace institutionnel est plus circonscrite tant du point de vue physique que sonore.

Sachant que les enfants développent une expertise et des univers ludiques fortement annexés à leur appartenance à une catégorie de sexe (Brougère, 1999 ; Le Maner-Idrissi, Renault, 2006), on peut s’interroger sur la manière dont les enfants s’approprient l’espace institutionnel et sur ce que cette appropriation révèle en termes d’incorporation du genre[4].

L’exemple du coin « maison »

Les usages que les enfants font des coins « maison » ou « cuisine » varient d’un groupe à l’autre, bien que des constantes puissent être relevées et ceci malgré la diversité des aménagements. En effet, et conformément à ce qui est attendu, les enfants y produisent souvent des jeux de fiction centrés sur la reproduction de scènes de la vie quotidienne, tels les repas, les moments de coucher, les relations entre parents et enfants. La variabilité des scénarii est largement tributaire du matériel mis à disposition. Ainsi, les activités ludiques des enfants s’inspirent fortement de la symbolique de l’espace, qui leur permet d’identifier la fonctionnalité du coin et plus largement d’y développer des fictions le plus souvent en lien avec des jeux d’imitation du maternage. Si ces espaces sont fréquentés par les deux sexes, ils donnent à voir des usages différenciés du matériel et de l’espace. D’une manière générale, les filles sont plus fidèles à la symbolique du coin et reproduisent des scènes relatives à la vie de famille et aux soins aux bébés. Elles démontrent d’une réelle expertise en la matière et créent des scénarii plus élaborés. La participation des garçons au jeu commun est régulière et modifie peu, voire pas, les habitudes de jeu des filles. Bien que les garçons soient compétents en la matière, ils ne produisent que rarement des fictions reproduisant des scènes de maternage entre eux. Ainsi, le jeu de la poupée, dans le cadre d’un collectif, est un jeu de filles ou un jeu mixte, mais pas un jeu de garçons.

Or, on constate également que ces jeux suscitent une expérimentation limitée de la motricité large et s’inscrivent souvent dans un espace circonscrit. Les déplacements sont de petite envergure – d’un meuble à un autre, de la chaise au lit de poupée – ou signalent un changement fictif de lieu (aller chez la grand-mère, au parc, faire un pique-nique, etc.). Du point de vue des apprentissages, ils développent les capacités langagières et symboliques (verbalisation, imitation différée), favorisent les échanges et la production de scénarii communs (transmission de savoirs, catégorisation) et privilégient une expérience corporelle axée sur une proximité physique, une installation dans un espace restreint et une manipulation d’objets ou d’individus en fonction du scénario (maîtrise des gestes, motricité fine). Ici, pas de courses, de sauts ou encore de chutes délibérées. Le déploiement de soi dans l’espace est limité dans la mesure où la mobilisation corporelle vise la réalisation de gestes de soins (porter, nourrir, laver, coucher) dans un espace identifié comme une maison. Si ces habitudes de jeu sont constitutives d’une culture ludique féminine, elles témoignent aussi d’un rapport à l’espace où « l’être au monde » est médiatisé par la fiction et l’élaboration symbolique qu’elle suppose.

Princesse ou chevalier : est-ce égal ?

Les jeux de rôle représentent une partie importante des jeux symboliques tels qu’ils se donnent à voir dans le coin « maison »[5]. Les jeux de « papa-maman » y sont, en effet, récurrents. Ils sont l’occasion d’incarner, de se répartir des rôles et d’indiquer un statut social (papa, maman, bébé, chien, chat, etc.). Outre, ces jeux traditionnels, la présence de déguisements – en plus du matériel habituel (dînette, lits, poupées, cuisine) – ouvre des alternatives de jeu et de rôle. Ceci dit, les princesses ne sont pas des princes et les chevaliers ne sont pas des chevalières[6]. Au-delà du caractère parfois stéréotypé des rôles investis, ce sont les conséquences que ces derniers ont sur l’engagement corporel qui peut surprendre. En effet, les princesses sont des personnages féminins qui, bien qu’elles représentent une figure de « grande fille », sont dépourvues généralement de pouvoir. Les chevaliers, quant à eux, bénéficient d’une image héroïque et masculine où la force et la lutte sont centrales. Ces figures ont ainsi des conséquences sur la mise en scène et l’incarnation des rôles excluant d’emblée l’autre sexe.

Si le jeu des princesses engendre des déplacements, ces derniers restent liés à un changement de lieu fictif (avec ou sans chaussures à talons). Il est souvent aussi ancré dans la reproduction de rôles familiaux (être la fille de, la sœur de…). Le jeu des chevaliers, quant à lui, suppose une démonstration de force et un large usage du territoire institutionnel, sans quoi, il est sans intérêt. Etre un chevalier, c’est se confronter aux autres et galoper avec son épée au vent, entre autres.

Si ces deux activités trouvent leur origine dans le coin « maison » et dans les accessoires qui s’y trouvent, le jeu des chevaliers déborde largement des frontières du coin ; alors que celui des princesses s’y inscrit pleinement. Du point de vue de l’expérience corporelle, être une princesse relève surtout de la présentation de soi et de l’esthétique (robe, talons, bijoux) et génère des mouvements contrôlés. Etre un chevalier, outre une panoplie (cape, cheval, épée) demande de savoir chevaucher et galoper, de menacer fictivement les autres (y compris celles et ceux qui n’y jouent pas), de montrer sa puissance en sautant, courant, criant. Ces deux jeux symboliques, par les rôles qu’ils mettent en scène et par les thèmes qu’ils développent, engendrent un rapport au corps et à l’espace très différencié entre les filles et les garçons. Bien que la vie des enfants ne se résument pas à ces expériences ludiques, se pose néanmoins la question de l’« apprendre par corps » et, par conséquent, de l’intériorisation d’une position sociale et/ou du champ des possibles en tant que filles ou garçons.

Quand jouer, c’est aussi incorporer…

Les habitudes de jeu des enfants génèrent des cultures ludiques, soit un ensemble de savoirs, de techniques, de normes et de valeurs partagés. Ces cultures ludiques, loin de n’être que des apprentissages cognitifs et symboliques, mettent en évidence une manière d’être au monde, de percevoir et de comprendre son environnement, engageant le corps. Or, les expériences corporelles suscitées par les jeux et, par conséquent, selon Merleau-Ponty (1945), la conscience de soi que développent les enfants, semble fort différente selon le sexe. S’il ne s’agit pas ici de généraliser les exemples issus des observations récoltées, il n’en reste pas moins que les habitudes et les pratiques ne sont ni neutres, ni anodines. Si l’observation est un outil remarquable pour mettre à jour ce qui paraît usuel et évident, alors elle peut être convoquée pour questionner les habitudes et éviter que des expériences – somme toute intéressantes du point de vue des apprentissages effectués – induisent, à force de répétition, l’intériorisation d’une position sociale facilitant versus limitant l’accès aux ressources et aux territoires institutionnels.

Références bibliographiques

Bourdieu, Pierre (1998). La domination masculine. Paris : Seuil.

Brougère, Gilles (1999). « Les expériences ludiques des filles et des garçons ». In Yannick Lemel & Bernard Roudet (dir.), Filles et garçons jusqu’à l’adolescence. Socialisations différentielles. Paris : L’Harmattan.

Browne, Naima (2004). Gender equity in the early years. Maidenhead : Open University Press.

Cresson, Geneviève (2010). « Indicible mais omniprésent : le genre dans les lieux d’accueil de la petite enfance ». Cahiers du Genre, 49, 15-33.

Dafflon Novelle, Anne (2006). Filles-garçons. Socialisation différenciée ? Grenoble : PUG.

Daillot, Jean-Jacques ; Epstein, Jean (2000). « L’aménagement de l’espace, expression du projet pédagogique ». Métiers de la petite enfance, 59, 19-21.

Equey, Laurence, Métroz, Edith (2006). L’enfant et l’espace : l’influence de l’espace construit sur les activités ludiques d’enfants de 4 ans. Lausanne : EESP.

Faure, Sylvia (2002). « Les cadres sociaux de l’incorporation ». Passant, 42. Récupéré de www.passant-ordinaire.com/revue/print.asp?id=504

Garraux, Myriam (2004). Le jeu de la poupée : une étude comparative entre filles et garçons âgés de deux à trois ans. Lausanne : EESP

Golay, Dominique (2006). « Et si on jouait à la poupée… Observations dans une crèche genevoise ». In Anne Dafflon Novelle (dir.), Filles-garçons. Socialisation différenciée ? (pp. 85-102). Grenoble : PUG.

Golay, Dominique (2007). « Le « jeu libre » en crèche : une expression des rapports sociaux de sexe ? » In Nathalie Coulon & Geneviève Cresson (dir.), La petite enfance : entre familles et crèches, entre sexe et genre (pp. 25-41). Paris : L’Harmattan.

Golay, Dominique (2008). « Filles et garçons face aux territoires de jeu de la petite enfance ». In Gilles Ferréol & Gilles Vieille-Marchiset (dir.), Loisirs, sports et sociétés : regards croisés (pp. 151-165). Besançon : Presses Universitaires de Franche-Comté.

Heinz, Didier (1994). Les temps de l’enfance et leurs espaces : les nouveaux lieux d’accueil de la petite enfance. Paris : Navir.

Lahire, Bernard (2001). L’homme pluriel. Paris : Armand Colin.

Le Maner-Idrissi, Gaïd, Renault, Laëtitia (2006). « Développement du « schéma de genre » : une asymétrie entre filles et garçons ? » Enfance, 58 (3), 251-265.

Lopez, David (2007). L’usage d’objets déterminés et non déterminés par les enfants de 3 à 4 ans dans un espace de jeu symbolique. Lausanne : EESP.

Merleau-Ponty, Maurice (1945). Phénoménologie de la perception. Paris : Gallimard.

Rouyer, Véronique (2007). La construction de l’identité sexuée. Paris : Armand Colin.

[1] Les jeux de Batman, Superman, de chevaliers, entre autres, relèvent de cette catégorie.

[2] Les coins sont ici considérés comme des territoires de jeu identifiés et identifiables (Golay, 2008).

[3] Il s’agit de quatre lieux d’accueil de Suisse romande, dont trois dans deux villes et un en région périphérique. Les aménagements intérieurs dépendent de la surface disponible, néanmoins tous se caractérisent par une répartition de l’espace en coins, dont un coin « maison » (cuisine, poupées), un coin « transports et construction » (garage, voitures, train, outils, Legos, kapla). Les observations ont porté sur les activités ludiques d’enfants âgés entre 2 et 4 ans (Garraux, 2004 ; Equey & Métroz, 2006 ; Golay, 2006, 2007).

[4] Le genre est ici compris à la fois comme une construction sociale des sexes et comme un rapport de domination, soit l’intériorisation d’une position sociale.

[5] Parfois appelé coin « poupées » ou encore coin « cuisine » selon les lieux.

[6] Bien que les enfants puissent incarner des rôles généralement attribués à l’autre sexe (un garçon peut être une maman et une fille un papa selon les besoins de la fiction), la princesse et le chevalier sont des figures stéréotypées se référant à l’un ou à l’autre sexe.

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