Des médailles, des diplômes et autres brimborions filipendules

Celles et ceux qui ont quelques kilomètres au compteur le savent bien : dans le monde, les incapables*[1] bardés de diplômes sont légion. Dans la salle d’attente de l’oculiste, qui aime être traité d’ophtalmologue, vous regardez avec une vaine attention ces papiers dorés qui certifient que l’homme de l’art a réussi ses examens (je n’ai pas osé écrire la femme de l’art).

Quand il* regarde au fond de votre œil avec ses instruments obscurs, vous espérez qu’il n’a pas courbé la moitié de ses cours ; et votre attention redouble, quand vous tentez de mesurer l’intelligence de ses gestes et de ses propos. Ce sera cette expérience, plus ou moins heureuse, plus ou moins douloureuse, qui fondera votre jugement, d’une manière infiniment plus fine que les dorures des facultés de médecine.

Ces papiers qui donnent licence de soigner, de punir, de sévir ou d’éduquer, sont insuffisants à légitimer le pouvoir d’un humain au travail, il faut y ajouter des épreuves de réalité.

Le réel traîne son cortège de subjectivités avec lesquelles nous devons composer. L’homme et la femme de métier font souvent du bon travail, mais parfois c’est foireux et ils/elles doivent en rendre compte, réparer le réparable et s’excuser. Les professions dites libérales ont souvent la maîtrise des armes, de bons avocats et de solides amitiés politiques ; ces instruments de domination et de perpétuation des privilèges servent souvent à éviter les vraies réparations et bétonnent le mépris de classe. Cela aurait mérité un article…

Quand on pense en langue française, il est impossible d’envisager un bon professionnel qui ne serait pas du métier ou qui n’aurait pas du métier. Les mots métier-profession forment un doublet sémantique. En anglais, c’est un peu différent.

Howard S. Becker[2] écrit : « Le fait pour une activité d’obtenir le label de “profession” procure plusieurs avantages. Les professionnels gagnent plus que les travailleurs “ordinaires”. Une profession est davantage respectée et estimée qu’une occupation quelconque. Plus important encore, dans les cas purs, un professionnel jouit d’un degré considérable d’autonomie dans l’exécution de son travail. De nombreux groupes tentent donc de conquérir ce label. (…) A la base de ce type de discussion se cache un critère que la plupart des gens (peut-être pas ouvertement) considèrent comme irréductible : tout membre bien socialisé de notre société contemporaine sait qu’une profession est un type de travail organisé comme celui des médecins et des avocats. (…) la caractéristique clé, celle qui est au cœur de la prétention à être une profession, est, comme je l’ai déjà dit, l’autonomie. Les membres d’une profession ont réussi à se faire reconnaître comme les seuls dont les connaissances et l’expérience permettent de décider ce qu’il faut faire dans une situation donnée, et de juger, en fin de compte, si ce qui a été fait a été bien fait. L’autonomie est l’enjeu principal de toute discussion concernant le professionnalisme. Les critères avancés pour définir les professions sont donc plutôt des arguments destinés à justifier la prétention à l’autonomie. »

Dans les parlements cantonaux de Suisse romande, il est fréquent d’entendre des députés, qui n’ont jamais changé d’enfants de leur vie, décider des qualifications nécessaires à l’exercice du métier d’éducatrice* ou du nombre de bébés que l’on peut empiler dans une nurserie. Tout cela en chantant les nécessités économiques sur un air de fatalité dans le tempo des lendemains qui déchantent. Que le commun des mortels ait une opinion sur l’éducation, soit ! Mais que les décideurs politiques, majoritairement mâles et sans pratique éducative sérieuse, aient l’incroyable prétention de trancher sur le travail des éducatrices* de la petite enfance, cela défie l’entendement. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce que Becker appelle l’autonomie est absolument nié par la majorité des faiseurs* de lois.

Becker, parlant des laborantines, des médecins et des infirmières, continue : « Or chacun de ces groupes a ses propres intérêts, désirs et revendications, dont certains seront contraires aux intérêts des médecins. C’est la raison pour laquelle je prétends que la question du professionnalisme rejoint la question de la politique des organisations. Puisqu’il s’agit de questions politiques, qui concernent la distribution et l’exercice du pouvoir. Le statut de professionnel est toujours soit en devenir, au centre d’un conflit avec d’autres, soit le résultat d’un conflit ayant trouvé une solution provisoire. »

Conflit, pouvoir et politique, trois mots dont les éducatrices* ont bien de la peine à prendre la mesure.

Revenons à la formation. C’est sans doute de la faute à Foucault si l’on dit que le pouvoir c’est du savoir en action, tandis que le savoir c’est du pouvoir potentiel. Si les métiers de la prime enfance ont si peu de pouvoir, si peu d’autonomie, si peu de reconnaissance, c’est qu’ils sont incapables de faire valoir les savoirs nécessaires à l’exercice d’un bon, d’un vrai boulot. Ce n’est pas que les enfants comptent pour beurre dans notre monde. Au contraire : les enfants rois sont sans doute un effet de manches, les rengaines sur les droits des enfants oublient assez systématiquement de mentionner que le droit réel est relatif aux rapports de domination sociale et que c’est presque toujours un droit du plus fort ou du vainqueur, mais les enfants nous sont indéniablement précieux. Parfois, le droit des faibles est effectif sous l’effet des luttes. Tiens, encore un mot qui a de la peine à s’enraciner dans la rhétorique des éducatrices.

Nous avons cherché des auteures pour dire combien les débuts de professionnalisation que le métier a connus, sont en péril. Par fatigue et épuisement des professionnelles*, par gain de paix des carriéristes, par lassitude des anciennes combattantes… Pourtant, quelques-unes sont claires sur les manques qui déprécient gravement le travail quotidien. Les descriptions des insuffisances de savoir sont directement articulées avec la suffisance et l’arrogance de celles qui prétendent en savoir bien assez pour faire ce qu’elles ont à faire. Les pratiques des certitudes sont souvent des gestes d’incuriosité. Le doute, au contraire, entretient les forces d’aller voir et la volonté de chercher encore. Ces articles restent à écrire, et cette revue persiste à soutenir les cultures professionnelles curieuses.

L’exploitation des corvéables à merci repose sur deux piliers séculaires : la violence et l’ignorance. La violence peut être symbolique ou physique, l’ignorance peut être celle des analphabètes ou celle des traditions rigides. Si l’éducation de la petite enfance est un petit métier, loin de devenir une profession, peut-on prétendre que les éducatrices sont victimes de violence ou d’analphabétisme ?

Comment comprendre les empêchements de valorisation et les amenuisements de ces actes professionnels dont personne ne conteste sérieusement l’utilité ni la nécessité ?

L’éducation mobilise des savoirs et des ajustements. Les métiers vivent de leur capacité à créer de l’intelligence pratique, à inventer de l’inédit et à élaborer des nouveautés. L’idéal serait que les professionnels* soient aussi capables de formaliser ces créations en les insérant dans des parcours de formation sur lesquels ils auraient un peu de pouvoir.

Les éducatrices* de la petite enfance travaillent dans l’espace public, il leur reste à occuper visiblement cet espace avec des exigences et des responsabilités.

Les jérémiades traditionnelles sur le manque de reconnaissance du travail éducatif n’aboutissent qu’à ce constat tacite que dressent les seigneurs et leurs supplétives : La petite enfance ? C’est un métier de petites mains pour de petites têtes !

Hughes disait qu’ « il faut nous débarrasser de toutes les notions qui nous empêchent de voir que les problèmes fondamentaux que les hommes rencontrent dans leur travail sont les mêmes, qu’ils travaillent dans un laboratoire illustre ou dans les caves malpropres d’une conserverie. »[3]

Les problèmes du travail contemporain ne sont pas une exclusivité de l’éducation de la prime enfance, c’est pourquoi nous cherchons constamment à convoquer les sciences humaines dans nos dossiers. Les reproches d’intellectualisme qui nous sont faits, sont des fariboles dans la mesure où ils nourrissent les traditions d’invalidation des métiers féminins et perpétuent cette dissociation stérile des intellos et des pratico-pratiques. Si les « dames de la petite enfance » pensent leurs actions professionnelles, si les petites mains sont capables d’intelligence, si le travail humain ne se réalise que dans le dépassement des consignes et des prescriptions, il serait temps de le dire et de l’écrire. Métier ou profession, peu importe finalement. Chercher à comprendre ne se termine pas toujours en drame catégoriel définitif et létal.

Travailler c’est toujours chercher, mais c’est aussi parfois trouver une réponse provisoire à un problème singulier. L’enfance se passe entre une multitude de questions et des réponses qui ne les éteignent jamais totalement. La tâche première de l’éducation, c’est de veiller sur la curiosité. Inlassablement.

 


[1] Dans ce texte, l’on passera du masculin au féminin et inversement, d’une manière grammaticalement indéfendable. L’astérisque rappelle simplement que ce qui est nommé dans un genre, pourrait l’être dans l’autre.

[2] Préface de Demazière, Didier & Gadéa, Charles (2009) Sociologie des groupes professionnels, La Découverte, Paris.

[3] Hughes, Everett (1996) [1971] Le regard sociologique, Ed. de l’EHESS, Paris.

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