Face à un enfant turbulent: répondre.

Dialogue improbable dans une voiture qui roule sur une route quelque part en Californie :

Le flic à la retraite  : Connecté !

Le chauffeur : Quoi ?

Le flic à la retraite : C’est comme ça que je me sentais quand j’étais à l’apogée de mon travail : connecté avec absolument tout : la victime, le tueur, le lieu du crime. Avec tout ! J’avais l’impression que c’était une partie de moi. Je le ressens à nouveau !

Clint Eastwood, Créance de sang.

Pour penser l’activité d’accompagnement d’enfants violents

Malaise

Un enfant frappe d’autres enfants. Un enfant prend de force les jouets des autres. Un enfant se mord, mord ses camarades. Un enfant reste mutique pendant de longs moments. Dans l’éducation, chacun[1] peut un jour ou l’autre être confronté à de tels enfants. On parle alors d’enfants tyranniques, d’enfants agités, d’enfants hyperactifs. Autant de désignations qui sonnent comme des diagnostics. Quotidiennement, les éducatrices agissent pour les enfants et leur famille et avec eux, s’ajustent aux enfants et à leurs besoins ; et même si elles « échouent », toutes persévèrent à répondre à ce qui souvent se dérobe à chacune. Mais les comportements violents interrogent les professionnelles et les confrontent à des points de butée. Jusqu’où aller dans l’implication corporelle ? À partir de quelles limites commence une contention inadéquate ? Où s’arrête éduquer et où commence discipliner, voire punir ? Quels sont les critères pour déterminer l’exclusion d’un enfant d’un lieu d’accueil « classique » ? Comment élaborer des accompagnements éducatifs qui favorisent l’intégration d’enfants en difficultés passagères ou durables, d’enfants aux conduites anormales ? Ma contribution n’a pas l’ambition de donner des réponses à toutes ces questions. Partant de la problématique des conduites qui dérangent, qui sont jugées inacceptables, je développerai une approche de l’accompagnement psychosocial qui prend en compte le corps – dans ses différentes dimensions que sont l’intentionnalité, la perception, le langage et le mouvement –, et l’activité réelle comme implication dans la rencontre avec un enfant qui présente des troubles du comportement.

Entre déviance et pathologie

Les troubles du comportement renvoient à la question de l’anormalité. Becker (1985) a montré que la déviance est le produit d’une négociation, d’une coopération entre différents acteurs sociaux et pas seulement le résultat de l’acte du « déviant ». L’enfant déviant est-il alors, dans un certain contexte, à certains moments et dans certaines circonstances, du même coup « malade » ? Avec Jaspers (1953), nous pouvons dire que la maladie est une notion normative qui dépend davantage de la conception régnant dans les différents milieux culturels que du jugement du médecin. Pour lui, décider que dans tel cas il y a maladie serait dépourvu de signification objective. Goldstein (1951), de son côté, considère que la maladie est certes une anormalité, mais que toute anomalie n’est pas pour autant une maladie. Quelle que soit la définition de la normalité, nombreux sont les écarts de la norme qui n’aboutissent pas à une maladie.

Embarras

En bref, non seulement l’unicité spécifique d’un individu se dérobe à notre prise, mais son dévoilement par le comportement nous excède. Cette double déroute a pour conséquence la tentation de vouloir durcir en mots l’essence vivante d’une personne telle que son comportement et son langage nous la montrent, et de réduire la multiplicité de la portée de ses actions à des discours experts entre individus « initiés ». Foucault (1975) a bien explicité cette question par rapport aux traitements des anormaux et aux pratiques éducatives. Il avait décrit ce phénomène qui consiste à désigner le déviant par des énoncés laconiques renvoyant de surcroît à des catégories morales.

Face à cet embarras que représentent les comportements déviants, les praticiens de l’accompagnement psychosocial peuvent chercher à solidifier leurs idées dans des normes et des règles. Ces normes leur sont utiles à mesurer et à englober la multiplicité des paroles et des actions humaines qui peuvent les confronter à une récurrente incertitude.

Approche phénoménologique de l’implication

C’est à partir des propositions de Bernhard Waldenfels, développées dans sa phénoménologie responsive, que je mettrai en évidence quelques enjeux essentiels dans les pratiques d’accompagnement. Je développerai la notion de responsivité comme paradigme de la relation thérapeutique pouvant s’étendre au domaine des pratiques éducatives dans le champ de l’enfance.

Je vais proposer quelques réflexions concernant les processus d’implication du corps propre dans l’activité d’accompagnement d’enfants qui présentent des troubles du comportement. J’explorerai la thématique à partir du matériel clinique issu de ma pratique psychothérapeutique. Je vais m’intéresser à décrire et à comprendre, d’une part comment l’anormalité, la déviance, la psychopathologie opèrent, et d’autre part comment l’activité d’accompagnement y répond, peut y répondre. Ces réflexions prendront appui sur l’idée que l’expérience de l’accompagnement psychosocial de jeunes enfants et la connaissance de la psychopathologie développée par la phénoménologie peuvent aider à construire des modèles d’accompagnement psychosocial en général et du travail éducatif en particulier.

Trois idées seront esquissées :

  • La première consiste à dire que l’accompagnement, comme activité située, se déroule en réponse à des nécessités incontournables. L’accompagnement est toujours responsif.
  • La deuxième considère les symptômes pathologiques comme des détours, au moyen desquels le sujet tente de recréer ses possibilités pour répondre aux exigences de son milieu. Les troubles et les défaillances désignent les impossibilités de répondre aux situations de l’existence : ils sont une irresponsivité.
  • La troisième, enfin, envisage l’activité d’accompagnement comme la possibilité d’une responsivité productive au sens où, réceptive aux détours du patient, elle favorise, soutient ses possibilités de répondre aux exigences de sa situation. L’étonnement, la surprise en sont les expériences charnières.
  1. Une conception de l’activité d’accompagnement psychosocial

L’activité est située

Guidé par le courant phénoménologique, nous considérons l’idée que percevoir, penser et agir sont des expériences. Ces expériences sont inséparables du milieu dans lequel elles se déroulent. Le monde, les objets qui y sont disposés et les autres êtres vivants qui s’y meuvent sont toujours « déjà là » ; ils nous devancent. Ils sont déjà impliqués dans toute parole, dans tout geste : ils apparaissent déjà là, en même temps que le fait d’exister. Le monde se révèle à nous à la fois comme familier et indifférent.

L’activité d’accompagnement, qu’elle soit de l’ordre de la psychothérapie ou de l’ordre des pratiques éducatives en travail social, est une action en situation pratique. Le travail éducatif ou psychothérapeutique est fabriqué par des actes et des paroles en même temps qu’il les fabrique. Il est guidé par des techniques, des méthodes et des processus en même temps qu’il les constitue. Il crée artificiellement une situation qui est elle-même pratique, dans la mesure où elle exige des réponses tangibles. C’est à ce titre qu’elle est un travail, au sens d’une tâche à réaliser en tant que réponse pratique à une situation toujours déjà donnée, et d’une tâche qui se réalise dans une situation toujours reconfigurée.

L’activité comme réponse à une incontournabilité

Agir, c’est répondre à une situation qui agence une pluralité de contraintes.

Pour illustrer notre propos, prenons la description de sa pratique que fait une assistante sociale qui travaille dans un service social pour personnes en errance. « J’avais terminé ma journée de travail et, sur le chemin qui me conduit chez moi, je traverse une place du centre-ville. Je vois au loin une cliente toxicomane que je sais être sans domicile fixe (SDF). C’est la première fois que je la vois à cet endroit. Je passe près d’elle et j’ai l’impression qu’elle est perdue, seule. Elle ne me demande rien, mais j’ai eu envie d’aller vers elle. Elle avait l’air désorientée. Je l’ai emmenée prendre un café. Je voulais voir ce qu’on pouvait faire pour elle, pour qu’elle ne passe pas la nuit comme ça. Je l’ai accompagnée jusqu’au lieu d’hébergement le plus proche. »

Ce qui est apparemment une évidence sûre pour l’assistante sociale, c’est qu’elle doit agir comme si elle ne pouvait passer à côté de la personne réputée toxicomane et de sa situation. Si elle est certes guidée par son désir d’aller voir de plus près de quoi il en retourne pour cette personne SDF, on peut penser qu’elle est aussi attirée par une réalité, qui au fur et à mesure de sa découverte, se révèle comme composée de diverses exigences : accompagner la personne, car elle présente un état de désorientation ; trouver un lieu décent et digne pour une femme pour dormir, car la nuit approche… Sans en exclure la notion de désir, le caractère d’évidence pour l’assistante sociale, que revêt le mouvement de répondre à la situation de la personne SDF, relève d’une intentionnalité sous la forme de nécessités. Sans se référer à une connaissance explicite de ce à quoi ressemble le fondement de telles contraintes pratiques, elle agit et répond ainsi à un ensemble de conditions et de nécessités qui lui sont légitimes et aussi conformes aux habitudes de son métier.

L’accompagnement psychosocial suppose une intersubjectivité et une intercorporéité

Alors que l’altérité désigne tout ce qui entoure l’homme, l’individualité relève de tous les êtres vivants qui sont dans le même monde que lui. C’est par l’action de percevoir, de parler et d’agir que les hommes se singularisent les uns des autres et ne sont pas juste distincts de leurs semblables. Sentir, parler et agir sont des expériences par lesquelles se révèle une subjectivité humaine et se déclare singulièrement le sujet.

L’accompagnement psychosocial s’établit à partir d’une subjectivité biologique dans et par une intersubjectivité. Il trouve son commencement dans l’espace entre et se constitue comme relation : relation intersubjective, relation sociale. Il relie des êtres différents et singuliers dont il organise la réciprocité. Cette communauté humaine créée par l’accompagnement est une intersubjectivité inséparable de l’existence d’un corps vivant – un corps propre – dans la mesure où les protagonistes se perçoivent eux-mêmes en même temps qu’ils perçoivent autrui, agissent et se parlent en s’adressant directement l’un à l’autre.

Nous désignons le corps comme corps propre, c’est-à-dire comme corps vivant : celui qui est nôtre, que nous éprouvons, ressentons, avec lequel nous nous mouvons. Le corps est un phénomène fondamental qui est toujours lié à la constitution d’autres phénomènes, à d’autres phénomènes fondamentaux tels que le temps et le langage. Le corps est, en même temps qu’il a, un rapport au monde, aux choses, aux autres. Il est aussi rapport à soi, puisqu’il se réfère à lui-même dans le rapport aux autres et aux choses.

L’intersubjectivité a un double sens. Elle désigne à la fois ce qui se distingue et se révèle dans un écart, et ce qui est commun. L’inter de l’intersubjectivité ne signifie pas qu’il y ait un espace entre un sujet et un autre, mais indique plutôt le milieu duquel s’origine la distinction entre un sujet et un autre sujet. Avec Merleau-Ponty (1960), nous pouvons ajouter au concept d’intersubjectivité celui d’intercorporéité. L’intercorporéité est ce tissage, cet entrecroisement (Plessner) par lequel mon corps, au plan perceptif, s’entrelace avec le corps d’autrui. Sorte de chiasme, l’intercorporéité est ce milieu où l’on perçoit le monde et l’autre se retourner en nous pour que nous en devenions la conscience. Ce que nous sentons, disons, faisons est enchevêtré avec ce que les autres disent, accomplissent, perçoivent. L’échange de regards, par exemple, indique cette intercorporéité, cet entrelacement dans la situation de l’activité d’accompagnement psychosocial.

L’accompagnement psychosocial confronte à l’intranquillité

L’accompagnement psychosocial est une action qui prescrit des conditions et déclenche des processus humains afin d’atteindre des buts « supérieurs » : restituer des capacités perdues, développer des capacités d’adaptation, reprendre ou poursuivre un processus de développement affectif et cognitif, se socialiser… Quoi qu’il en soit, la pratique d’accompagnement psychosocial est frustrante : les méthodes pour atteindre les buts sont incertaines, les résultats sont imprévisibles et les processus sont irréversibles[2].

La situation de l’accompagnement procède de valeurs, de normes, de règles. Ces différentes dimensions d’ordres empêchent le chaos informe sans toutefois garantir la cohérence de l’accompagnement. Son issue, même guidée par des buts et des processus, reste aléatoire. L’activité est marquée par l’incertitude et le sujet qui agit n’est pas entièrement fiable. L’intersubjectivité laisse apparaître des paradoxes de l’activité : l’attendu et l’inattendu, le probable et l’improbable. En bref, l’activité d’accompagnement n’est pas « tranquille » au sens où elle se manifesterait par un ordre et un équilibre des choses relativement stable, ou qu’elle ne serait pas affectée par des changements soudains, brusques, radicaux.

Aux termes, usuels dans les pratiques d’aide et de soins, d’impuissance, d’inconfort ou encore de malaise, nous préférons donc celui d’intranquillité. L’intranquillité est constitutive de l’action et s’éprouve là où l’agir butte sur ses propres limites et jusqu’à ce qui l’excède : la souffrance, l’acte et la parole qui peuvent apparaître, surgir et s’imposer comme n’ayant plus aucun sens.

  1. Une conception du pathologique

Le patient apparaît en excès

Dans la mesure où le travail éducatif et l’activité psychothérapeutique définissent et organisent les rapports des individus entre eux, la situation intersubjective est artificielle. L’enfant dans un lieu d’accueil, le patient en psychothérapie adressent parfois une demande d’aide ou de soins au praticien ; il se peut aussi qu’il ne lui demande rien. De temps à autre, il est même contraint de se soumettre à l’action éducative ou psychothérapeutique par l’effet d’injonctions diverses (parentales, scolaires…), voire sociolégales (psychiatrie).

Il arrive que ce qu’il raconte, ou ne raconte pas, que ce qu’il fait ou ne fait pas dépassent les capacités et les possibilités d’assimilation, de compréhension, d’action du praticien par rapport à la situation d’un enfant en lieu de garde, d’un patient en thérapie. Cette multitude de faits excède les limites de l’action du praticien : il ne sait souvent pas que faire de tout ce que le discours et le comportement dévoilent du patient, de l’enfant. Il lui faut choisir des aspects parmi d’autres, se faire une « idée des choses », « identifier des priorités », « isoler des faits », « problématiser et interpréter ».

Percevoir, agir et parler comme activités vont alors s’établir non seulement en rapport à l’action du patient, mais en réaction. Guidée par l’idée que l’action d’un individu s’établit par rapport à un autre et dans une situation donnée, l’action est toujours une réponse et en même temps une action nouvelle qui affecte l’autre, les autres. Dès lors, les combinaisons d’actions ne tournent jamais en « vase clos » et ne se limitent pas aux seuls acteurs présents de la scène psychothérapeutique ou éducative. Elles supposent une infinitude de possibles et contiennent des suites indécidables, imprévisibles. Le dévoilement en excès du patient confronte le praticien de l’accompagnement aux limites de sa pratique. Il n’en demeure pas moins que l’acte le plus insignifiant dans les circonstances les plus limitées est marqué par la même infinitude : l’expérience de la vie quotidienne montre parfois qu’un seul mot, un seul geste, suffit à changer de manière déterminante les combinaisons de circonstances heureuses ou malheureuses.

Le symptôme comme détour

Le patient en psychothérapie, l’enfant qui fréquente un centre de vie enfantine peuvent se révéler dans et par une anormalité. Il arrive qu’ils témoignent de défaillances, de perturbations, de maladies qui les empêchent de faire face aux exigences de leur milieu. La défaillance se manifeste par la déviance et l’excès situés aux marges de la normalité. Cette anormalité est en général rationalisée à l’aide de termes psychopathologiques ou relevant du handicap mental. L’accompagnement psychosocial vise alors – selon des normes, des règles – à rétablir les possibilités pour le patient de jouer un rôle d’acteur social. Autrement dit, l’activité d’aide et de soins tend à lui permettre d’assumer, dans l’intersubjectivité, des rapports de réciprocité « normaux » ; en bref, de pouvoir répondre de manière plus adéquate – au sens fonctionnel – aux exigences, aux conditions de son milieu.

Nous trouvons chez Goldstein (1951) une conception originale du pathologique. Tenant du courant globaliste en neurologie, il développe l’idée que l’organisme dans tous ses rapports fonctionne comme totalité. Pour lui, si on peut localiser un déficit, il n’en va pas de même pour une fonction. En concevant que l’organisme et le cerveau fonctionnent comme un tout, le pathologique – qui s’établit dans les registres de l’expérience que sont le langage, la mémoire, le mouvement, la perception… – renvoie à des altérations qui ne peuvent être que globales. Des atteintes même bien limitées agissent moins par leur siège que par le dérangement, le désordre qu’elles déterminent dans la globalité de l’existence (Goldstein, 1951, pp. 30, 179, 260, 262). Autrement dit, l’organisme se montre incapable de répondre de manière fonctionnellement adaptée aux exigences de son milieu.

Les symptômes pathologiques s’entendent de ce point de vue comme réactions existentielles « développées par le malade face à la situation nouvelle de la pathologie, réactions qui ont comme but de préserver ou de recréer ses possibilités d’action » (Friedrich, 2004, p. 31). Le symptôme est un détour, une manière singulière de répondre à l’incapacité qu’impose la pathologie et qui permet au malade d’« accéder à la solution souhaitée par une voie tout à fait différente par rapport aux sujet normaux » (Friedrich, 2004, p. 31). Le symptôme comme détour est la façon dont le patient invente, dans sa situation, d’autres modalités pour exister et, en même temps, une incapacité de répondre aux sollicitations de son milieu. Pour Goldstein (1951, p. 347), la santé est une concordance entre ce que le milieu réclame de l’organisme, l’adéquation de ces exigences avec ses propres nécessités biologiques et la capacité fonctionnelle de répondre à la confrontation qu’impose une situation de la vie. Il désigne cette correspondance comme responsivité, terme qu’il emprunte à Grote (1921, p. 12). Le pathologique, au contraire, est une responsivité défectueuse : une irresponsivité (Grote, 1921, p. 74).

  1. Fidelio, le petit garçon avec qui on peut se comprendre

Enfant unique d’une famille ordinaire

Fidelio est le seul enfant de ses parents. Des gens sans histoire qui s’efforcent de mener une vie normalement heureuse ; des héros ordinaires qui essaient de s’accommoder de l’incertitude d’emplois précaires et d’allocations de l’assurance chômage. Ils approchent de la trentaine et ont grandi en Suisse ; mais ils imaginent souvent que l’horizon serait plus dégagé dans leur pays d’origine, que leur avenir et celui de Fidelio y serait meilleur. Fidelio est né dans le pays d’où viennent ses parents. L’accouchement est décrit comme catastrophique. S’ensuit une très importante dépression post-partum de la mère. Fidelio est très proche de ses parents. Chaque nuit, il dort avec eux. Il ne supporte pas d’être seul dans sa chambre. Il peine en général à s’endormir et se réveille presque toutes les nuits. À quatre ans, il a encore besoin de faire de longues siestes tous les après-midis. Depuis qu’il est né, un asthme récalcitrant le contraint d’aller régulièrement à l’hôpital. Fidelio est décrit par ses parents comme nerveux, agité et violent. C’est un petit costaud de quatre ans qui porte encore des couches.

À la crèche, Fidelio s’impose comme une véritable « terreur ». Il frappe ses camarades, leur prend leurs jouets, leur tire les cheveux et les mord. Les parents des autres enfants se plaignent de ce comportement auprès de la directrice du lieu d’accueil et demandent des sanctions, menacent de retirer leur enfant et de signaler la situation « plus haut ». Fidelio fait des jeux répétitifs et invariablement avec les mêmes jouets. Il n’arrive pas à jouer avec les autres. Il a des accès de rage. Il jette les objets. Quand il est contrarié, décontenancé, il se tape plusieurs fois violemment la tête par terre. Il arrive aussi qu’il se gratte la peau du visage jusqu’au sang. L’isoler des autres, l’assigner à des tâches spécifiques pour lui faire prendre conscience de son comportement, le sanctionner ne change rien. Ses parents et les éducatrices sont très inquiets. Sa réputation est faite : si ses parents veulent qu’il reste à la crèche, il doit aller chez le psy. Ils n’ont pas vraiment le choix. Ils travaillent les deux et n’ont pas d’autre solution de garde. Le reste de la famille est resté au pays, ou habite dans une autre ville en Suisse. Il n’y a pas réellement de solution non plus du côté de l’accueil familial de jour (« maman d’accueil »). Et le réseau social très restreint du couple parental n’est pas en mesure d’accueillir Fidelio durant des journées entières et de manière durable.

Du temps pour se comprendre

Le suivi a duré environ deux ans. Au début de l’accompagnement, je suis frappé par son regard bizarre, une expression comme une « candeur niaise ». Fidelio bégaie. Et lorsqu’il parle, qu’il désigne des objets par exemple, il me regarde presque toujours avec hésitation pour attendre que je quittance par un « oui, c’est bien ça ». Quand il est assis devant un petit pupitre, dont le plateau se lève pour laisser place au rangement, il dispose de manière méthodique et lente les crayons de couleur qu’il a préalablement tirés de l’intérieur du petit meuble. Il les met sur la table, puis les remet dans le pupitre. Au cours d’une séance, il peut répéter cette activité un grand nombre de fois. Puis, tout à coup, sans raison apparente ou parce qu’il s’énerve, il frappe les crayons sur le pupitre et casse les mines. Ou bien il saisit sa petite chaise et la frappe avec acharnement par terre. Lorsque la déprédation du matériel va trop loin, je mets un terme à ses actes en m’approchant tranquillement de lui, en lui enlevant doucement les objets des mains et en le prenant dans mes bras pour le placer à côté de moi sur la petite chaise. Alors il me regarde, me sourit et reste un petit moment tranquille. Il a dans ces moments un sourire béat qui m’apparaît comme bizarre. J’éprouve souvent un malaise, de l’inconfort, de l’inquiétude, de l’impuissance.

Durant les premières séances, j’ai persévéré à lui proposer de dessiner ou de jouer avec des figurines en plastique. Au bout d’un court instant, il cassait les crayons et déchirait la feuille de papier. Il lançait aussi les animaux en plastique et les Playmobils contre le mur ou en l’air, ou les entrechoquait dans des combats violents. Quand il dessinait, il gribouillait des formes indéfinissables pour moi et, quand il les nommait, c’était à l’aide d’onomatopées souvent indéchiffrables : un langage qui m’était incompréhensible. Embarrassé, je ne savais comment continuer avec Fidelio. C’est en apercevant une fois le mouvement rapide et frénétique de sa main en train de dessiner et en étant frappé par l’expression singulière de son visage tout entier engagé dans l’effort pour parler, saisi par la vision des mouvements de sa bouche en train de laisser échapper des sons et des mots, que je me suis dit qu’il serait préférable de faire une activité qui associe mouvement des mains et langage. Hésitant, je lui propose de jouer avec de la pâte à modeler. Il a accepté sans émotion particulière.

Une séquence de pâte à modeler

Je lui explique qu’il peut choisir un bâton de pâte à modeler parmi l’ensemble des barres. Il hésite puis prend la barre bleue en me regardant avec l’air de solliciter mon acquiescement. J’enlève le papier cellophane qui entoure le morceau de pâte et le lui tend. Il l’observe et commence à le tordre tout en me regardant d’un air interrogateur et semblant chercher mon approbation. Je lui dis qu’il peut le déformer comme il veut. Il tord la barre et finit par la séparer en deux morceaux. Je lui dis qu’il peut faire la forme qu’il veut, que ça ne se casse pas la pâte à modeler, que ça se déforme seulement.

Puis soudain, il pose la pâte sur le pupitre, se penche en arrière sur sa chaise et incline la tête. Il tourne son regard vers moi et me montre son menton. Il le désigne en insistant avec son doigt. Il tente de me faire comprendre quelque chose. En me montrant son menton, il fait des bruits inintelligibles pour moi. Il répète plusieurs fois le geste et les interjections. Hésitant, je cherche un sens que je ne trouve pas et je lui dis que je ne comprends pas ce qu’il veut me dire. Il me regarde d’un air presque grave et comme pour me dire : « Tu ne comprends pas ce que je veux te dire ? »

Alors il reprend la pâte à modeler. Je lui demande ce qu’il veut faire avec. Il s’arrête et me regarde. Après un moment de flottement, je lui dis : « On fait une boule ? » Il dit oui et opine de la tête. Je prends de la pâte, lui donne une partie et garde l’autre. Je fais une boule de mon côté de telle manière qu’il puisse me voir en train de la faire. Il commence en même temps que moi, mais ne parvient pas à faire une sphère. Lorsque j’ai terminé, je lui montre ma boule. Il la regarde et me tend lentement son morceau de pâte et me dit : « Toi. » Je lui demande s’il veut que je lui montre comment on fait une boule. Il dit oui. Je façonne sa pâte jusqu’à former une sphère et la lui donne. Il sourit et la pose à côté de la mienne. Puis il saisit les deux sphères et les mélange. Il me tend ensuite la pâte et me dit : « Fais une boule ! » Je lui propose alors de faire deux boules avec le morceau et de les faire ensemble. Il me tend la paume de sa main. Je dépose la pâte dans le creux de sa main, pose la mienne sur la sienne et je tourne nos deux mains ensemble pour faire la forme sphérique. Il sourit, puis rit, ça le chatouille au creux de la paume. Il a l’air content et dit : « Encore la boule, encore la boule. »

Soudain, il me montre ses lunettes avec ses doigts. Il dit : « R’gard, r’gard. » Il approche lentement son index vers mon visage pour toucher mes lunettes. Je lui dis qu’il a vu que nous avons tous les deux des lunettes, qu’il y a les lunettes de Fidelio et les miennes. Il dit oui et sourit.

Il reprend ensuite un morceau de pâte et en détache une plus petite partie qu’il roule avec une certaine difficulté entre son pouce et son index. Puis, il tente d’enfiler la forme dans son nez. Le morceau est trop gros. Il n’y parvient pas. Il me regarde tout en essayant plusieurs fois de mettre le petit boudin de pâte dans sa fosse nasale. Il me regarde, mais son regard me donne l’impression qu’il n’est pas vraiment là, présent, qu’il ne me voit pas. Il est comme ailleurs, concentré, tout entier dans sa tâche. Ne sachant que lui dire – je ne veux pas lui « faire la morale » – et comment m’y prendre pour le ramener dans l’interaction avec moi, je tergiverse un moment. Puis, je lui dis qu’il pourrait faire autre chose avec la pâte. Alors, il s’arrête et me regarde vraiment ; nos regards s’échangent à nouveau. Je lui dis : « Tu veux faire un bonhomme. » Il me fixe attentivement et dit : « Un bn’homme de neig. » Je dis : « Tu veux faire un bonhomme de neige ? » Il dit oui et opine de la tête. Je prends la pâte, partage le morceau en deux et lui tends une part. Je lui dis qu’il peut commencer par faire une petite boule, que ce sera la tête du bonhomme de neige. De mon côté, je façonne une boule plus grande et la pose sur le pupitre. Il tente de faire une boule de son côté, y parvient difficilement ; persévère. Puis, il me tend la pâte et je comprends qu’il me demande de faire la boule à sa place ; ce que je fais. J’assemble encore quelques éléments de pâte et construis un bonhomme de neige avec des bras et un balai. Nous apposons ensemble son nez. Puis il saisit le bonhomme et le détruit en faisant un amalgame de pâte.

Il me tend ensuite la pâte et dit : « Une boule, une boule ! » Je lui dis que nous pourrions faire autre chose. Il me regarde et ne dit rien, semble attendre la suite. Je cherche une idée, et lui dis : « On fait un cheval ? » Il sourit. En lui montrant comment je m’y prends, je forme lentement devant lui les éléments pour faire un cheval. À chaque fois que je pose un élément sur le pupitre, il le prend dans la main, le passe devant ses yeux, l’observe et le déforme un peu. Je parviens finalement à assembler les parties de telle manière à constituer l’animal. Fidelio se lève alors de sa chaise, dresse les mains au ciel et imite avec la bouche le bruit du cheval qui marche : sa langue claque, « clop », « clop », « clop »… Je lui dis qu’il fait comme le cheval. Il sourit et me dit oui lentement avec la tête. Puis il prend la pâte, détruit le cheval et refait un amalgame de matière avec ses mains.

Un processus

Nous jouerons avec la pâte à modeler au cours de nombreuses séances. Au début, les séquences sont courtes. Au cours des premières rencontres, le principal usage que fait Fidelio de la pâte consiste à détacher méticuleusement des tout petits morceaux, à les disposer de manière qui semble aléatoire sur une feuille de papier, puis à les écraser les uns après les autres en appuyant avec insistance avec son pouce, ou en les frappant vigoureusement avec la paume de sa main. C’est très progressivement que Fidelio fabrique d’abord des formes simples, surtout des boules. Peu à peu, il fait des formes sensiblement plus variées, puis les met ensemble pour commencer à figurer quelque chose : un animal, un objet, une personne. Avec le temps, il choisit des bâtons de pâte à modeler de couleurs différentes et les couleurs servent graduellement à différencier des formes, des figures. Petit à petit, nous parvenons à nous raconter une histoire courte et très simple ; souvent, c’est moi qui soutiens le récit et propose les thèmes. Après un an, nous pouvons graduellement commencer à jouer plus spontanément des rôles avec ces formes en pâte. Il détruit presque toujours ce que nous avons fait à la fin de la séance. Ce n’est qu’après plus d’un an, qu’il semble avoir du plaisir et de l’intérêt à retrouver d’une séance à l’autre ce que nous avons fabriqué ensemble et mis de côté d’une fois à l’autre.

Boule et pâte, ou encore papillon sont des mots qui ont été de nombreuses fois prononcés, lentement articulés et répétés au gré du modelage de la pâte. Pour Fidelio, dire boule c’était comme déjà fabriquer une sphère. Dire pâte, c’était en même temps comme déjà inscrire un objet distinct dans un monde. Puis peu à peu, le vocabulaire s’est sensiblement étendu ; les descriptions se sont précisées : « Boule tombée » quand l’objet tombe par terre ou est projeté au sol ; « Boule oh ! » ou « Boule où ? » lorsque l’objet est refondu dans la masse. Des adjectifs sont venus désigner des noms : petit, gros,.. Des adverbes : là pour désigner près, là pour signifier loin… Puis des petits scénarios très simples : un « bonhomme de neige regarde », un « bonhomme de neige attend ».

  1. La phénoménologie responsive de Bernhard Waldenfels
  1. Waldenfels

Bernhard Waldenfels est un philosophe dont la pensée a une portée majeure en Allemagne. Élève, puis proche de Maurice Merleau-Ponty dont il est aussi le traducteur, il fit entrer la philosophie française en Allemagne (Levinas, Derrida, Foucault) par ses cours à l’Université de Bochum (1976-1999). Bernhard Waldenfels n’a cessé de mettre au travail la question de l’étranger et de ses figures troublantes, d’inquiétante étrangeté. Dans le sillage de Michel Foucault, il a porté une attention toute particulière aux ordres des discours et des pratiques de normalisation, d’intervention, d’effacement ou encore d’exclusion qu’ils supposent et organisent. Son apport inestimable consiste dans le développement d’une phénoménologie dite responsive qui, au-delà des questions et des enjeux herméneutiques, normatifs et pragmatiques, met l’accent sur la question de saisir et de comprendre à quelles requêtes, à quel défi nous répondons quand nous disons et faisons quelque chose.

Réponse et mouvement de répondre

La phénoménologie responsive de Waldenfels décrit et explicite une idée du mouvement de répondre au sens large, concept qu’il désigne comme responsivité (Responsivität) à la suite de Grote (1921) et de Goldstein (1951). L’entrecroisement des rapports intersubjectifs (intercorporéité) en fonde l’enjeu fondamental. Sa phénoménologie responsive constitue une base conceptuelle appropriée pour penser l’activité d’accompagnement psychosocial de manière générale.

Revenons à notre exemple de l’assistante sociale qui aperçoit, au loin sur une place publique, une personne SDF qu’elle reconnaît, et qui va ensuite à sa rencontre pour s’enquérir de sa situation et de ses conditions d’hébergement pour la nuit. Elle la voit. Elle se meut en sa direction. Elle ressent sa situation. Elle lui parle. Elle lui offre un café. Elle l’accompagne vers un lieu d’hébergement.

Répondre ne désigne pas simplement le fait que nous répondions à quelque chose dans le but, par exemple, de combler un manque d’informations ou de compléter un savoir trop partiel. Répondre n’est pas mis en mouvement par une question préalable. En allant vers elle, l’assistante sociale sent la situation et prend en compte ce qu’elle perçoit de cette personne toxicomane. C’est ce mouvement conjugué de sentir et de se mouvoir qui constitue le geste de répondre à la situation. Autrement dit, répondre n’est pas animé par une situation, qui parce qu’on l’interroge au préalable (pratique réflexive), détermine ensuite le mouvement de répondre orienté vers un défaut à corriger, un déficit à pallier, un but à viser. Le geste de répondre n’est pas interrogeable en dehors du mouvement de répondre lui-même.

Incontournabilité et requête étrangère

L’exemple de l’assistante sociale montre qu’on peut répondre par une parole, par un acte. Il montre aussi qu’on peut répondre de manière sensible en prêtant attention à autrui par un regard, par une écoute. Mais ne rien faire, ne rien dire constitue déjà une réponse. Ne pas regarder, ne pas écouter est une forme indirecte du regard et de l’écoute. Même muette et détournant le regard face à cette personne SDF sur cette place publique, elle ne peut faire comme si elle n’existait pas : même son indifférence aurait constitué une réaction à sa présence. Dès lors, toute activité doit être pensée comme mouvement de répondre qui fabrique un éventail de réponses. Cette assistante sociale ne peut dire qu’après coup le sens qu’elle donne à son désir d’aider la personne SDF, tant le geste de répondre excède le développement conscient de l’activité et sa désignation, son explicitation par le langage : il a déjà commencé avant toute question préalable.

La personne SDF s’inscrit donc dans une situation générale (la place publique). Cette personne toxicomane et la situation dans laquelle elle se trouve requièrent toute une série de gestes potentiels de la part de l’assistante sociale, même si elle ne les accomplit pas tous, même si elle ne s’arrête pas sur cette place. Waldenfels (1994, pp. 481-484) désigne de telles situations comme des « complexes de requêtes » (Aufforderungskomplexe).

À quoi répondons-nous ? Si on peut relativement facilement dire ce que nous répondons, on peut en revanche difficilement expliciter ce à quoi nous répondons. Il semble pourtant qu’on ne puisse pas ne pas répondre. De ce point de vue, le mouvement de répondre – la responsivité – s’avère être la caractéristique fondamentale de tout comportement. Le geste de répondre est mis au travail par une exigence (Anspruch), une requête qui dépasse le contenu des questions qu’elle suppose. L’assistante sociale voit son trajet de retour chez elle infléchi par ce qu’elle sent, voit, observe, interprète de la personne SDF et de sa situation. Pour elle s’impose alors la nécessité d’aller vers la personne toxicomane. Comment comprendre cette « certitude » ? Waldenfels parle de l’incontournabilité (Unausweichlichkeit) inhérente au geste de répondre (2008, p. 93). L’exemple de l’assistante sociale indique que la nécessité pratique de répondre à une situation confronte à une sollicitation qui ne relève pas uniquement ou d’abord de la volonté propre. Waldenfels parle de requête étrangère (2008, p. 94). Cette exigence est étrangère au sens où ce qui est propre à soi – mon expérience personnelle – n’épuise jamais complètement ce qui est étranger à soi et qui relève de la singularité de l’autre, des conditions spécifiques de sa situation. L’assistante sociale, qui connaît bien le dossier de cette personne SDF et qui en a une expérience personnelle éprouvée, ne peut interpréter la situation inédite de la rencontre à la seule lumière de ce qu’elle sait et connaît déjà de la personne toxicomane. Au moment du contact, des éléments lui échappent, lui apparaissent autrement : « C’est la première fois que je la vois à cet endroit. (…) Elle avait l’air désorientée. » La requête étrangère commence avec le regard, le contact « étrangers », au sens où ils sont suffisamment inhabituels pour qu’ils bouleversent notre expérience propre. La requête n’est rien d’autre que ce à quoi on répond quand on dit ou fait quelque chose (Waldenfels, 2000, p. 368). Mais ce à quoi nous répondons nous demeure jusqu’à un certain point toujours irréductiblement étranger.

Responsivité à l’œuvre dans l’accompagnement

Intranquillité

Fidelio me confronte à mes limites, excède régulièrement mes possibilités psychothérapeutiques. Les expressions de son visage, son langage inintelligible, son comportement imprévisible, agressif, destructeur et ses rituels déclenchent un sentiment de malaise, d’inquiétude. Ils installent un vécu d’impuissance. Bien que vigilant pour parer aux gestes impulsifs, les choses m’échappent. Des aspects du processus psychothérapeutique se dérobent régulièrement à ma saisie. Fidelio dépasse aussi ses propres limites. À certains moments, son langage change : les mots s’agencent autrement et je peux le comprendre ; ses gestes sont plus assurés, son comportement moins imprévisible et nous pouvons nous accorder. Il dépasse ses propres limites en pouvant faire valoir son point de vue face au mien, en utilisant le dessin ou la pâte pour exprimer ce qu’il a vécu, ce qu’il éprouve ; en n’ayant plus besoin de couche-culotte.

Les règles, les normes, les processus de régulation permettent de vectoriser l’activité, d’organiser un chaos potentiel, réel. Fidelio tient un petit cheval en plastique et le désigne comme tel en me regardant, comme pour chercher mon acquiescement. Il sait très bien, et moi aussi, que ce n’est pas un vrai animal, que ce cheval est artificiel. Il fait de même avec un crayon de couleur, un bâton de pâte à modeler, avec ses lunettes et les miennes, avec sa maman. Les choses et les humains existent par rapport à d’autres. Un consensus nous lie : ce qui est pour nous, dans le monde dans lequel nous nous tenons ensemble, existe dans la mesure où quelque chose est délimité par rapport à autre chose : objet, animal, homme ou encore animé et inanimé. Mais cette assurance n’épuise pas une certaine forme d’inquiétude.

Dans l’intersubjectivité, dans le champ des rapports humains, les limites sont sans cesse remises en question. Le comportement humain n’est ni assimilable aux seules régulations instinctives, ni comparable à un programme informatique (Waldenfels, 2008, p. 92). L’homme ne se laisse pas enfermer dans des limites déterminées et il se comporte toujours d’une manière singulière par rapport aux limites qui lui sont propres. Foucault (1966) avait montré qu’aucun ordre n’est immuable, définitif ; qu’aucun n’a de fondement propre, ni d’état propre. Waldenfels le dit en d’autres termes : l’ordre est un rapport régulé et non exclusif entre ceci et cela qui se produit par contrastes, résonnances et reprises (1999, p. 183). Les ordres sont comme des seuils (Schwellen) que l’on peut passer dans un sens ou dans un autre et qui apparaissent, se transforment dans l’« ici et maintenant » de l’activité humaine, à une époque, dans une société, dans une culture données.

L’ordre, ses régulations, les normes qu’il produit se déplacent et s’établissent par rapport à des faits biologiques, culturels, sociaux. À la question de désigner quelles sont les conditions de validité d’une parole ou d’un acte, la réponse est implicitement : à la condition que quelqu’un fasse une expérience, dise ou fasse quelque chose (Waldenfels, 2008, p. 54). Dès lors, à un type de discours fait face un autre type de discours. À mes invitations, à mes questions mises en forme dans mon langage (d’adulte), répondent les mots et le langage de Fidelio, pour moi au départ souvent incompréhensibles. C’est ce qui arrive entre nous qui est déterminant et qui ne se laisse pas entièrement coordonner, réguler par une répartition des rôles, des droits et des devoirs. Suis-je totalement libre d’écouter les mots, le langage de Fidelio ? Comme on l’a vu plus haut, ce qui nous arrive de l’autre relève d’une forme spécifique d’incontournabilité en tant que ça me touche, me confronte et pas seulement s’adresse à moi. Le caractère d’étrangeté que possède ce à quoi on répond, nous confronte à une impossibilité vécue : c’est dans ma réponse au discours incompréhensible que j’éprouve l’impossibilité de mettre immédiatement un sens sur ce qui m’arrive et que se révèle comment j’y réponds. Waldenfels (2008, p. 94) met bien en évidence que ce à quoi nous répondons nous reste jusqu’à un certain point étranger ; que ce à quoi nous répondons se manifeste par une certaine intranquillité (Unruhe) qui tourmente (umtreibt) l’activité et, en tant qu’exigence, se révèle uniquement dans le mouvement même de répondre. En ce sens, l’activité d’accompagnement butte sur une forme d’inaccompli, d’incomplet, d’infaisable a priori, qui n’est pas à « portée de main » comme tout ce qu’on peut faire de l’ordre des habitudes.

Répondre à ce qui nous arrive

Deux traits principaux de l’activité et du comportement guident notre réflexion : d’une part, l’activité est située et, d’autre part, le fait qu’on ne puisse pas ne pas répondre. La responsivité comme nécessité pratique nous confronte ainsi à une requête qui ne relève pas de notre volonté.

Le mouvement de répondre, qui n’est pas déterminé par la volonté ou le désir seulement mais qui vient avec eux, peut être explicité par le terme grec pathos au sens de passion, souffrance. Cette dimension fondamentale de notre expérience a été désignée comme pathique (pathisch) par des cliniciens tels qu’Erwin Straus (1956) et Viktor von Weizsäcker (1997). À partir de la polysémie de ce terme, Waldenfels (1994, p. 345) propose de comprendre le pathos comme quelque chose qui m’arrive, me frappe, me touche (Widerfahrnis). Il insiste ici sur l’idée que le pathos me met dans un certain état de moi-même : quelque chose m’affecte, me surprend et que j’endure (erleiden). Appartiennent à ce registre d’expériences les choses qui nous touchent (Auffälliges), les idées qui nous viennent (Einfälle) ou encore les accidents, les perturbations qui nous frappent (Zufälle). Le pathos m’implique comme « soi répondant ». Il n’est ni un acte subjectif, ni un fait objectif. Il est un événement qui me réclame en tant que patient sans que j’en sois l’auteur. J’y réponds par des éprouvés, des mots, des actes.

Pathos et réponse s’inscrivent dans un rapport qui est un mouvement de différenciation (Waldenfels, 1994, p. 335). Répondre est toujours un mouvement qui est en avance sur soi. Réponse et pathos sont séparés par un décalage temporel que Waldenfels nomme diastase, terme qu’il emprunte à Levinas (1974). Dans l’expérience de répondre, le temps se déphasant, ce qui nous arrive alors nous parvient toujours trop tôt, comme s’invitant à l’improviste, et ce que nous répondons vient toujours trop tard, comme après-coup. Cette avance et ce retard sont intrinsèques au mouvement de répondre : le geste de répondre se déporte ou se différencie de lui-même sans que les éléments en train de se différencier puissent être identifiés comme contenus entièrement déterminés (Waldenfels, 2002, pp. 174-175). La nécessité de répondre à une situation pratique sous la forme de notre désir, de notre volonté commencent ailleurs, sauf dans les cas où le mouvement de répondre est soumis à la répétition normative.

Vers un accompagnement responsif

La responsivité produit des effets sur soi, sur l’autre. Waldenfels (2008, p. 92) distingue une réponse reproductive d’une réponse productive ou réponse créative.

Dans le cas de la réponse reproductive, la responsivité engage des réponses « toutes faites ». Fidelio me montre un cheval en plastique, un crayon de couleur en me demandant quittance. Dès qu’il me tend l’objet ou le manipule, la réponse est déjà prête dans mon esprit avant même l’expression de la question. Il en va de même lors des premières séances au cours desquelles j’ai persévéré avec des réponses plus ou moins toutes faites. J’ai en effet proposé plusieurs fois à Fidelio de dessiner ou de jouer avec des figurines en plastique. Il n’a pas vraiment pu s’engager constructivement dans ce type d’activité. Il cassait les crayons, déchirait les feuilles de papier, gribouillait des formes indéfinissables, lançait les animaux… Notre rencontre était alors marquée par de l’agressivité, de la destructivité, de la confusion et de la désorganisation. Ma responsivité le confrontait à son irresponsivité.

La responsivité productive s’établit à partir d’un ensemble de requêtes étrangères, au sens où les réponses ne peuvent jamais être complètement « programmables ». Dans ce cas, les réponses ne peuvent être toutes prêtes et à disposition, comme mobilisables au gré de la « réflexivité ». Elles sont à inventer. La responsivité productive n’est toutefois pas une pure invention, ou une pure production. Elle ne se réalise pas sans invention, même si elle n’est pas une pure invention. Pour Waldenfels (2008, p. 94), nous pouvons bien inventer ce que nous répondons ; mais nous n’inventons pas ce à quoi nous répondons.

Certaines idées nous viennent à l’esprit quand elles le veulent et non pas du fait de notre volonté. Ce qui nous frappe, nous surprend est par avance indécidable. En même temps, ce qui nous vient, nous touche procède comme par incubation. Hésitant, je cherche un sens aux choses. Ses gestes hésitent et il cherche ses mots. Je tergiverse un moment. Je cherche une idée. Je lui propose de jouer avec de la pâte. Il hésite… Ces différentes formes d’hésitation fabriquent une phase d’incubation au cours de laquelle une activité responsive se prépare. Un accordage se constitue, s’établit. Fidelio bouge son bras de manière frénétique pour dessiner. Son visage est tendu, crispé quand il essaie de parler. Je suis saisi par les mouvements, les expressions de son corps propre. Étonnemment ! J’en viens alors à lui proposer autre chose, un autre moyen d’expression qu’il pourrait investir. Ma responsivité produit chez Fidelio une responsivité qui est plus propice à son développement, à l’expression de sa singularité.

Ouverture

En bref, je terminerai en disant que la responsivité productive me semble pouvoir être un des paradigmes du processus d’accompagnement dans les pratiques éducatives et en psychothérapie. Elle repose sur l’implication plutôt que l’explication au sens d’une mise à distance normative de l’autre. La responsivité productive permet de comprendre et indique au patient, à l’enfant accompagné, qu’il est compris. Un enfant ne peut se développer et grandir que s’il se sent compris, accueilli dans sa singularité. Sa confiance en lui, en l’autre et dans le monde pourra croître et se renforcer. L’accompagnement psychosocial et ses effets de soins et sa portée éducative supposent une implication, une réceptivité dont l’étonnement, la surprise en sont les vecteurs. La responsivité productive passe par le bouleversement.

Marc Pittet

Bibliographie

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Goldstein, Kurt, [1933]. La structure de l’organisme. Tr. fr. Paris : Gallimard. 1951.

Grote, Louis R. Grundlagen ärztlicher Betrachtung. Berlin: Springer. 1921.

Jaspers, Karl, [1913]. Allgemeine Psychopathologie. Berlin-Heidelberg : Springer. 1953.

Levinas, Emmanuel. Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. La Haie: Nijhoff. 1974.

Merleau-Ponty, Maurice. Signes. Paris : Gallimard, pp. 212-213. 1960.

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Waldenfels, Bernhard, [1998]. Grenzen der Normalisierung. Studien zur Phänomenologie des Fremden 2. Frankfurt/Main : Suhrkamp. 2008.

Waldenfels, Bernhard. Sinneschwellen. Studien zur Phänomenologie des Fremden 3. Frankfurt/Main : Suhrkamp. 1999.

Waldenfels, Bernhard. Das leibliche Selbst. Frankfurt/Main : Suhrkamp. 2000.

Waldenfels, Bernhard. Bruchlinien der Erfahrung. Frankfurt/Main : Suhrkamp. 2002.

Weizsäcker, Viktor von [1940]. « Der Gestaltkreis ». In Gesammelte Schriften Bd 4. Frankfurt/Main : Suhrkamp. 1997.

[1] Il est fait ici usage du masculin en général pour ne pas alourdir le texte, il englobe le féminin.

[2] Irréversible ne signifie pas ici irréparable, mais indique la dimension temporelle d’une action. Autrement dit, une action accomplie peut être répétée, reprise, reproduite ou produite mais ne sera plus la même ; elle est comme reconfigurée, voire réinventée.

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