La distance, le rétroviseur et la marche arrière

Blaise Pascal écrivait que « trop de distance et trop de proximité empêchent la vue ». C’est vrai : de trop près, comme de trop loin, on n’y voit rien ou pas grand-chose. Mais éduquer ce n’est pas qu’observer. Trop proche : on envahit ; trop loin : on s’absente.

La distance éducative avait, au premier abord, un air de granit rhétorique. Elle s’imposait comme une évidence, en « prenant du recul » l’éducatrice*[1] devenait intelligente, l’éducateur* se mettait à penser son action, et tous deux accomplissaient des miracles pédagogiques. Quand il a fallu dire en quoi cette marche arrière relationnelle était une vertu professionnelle et un geste de métier, le ciel conceptuel s’est considérablement obscurci.

Il y aurait du péril dans la proximité. Avec les enfants on embarque vite dans notre propre enfance, et ces émotions soudainement ressuscitées feraient de nous des êtres plus ou moins délirants, en grave danger de déconner.

Pour moi, c’est l’émotion qui rend sensible, et cette sensibilité façonne l’intelligence éducative quand l’éducatrice* est capable de faire quelque chose de ce que ça lui fait.

Comme tout le monde, je rencontre régulièrement des intelligences spéculatives, de ces jolies et sinistres mécaniques qui tricotent hypothèses, données statistiques, stratégies et techniques pour fabriquer du comportement, et régulièrement je suis atterré par une telle capacité de nuisance.

Je me souviens d’un bébé durablement hurlant. L’éducatrice le prend, le berce, essaye de le distraire d’on ne sait quoi, sort de la pièce, essaye de lui proposer un biberon, puis le pose dans son siège en décrétant qu’elle avait fait tout ce qu’elle avait à faire et que, maintenant, bébé allait « prendre sur lui ». L’autre éducatrice s’approche, le touche doucement, le prend en murmurant je ne sais quoi et, le temps de compter jusqu’à trente, bébé ne pleure plus. Il mettra encore quelques instants avant de sourire au monde.

Lors du colloque d’après, une série de reproches seront faits à l’éducatrice deuxième ; seront mentionnées son incapacité à endurer les pleurs et son intrusion dans le travail de l’éducatrice première. Deuxième dira simplement qu’elle discrimine assez bien les pleurs, que ceux-ci disaient une détresse profonde et que son travail était bel et bien de faire quelque chose de cela. Elle ajoutera que ça n’avait pas été si lourd à faire et que son action avait nettement déplombé l’atmosphère de la nurserie. Les choses en resteront là, parce que, dans cette équipe-là, on a une longue pratique de l’esquive, on évite de parler vraiment du travail et l’on se complait dans les méandres des incompatibilités de personnalités. La psychologie à deux balles évince l’important et réduit tout aux historiettes d’ego ; c’est malheureusement une constante tragique dans de nombreux métiers de l’humain.

Notons au passage que, dans une institution apprenante, les professionnels* se seraient saisi de la situation pour chercher à comprendre (et nous aurions peut-être eu un excellent article dans cette revue).

Les bébés sont sans doute fragiles et dépendants, mais ils sont aussi des forces de la nature, ils ne se laissent pas porter par n’importe qui, n’importe quand, n’importe comment. Les bébés, dont on sait qu’ils sont des personnes, m’ont bel et bien l’air de décider aussi des proximités possibles.

Etre touchée par un enfant radieux, être bouleversée par une souffrance soudaine, avoir des larmes au coin des yeux, ne sont pas les premiers signes d’une insuffisance professionnelle. C’est souvent par des émotions violentes que l’intelligence éducative commence, c’est surtout par le savoir qu’elle grandit, et c’est toujours par l’élaboration partagée qu’elle s’affirme comme une puissance d’agir.

Un certain nombre d’idiots technocratiques ont proclamé que le travail avec de jeunes enfants dits normaux était chose simple, « routinisable » et prévisible. Quand je vois les danses d’apprivoisement qui s’exécutent dans un lieu d’accueil, les approches et les retraits qui se succèdent lors des séparations, les micro-signes qui s’échangent entre ceux* qui restent discrets et celles* qui tiennent la maison debout, je trouve que le mot complexité est un euphémisme.

Je fais partie de ces gens strictement formatés par des préceptes rigoureux d’ « apprenance » : on ne fait qu’une seule chose à la fois, on ne se laisse pas divertir, on est concentré, mono-tâche et monomaniaque. On ne lâche pas ce qui est en route, on demeure intraitable sur le protocole, on avance droit à vitesse constante, puis, à la fin, on devient un expert reconnu de sa chose.

Il y avait deux éducatrices que j’aimais regarder travailler. Elles avaient des gestes très dissemblables mais appartenaient malgré tout à une pratique commune. Un jour, l’une tenait étroitement un enfant dans ses bras, parlait fermement à une petite fille en rouge et regardait furtivement vers la porte. L’autre, adossée à la paroi, buvait un café, caressait la tête d’un bambin blond accroché à sa jambe et parlait sérieusement à une maman.

Quand je leur ai demandé ce qu’elles faisaient à ce moment précis, la buveuse m’a répondu qu’elle guettait les bruits de la salle et l’assise m’a dit qu’elle n’entendait plus Alban, et que c’était un très mauvais présage. En gros, toutes deux ont précisé que ce que je voyais (et trouvais excessif en nombre d’actions simultanées) ne rendait pas compte de leurs principaux soucis laborieux.

Les deux triaient les urgences, hiérarchisaient les importances et renonçaient à tout savoir sur tout, tout en s’appuyant l’une sur l’autre pour comprendre de quoi l’instant était fait et de quoi l’instant d’après serait capable. Les seules certitudes qu’elles partageaient tenaient à leur assurance absolue que ce qui leur avait échappé serait soit une belle chose, soit une chose réparable. C’était un jour où le proche et le lointain se sont conjugués avec une certaine relativité…

Prendre ses distances et distance garder sont avant tout des pratiques défensives ; personne ne conteste la nécessité de se protéger, ce qui pose problème c’est quand le seul mode relationnel se décline comme un danger perpétuel. La bonne distance est très provisoire, très subtile et très volatile. Il n’en reste pas moins que c’est cette capacité d’approcher l’autre qui « possibilise » l’éloignement, puis l’absence. Bien sûr l’autre peut être d’abord secourable, puis devenir rapidement dangereux, parfois l’on étouffe d’être trop secouru. La distance est une transaction sociale, elle se négocie et s’ajuste sur des rythmes vertigineux ; elle se goupille entre un « aime-moi » et un « laisse-moi vivre », entre une familiarité que l’on quémande et une proximité que l’on repousse, dans des espaces qui tiennent de l’espace public et de l’espace intime. La bonne distance est confusément juste, prise entre les conventions sociales et les nécessités affectives, entre envahissement et ignorance. Elle se tisse avec le bonheur d’humanité, mais se trame avec l’angoisse de l’esseulement.

Entendez-vous toujours le discours des « technocraties simplificatoires » ?

La distance éducative appartient à cet universel bla-bla qui se targue d’être une preuve de professionnalité. Souvent, elle n’est que le cache-misère d’une insécurité affective et l’emblème d’une expertise désincarnée.

Faire un pas de côté ou un pas en arrière est parfois une condition nécessaire à la compréhension. Pour monter un peu en généralité, il faut parfois désinvestir l’action, histoire de chercher ailleurs. L’hyper-activisme des faiseurs et des faiseuses est aussi une de ces chausse-trappes où s’abîme le travail éducatif.

Les intelligences sensibles travaillent avec leur humanité ordinaire, incarnée et historicisée.

Elles s’échinent à construire une effectivité avec ce qui les affecte.

Les intelligences insensibles ne manipulent que des marchandises (que l’on claironne pompeusement « concepts » chez les spéculateurs*).

Je me souviens de « la grosse qui pue »[2]. Dans une classe enfantine, à la rentrée scolaire, une mère s’installe au fond de la classe avec son fils. La maîtresse lui fait remarquer que les autres parents sont partis, mais rien n’y fait, elle résiste et s’accroche. Les enfants rient de cette grosse qui pue, hirsute et mal lavée, tous sauf Christian, son fils. Le lendemain, elle est encore là, et tous les jours d’après. Progressivement, elle a lâché la main de Christian, les enfants ont joué avec elle, qui ne puait plus tellement, et même plus du tout. Elle s’est appelée Nicole, et elle est restée toute l’année scolaire. Vers la fin, Ginette, la maîtresse, a osé lui demander pourquoi ?

« – Ma première, Claire, elle n’est pas passée en CP. A neuf ans, elle ne sait toujours pas lire, comme moi. Et moi, je n’avais rien pu faire. Alors, pour le second, je me suis dit que je ne lâcherais pas, que je ne laisserais pas faire… »

Nicole, Ginette, Christian et les autres ont su faire avec ce que personne ne comprenait. Une année entière, elles/ils ont composé avec l’anormalité de la situation, les autres parents ont reconnu que tout se passait pour le mieux dans la classe, même avec cet écart massif à la norme. Aujourd’hui, qui d’entre vous appellerait la police ?

Jacques Kühni

[1] Les * dans ce texte signalent que ce qui est formulé au féminin pourrait l’être au masculin et inversement.

[2] Delafosse, Christine, « Histoire de la grosse-qui-pue » in Autrement N° 114, La maternelle, une école en jeu : l’enfant avant l’élève, avril 1990.

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