La peur du manager ou QQ comme qualité

Il était une fois un manager qui avait peur. Mais de quoi avait-il peur au juste ? De la fainéantise de ses employés, de son propre supérieur hiérarchique, des auditeurs, de se faire dénoncer ?

Enfermer, encadrer, pondérer, quantifier, mesurer, évaluer, estimer, imaginer, interpréter, déduire, réduire.

La norme ISO semble toujours à la mode. Si l’on peut appeler cela une mode. La certification est aujourd’hui un prérequis incontournable. Cela va de soi, pour l’employé communal, comme pour l’enseignant, les parents et les élèves que l’école primaire du village soit estampillée d’un label qualité. Après l’école eduqua, viendra la bibliothèque cercare, la piscine aqua (avec de la vraie eau, de qualité !), la police certifiée protecta et l’EMS avanti.

Que signifient ces marques déposées, qu’on colle au nom de l’institution : un brevet, une garantie, une différenciation ? Pour les directions, servent-elles à se démarquer de l’école d’à côté, à être certain de faire du bon boulot, à apprendre à être contrôlé ?

Pour qui ces processus de certification qualité sont-ils mis en place ? Avec quels moyens et dans quels buts ? Les directions diront qu’elles n’ont pas le choix, tandis que les employés, les clients, les politiques n’y verront que du feu.

Les sommes engagées dans une démarche d’accréditation sont faramineuses. Le vrai travail ne change pas, mais il risque d’être observé, organisé, décortiqué de manière artificielle. Les consultants se bagarrent les mandats. « La coopération n’est pas donnée, elle demande un travail très important d’élaboration de règles. (…) La coopération ne peut pas être prescrite, car elle consiste justement à ajuster ce qui est au-delà de la prescription. (…) L’organisation sait répartir. L’organisation sait diviser. L’organisation du travail ne sait pas unifier (Dejours, 1993). L’unification, la coordination relèvent de cette activité de construction de règles qu’implique tout travail. C’est la confiance fondée sur la conscience d’une communauté de valeurs qui permet que puisse se jouer au sein du collectif de travail cette alternance d’intimité et de visibilité fort différente de la transparence parfois souhaitée par les directions. »[1] Nous verrons que l’injonction de transparence va de pair avec la description des processus et autres comptes rendus imposés par les démarches qualité. Aujourd’hui, on passe plus de temps à rendre compte de son travail qu’à travailler.

Les managers ont peur des auditeurs. Dans une grande entreprise par exemple, leur prochaine arrivée a déclenché un branle-bas de combat. Le contrôle est prévu dans trois mois. La direction doit mettre à niveau tous les employés. Une consultante est invitée à proposer une formation accélérée qui justifiera cette mesure de perfectionnement. Pour le directeur, « ce qui compte, ce n’est pas le développement de la compétence, mais l’attestation de participation au séminaire délivrée à tous les employés ». En résumé, les employés seront acculés à suivre une formation continue alibi, nommée refresh[2], qui a pour but déclaré de permettre la certification qualité. La consultante propose d’abord quelque chose de correct à ses yeux, ou du moins du point de vue de son métier : une journée de formation, qui fait suite à un jour et demi donné sur le même thème une année auparavant. Au vu des délais courts, cette proposition a d’emblée été rejetée par le directeur. Finalement, la consultante, qui devait probablement plus penser à son porte-monnaie qu’à son métier, a proposé 20 minutes de supervision-coaching par personne. La question du contenu de ce refresh n’a fait l’objet d’aucune négociation : les enjeux pour l’une et l’autre partie étaient finalement assez similaires, puisqu’il ne s’agissait que d’argent et de temps. C’est en racontant cette réunion à une collègue que la consultante a véritablement négocié, car elle a dû convaincre sa collègue qui était de loin pas acquise à sa cause. Cette dernière ne pouvait pas concevoir une telle solution, totalement infondée de son point de vue. Le temps d’une semaine, intitulée pour l’occasion « semaine du coaching afin de créer l’émulation », selon les dires de la consultante, tous les employés allaient passer sous la loupe, 20 minutes chacun, et recevraient l’attestation de présence, précieux sésame pour l’entreprise et son label qualité, mais inutile pour les salariés eux-mêmes. L’intention première de former des personnes a été balayée au profit des exigences de certification. On constate que la consultante a fait l’impasse sur ce qu’elle conçoit comme un bel ouvrage dans son métier ; en effet, la proposition d’une journée de formation, qui lui semblait correcte, a été jugée trop coûteuse en temps par le directeur. « Une personne ne peut employer les mots “bien” ou “correct” en décrivant comment une chose est faite que si elle croit à l’existence d’une norme objective hors de ses désirs, en vérité hors de la sphère des gratifications reçues des autres. L’esprit du vrai travail est de bien faire une chose, quand bien même elle ne doit rien vous rapporter. » [3]

On relèvera que la consultante s’est à plusieurs reprises justifiée auprès de sa collègue. Justification qui peut laisser transparaître une certaine souffrance : a-t-elle été empêchée de bien faire son travail ? La consultante a souligné que ce qui lui permettait de tenir, c’était « ses étudiants ». Les liens avec eux compensaient le manque de reconnaissance par ses pairs et la hiérarchie. On verra plus loin que les cercles qualité « a-hiérarchiques »[4] et dont la caractéristique principale est l’éloignement de la tâche[5], entretiennent de manière perverse ce besoin légitime de reconnaissance. Les employés, stimulés par le souci de bien faire leur travail et en quête de visibilité, ombragent les collègues en mettant en lumière leurs accomplissements ou leurs idées. Mais les managers oublient que le travailleur a besoin d’intimité pour tâtonner, expérimenter ses manières de faire. Il ne partagera ses techniques et ses découvertes qu’une fois qu’elles auront fait leur preuve. En principe, il les communiquera d’abord à ses pairs qui partagent la même notion du travail bien fait. La confiance au sein de l’équipe est une condition à l’élaboration et à la mise en visibilité. Cette mise en visibilité n’est pas motivée par la hiérarchie, mais bien par le souci du monde qui habite le travailleur. Ce ne sont donc pas forcément les bonnes idées qui arrivent aux oreilles des chefs et qui sont consignées dans les processus des systèmes qualité.

Outre le fait que les démarches de certification servent à approvisionner les caisses des firmes d’audit, j’émets l’hypothèse que cela sert de prétexte aux dirigeants pour contrôler les employés. Un journaliste raconte : « Détachant son regard des affiches du syndicat allemand Ver.di – le syndicat unifié des services – punaisées au mur de la salle de réunion, Mme Irmgard Schulz se lève soudain et prend la parole : “Au Japon, raconte-t-elle, Amazon vient de recruter des chèvres pour qu’elles broutent aux abords d’un entrepôt. L’entreprise les a badgées avec la même carte que celle que nous portons autour du cou. Tout y est : le nom, la photo, le code-barres.” Nous sommes à la réunion hebdomadaire des employés d’Amazon à Bad Hersfeld (Land de Hesse). En une image, l’ouvrière logistique vient de résumer la philosophie sociale de la multinationale de vente en ligne, qui propose au consommateur d’acheter en quelques clics et de se faire livrer sous quarante-huit heures un balai-brosse, les œuvres de Marcel Proust ou un motoculteur. »[6] Les normes de sécurité et les normes de qualité semblent justifier le durcissement du contrôle des employés. Ces règles, en plus d’être virtuelles, sonnent doux à leurs oreilles. Ainsi, personne ne peut se rebeller contre la direction. Mieux vaudrait peut-être qu’on nous implante une puce sous la peau, « au moins on le saurait » [qu’on est contrôlé], s’exclame une employée de bureau. Dans une séance d’information, qui était en réalité une procédure de fichage, des informaticiens en charge d’introduire les nouveaux badges, dernier cri, munis d’une puce électronique, d’un code personnel et traçable par ordinateur, esquivaient les questions. Quelles sont les données enregistrées sur cette carte ? – Pardon, je n’ai pas bien entendu… Pouvez-vous répéter ? Après avoir posé cette question trois fois, l’employé n’a pas eu de réponse. Un autre futur « fiché » déplore qu’il n’y a plus de confiance ici. Pour seule réponse, le petit rire étouffé de l’informaticien, forme d’acquiescement. L’indice qui prouve qu’il s’agit bien d’un procédé de contrôle, et moins de mise en conformité avec les normes de sécurité, est que la séance destinée aux cadres dirigeants était organisée à part et qu’aucun employé ne pouvait y prendre part. Probablement, la question des informations enregistrées grâce à cette carte a dû longuement être abordée, puisque la hiérarchie est dans l’obligation de rendre des comptes au sujet de ses subordonnés (heures de travail, résultats et autres informations).

Des exemples, entendus de la bouche de travailleurs, foisonnent pour démontrer que les démarches qualité sont un moyen de quantifier leurs prestations, et non pas d’améliorer le service à la clientèle.

Revenons à la peur du manager. Il est intéressant d’évoquer ici les recherches de Linhart, sociologue, sur la modernisation des entreprises. Les dirigeants craignent les « collectifs archaïques », car ils symbolisent la lutte et la contestation. Linhart montre comment d’autres collectifs ont vu le jour. Des collectifs contrôlables, dont les discussions sont reproduites de manière transparente (dans des procès-verbaux par exemple). Ces collectifs « plats », composés de spécialistes d’un même niveau hiérarchique, se réunissent de manière formelle, échangent sur des questions éloignées du travail réel et ne remettent pas en cause les ordres de leur supérieur. « La minimisation de l’emprise des collectifs traditionnels sur les salariés peut aussi résulter de l’émergence d’autres formes de socialisation professionnelle. Les multiples groupes d’échanges et de progrès, cercles de qualité (…) ont aussi pour conséquence de créer des lieux concurrentiels par rapport aux collectifs de travailleurs. Tout est, en effet, organisé dans ces nouveaux lieux de rencontre, autour de (…) la libération de la parole et de l’imagination, autour de la création de nouvelles identités collectives, à géométrie différentes des collectifs traditionnels, où se mêlent les échelons hiérarchiques et les professionnalités. »[7]

Il est vrai que la nouvelle génération de chefs n’est plus présente dans les séances opérationnelles, alors où sont-ils ? Dans des réunions entre membres de la direction. A chacun son niveau hiérarchique. Ce type de fonctionnement organisationnel, en plus de permettre aux chefs de connaître ce qui se trame dans les collectifs sans y être, reporte le poids de l’activité sur les personnes qui travaillent [car un chef moderne ne travaille pas, c’est bien connu]. Il faut bien quelqu’un qui s’y colle !

Linhart précise que « ces groupes ont à leur disposition du temps, (…), ils bénéficient de l’intérêt ostentatoire de la direction, qui rend compte de leurs avancées dans les journaux d’entreprise. (…) Ils sont ainsi traités selon une logique diamétralement opposée à celle qui fait vivre les collectifs classiques. Au lieu de l’ombre et de la clandestinité, il y a de l’éclat, de la publicité, de l’officiel ; au lieu de l’implicite et du tacite, il y a des flots de paroles, consignés dans des cahiers, des comptes rendus (…) ; au lieu de la contestation et de la distance par rapport à la norme, il y a du “challenge” pour mieux “servir l’entreprise” (…). »[8]

Ces lieux de réunions « transparents » ne connaissent pas la solidarité. Au lieu de favoriser les liens de confiance, ils engendrent de la concurrence. Une certaine méfiance règne dans ces collectifs : chacun se demande si ce qu’il est en train de dire va être retenu… dans le procès-verbal. On parle d’un travail que les membres du groupe ne connaissent que de loin, car ils n’ont pas été confrontés au réel, touché la matière de leurs propres mains. On apporte du travail, des tâches inutiles qui chargent les autres, on rappelle qu’on est soi-même débordé, on se débine, on s’épargne. Chacun y va de son propre intérêt et vend ce qu’il considère comme important à rendre visible. Le PV de ces réunions devient un outil de persuasion à l’intention de la hiérarchie. « Les politiques d’individualisation constituent une méthode radicale pour décrocher des salariés de leurs collectifs d’appartenance. (…) [L’individualisation] sera un véritable cheval de Troie dans le monde du travail où elle affaiblira tout contre-pouvoir et toute contestation. Une série de mesures la caractérise. Rappelons par exemple les innovations salariales qui introduisent des modulations des salaires en fonction des résultats (…). Mais aussi (…) les politiques de polyvalence (…) comme la pratique de diffusion de prestation de service en interne où chaque salarié devient le client et le fournisseur de ses collègues. Certes, ces politiques n’ont pas pour seul but de décrocher les salariés de leurs collectifs. Elles ont leurs propres cohérences organisationnelles (…). Mais il se trouve qu’elles œuvrent toutes dans le même sens qui minimise la place du collectif et privilégie la dimension individuelle. (…) S’instaure un mode de relation très particulier et inédit entre les salariés et leur supérieur hiérarchique (…) : une quasi-négociation s’instaure, sur la base d’un entretien annuel, au cours duquel le salarié se voit fixer des objectifs. Sa “performance” sera évaluée (…). Une telle logique (..) aboutit à une revalorisation de la personne aux dépens du collectif dont l’essence même s’articule autour d’une certaine notion d’égalité et de communauté de destin. »[9]

Cela fait penser aux principes individualistes prônés dans le domaine de la vente. Le marketing de soi semble même la panacée dans certains centres de vie enfantine, où la confiance en soi se conjugue avec « drillage/maîtrise/objectifs/je suis ». Et si confiance en soi rimait avec « social/collectif/ouverture/tu es » ? La coopération au sens de Davezies[10] est absente des collectifs de travail « transparents » : l’autre est uniquement là pour qu’on s’y mesure, les liens se délitent, car l’enjeu principal est la mise en visibilité des prestations personnelles, donc des résultats. Le travail réel devient secondaire, voire inexistant. « La neutralisation des collectifs [traditionnels], et notamment de cette catégorie particulière des salariés impliqués mais contestataires, représente la limite des politiques de modernisation et de participation. Il y a le risque de voir se tarir les sources de production des savoirs informels (…). »[11] Le procès-verbal, comme les autres types de comptes rendus attendus par la direction, écorchent le travail et le réduisent afin d’en montrer uniquement les résultats. Tous les outils mis en place par les systèmes qualité ne servent pas le travail, mais induisent une concurrence accrue. Certains employés ont très bien intégré ces nouvelles règles du jeu, mais ils sont empêchés de faire du beau travail, car la délibération n’a plus sa place.

Bibliographie

Davezies, Philippe (1993). « Eléments de psychodynamique du travail », Education permanente n°116, vol. 3.

Dejours, Christophe (1993). Session de formation de cadres du secteur hospitalier. Hospices civils de Lyon. (Cité par Davezies)

Linhart, Danièle (2010). La modernisation des entreprises. 3e édition. Paris, La Découverte.

Malet, Jean-Baptiste « Enquête dans les entrepôts du commerce en ligne, Amazon, l’envers de l’écran », Le Monde diplomatique, novembre 2013.

Malet, Jean-Baptiste (2013). En Amazonie. Infiltré dans le « meilleur des mondes ». Paris, Fayard.

Sennett, Richard (2006). La culture du nouveau capitalisme, Paris, Albin Michel.


[1] Davezies, Philippe (1993). « Eléments de psychodynamique du travail », in Education permanente N°116, vol. 3.

[2] Les anglicismes foisonnent dans le monde du consulting !

[3] Sennett, Richard (2006). La culture du nouveau capitalisme, Ed. Albin Michel, Paris.

[4] « a » privatif : sans chef.

[5] Les personnes qui forment ces groupes ne travaillent pas ensemble, elles parlent du travail.

[6] Malet, Jean-Baptiste, « Enquête dans les entrepôts du commerce en ligne, Amazon, l’envers de l’écran », in Le Monde diplomatique, novembre 2013.

[7] Linhart, Danièle (2010). La modernisation des entreprises. 3e éd. La Découverte, Paris.

[8] Linhart, Danièle, op cit.

[9] Linhart, Danièle, op cit.

[10] Davezies, Philippe, op cit.

[11] Linhart, Danièle, op cit.

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