La qualité d’accueil fait débat

Florence Pirard, Université de Liège[1]

Les débats sur la qualité des lieux de l’éducation et de l’accueil des jeunes enfants (EAJE) ne sont pas nés d’hier. Pour preuve, ceux qui ont marqué l’après-guerre sur le bien-fondé ou non des institutions pour jeunes enfants, après que la communauté scientifique ait découvert l’impact néfaste des séparations mal gérées et trop précoces comme ce fut le cas des placements en orphelinats au lendemain de la guerre (Spitz, Bowlby et leurs successeurs).

Dans la suite, la nature et les objets de ces débats se sont adaptés à l’évolution des exigences de la société et aux missions des institutions dans le secteur de l’EAJE qui sont de plus en plus considérées maintenant comme une opportunité, mieux comme un droit auquel tout citoyen devrait avoir accès (Enfants d’Europe, 2008)[2]. Pierrehumbert[3] souligne à juste titre que les préoccupations de plus en plus manifestes concernant la qualité d’accueil s’expliquent notamment par une modification sociale des usagers des structures préscolaires parmi lesquels on compte de plus en plus de personnes issues de classes favorisées, plus exigeantes et plus près du pouvoir.

Ces mêmes préoccupations sont à présent relayées par différentes instances internationales, comme l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE) et l’Union Européenne. La première vient d’éditer son troisième rapport sur les enjeux de qualité dans l’EAJE (OECD, 2012)[4]. La seconde qui avait inscrit les enjeux de qualité de l’EAJE dans une politique économique et d’égalité des chances entre les hommes et les femmes (p. ex. : soutien au réseau européen des Modes de Garde) les reprend aujourd’hui dans une série de travaux consacrés à l’éducation et à la culture.

On peut donc affirmer qu’à l’heure actuelle, le souci de la qualité dans le secteur de l’EAJE occupe le devant de la scène internationale et se retrouve au cœur des préoccupations des professionnel-le-s, des familles, des politiques et des scientifiques.

Le discours « qualité », une controverse

A l’heure actuelle, la référence à la notion de qualité dans l’EAJE est loin de faire l’unanimité. Dans la littérature, elle oppose les tenants, encore nombreux, de démarches, d’outils objectivant la qualité et ceux qui tiennent pour une approche alternative où, à l’instar de Moss et Dahlberg, « la qualité est (devenue)[5] un choix et non une nécessité »[6].

Pour les premiers, la qualité peut être définie et mesurée par des critères standards,  prédéfinis par des experts en référence aux résultats de recherche. Elle nécessite l’identification de variables significatives qui contribueraient à produire une série d’effets désirés, notamment sur les développements cognitif, émotionnel, social et affectif des jeunes enfants. Se posent alors des questions techniques d’instrumentalisation et d’outillage qui doivent répondre à des critères de validité et résoudre une série de biais notamment liés aux effets de contexte où ils sont produits.

Les seconds reprochent aux premiers une centration trop forte sur les questions techniques et la détermination d’indicateurs et d’instruments sûrs et valides ainsi qu’une attention disproportionnée aux indicateurs de ressources matérielles au détriment d’indicateurs qualitatifs et de processus plus subtils (Woodhead, 1999). Ils dénoncent l’usage de la notion de qualité empruntée au monde économique et aux visées néo-libérales. Ils relèvent les risques de standardisation dans le développement de services où les dimensions éducatives, éthiques et politiques ne seraient pas suffisamment prises en compte.

Pour eux, la qualité n’est pas une notion entièrement objectivable, définissable de manière universelle. Ils optent pour une approche contextualisée des institutions, en prise avec les valeurs, dans une perspective qui allie complexité, pluralité et subjectivité (Moss, Dahlberg, Pence, 2000[7]). Ils veulent passer d’une focalisation sur les problèmes techniques de savoirs et de mesures à un questionnement éthique et politique (Dalhberg & Moss, 2005)[8].

A l’origine de cette nouvelle façon de voir, les travaux du réseau européen des modes d’accueil coordonné par Moss qui, dès 1991, considèrent la qualité des services comme un « processus dynamique et continu d’aplanissement des aspérités des différents points de vue des groupes d’intérêts (p. 7)» et qui relèvent l’importance de s’interroger sur les pratiques avec les enfants et les familles, sur les conditions de mise en œuvre et plus largement sur les politiques qui concernent le secteur, sans édicter de repères prédéfinis. Dans la même perspective, en 1996, ce réseau européen a initié un programme d’action pour dix ans : « Cibler la qualité dans les services d’accueil pour jeunes enfants » qui est notamment relayé aujourd’hui par les travaux d’Enfants d’Europe.

Ce mouvement gagne aussi le monde scientifique qui exerce sa fonction critique en posant une série de questions. Constatant que, par le passé, le processus a été dominé par un petit groupe d’experts, à l’exclusion d’un grand nombre d’autres parties concernées par les soins et l’éducation des jeunes enfants, il est proposé ici de s’interroger sur ce que représente le processus de définition de la qualité : qui est impliqué ? comment le processus se réalise-t-il ? Il s’agit de privilégier des approches contextualisées spatialement et temporellement, qui amène à reconnaître la dimension culturelle et d’autres formes signifiantes de diversité. Ce qui sera considéré comme « service de qualité » en Suisse romande ne sera pas nécessairement identique aux choix posés dans d’autres pays ou d’autres régions du monde. Pour les auteurs, il n’y a ni savoir universel, ni réalité absolue, ni graal de la qualité que des experts devraient découvrir. Le monde et nos savoirs sont considérés comme des construits sociaux : le monde est toujours notre monde, compris et construit par nous-mêmes : une perspective éthique qui « conteste non seulement l’universalisme, mais aussi le consensus et à la place privilégie le fait de ne pas savoir avec certitude selon un principe d’indécidabilité »[9].  Dans cette perspective, les tenants de cette approche alternative nous invitent à laisser de côté la notion controversée de qualité pour nous engager dans une démarche participative et démocratique centrée, sur « le faire sens » à propos de pratiques éducatives situées (Dahlberg, Moss, Pence, 2012)[10].

La qualité : des cultures de pensée et d’action

De notre côté (Pirard, 2007, à paraître), nous nous sommes intéressée aux débats sur la qualité, tant parmi les acteurs de la recherche (à partir d’une analyse de la littérature, notamment anglo-saxonne) qu’entre professionnel-le-s de l’enfance (à partir d’une analyse de conflits d’idées lors de réunions de travail dans des services EAJE belges que nous accompagnions). Nos analyses ont fait ressortir la présence de conceptions très différentes dans les manières de voir les services ainsi que dans le développement professionnel des personnes qui y travaillent. Elles ont permis d’identifier des cultures de la qualité[11] qui donnent des clés interprétatives pour comprendre les différends qui opposent des acteurs engagés dans des projets communs, cela sans donner de modèles prescriptifs. Elles se présentent comme des outils d’intelligibilité qui aident à penser plutôt qu’à juger.

a) Une culture de la qualité normative : l’image du bon chemin

Dans une première métaphore, la culture qualité pourrait être traduite par l’image du bon chemin à emprunter pour atteindre au mieux un idéal, celui souvent défini dans les textes de référence. Elle se fonde sur la recherche de normes et de certitudes particulièrement importantes dans un secteur en recherche d’une spécificité éducative qui le démarquerait de l’enseignement obligatoire.

Cette image suppose qu’il existerait un idéal impliquant une recherche de « bonnes » normes, de « bonnes pratiques », de « principes éducatifs », de « modèles d’action » que chaque professionnel-le devrait connaître, appliquer et respecter grâce notamment à l’apport des savoirs scientifiques et des experts qui les maîtrisent.

Dans cette culture, la qualité est considérée comme objectivable, mesurable et contrôlable. Sa définition et son évaluation se réalisent en fonction de critères et de standards voulus valides. La référence aux savoirs scientifiques et appliqués, en particulier ceux de la psychologie développementale, constitue un gage de validité.

Pour définir cet idéal et trouver le bon chemin, on fait appel à des observateurs-experts externes qui peuvent, à un moment donné, avec des moyens appropriés (notamment les échelles standardisées très utilisées dans les pays anglo-saxons), aider à définir, évaluer la qualité, établir des diagnostics, définir des écarts à la norme. Dans la foulée, le recours à des intervenants spécialistes est valorisé pour réduire les inévitables écarts observés par rapport à l’idéal escompté, pour en quelque sorte, régulariser les pratiques mises en œuvre par la mise à disposition de savoirs sous une forme appropriable par les professionnel-le-s supposés les appliquer sur le terrain.

b)  Une culture de la qualité intersubjective : l’image de différents chemins

Une deuxième culture peut être représentée par l’image de différents chemins, ceux que les acteurs ont choisi d’emprunter et qui aboutissent à différents points. Cette image rejette la norme d’excellence et donne plus d’importance aux cheminements propres à chacun.

L’attention se focalise moins sur des résultats attendus que sur des processus-qualité. La participation de tous les acteurs de terrain concernés par l’éducation dans la définition et l’évaluation de la qualité est particulièrement valorisée ; la qualité des services est alors le fruit toujours révisable d’une co-définition culturellement située et impliquant différents points de vue qui peuvent être contradictoires. Les savoirs scientifiques ne constituent qu’une source d’inspiration parmi d’autres formes de savoirs et d’expression comme celles des enfants, des familles, des professionnel-le-s, des communautés locales, des élus. La question des arbitrages en cas de conflits de points de vue reste posée.

L’évaluation davantage interne tente de tenir compte de la diversité des points de vue sans chercher à parvenir à un consensus. L’expertise apparaît comme une compétence partagée et non directement liée à la détention de savoirs scientifiques. L’expert ferait plutôt place à l’agent facilitateur qui évite d’interférer avec le cheminement propre des acteurs concernés et adopte une position de retrait, qui peut, comme le souligne Boutinet parmi les paradoxes de l’accompagnement, le placer en position dominante malgré lui[12].

c) Une culture de la qualité effective : l’image d’un faisceau

La troisième culture peut se traduire par l’image d’un faisceau, celui des transformations éducatives possibles, dans un cadre fixant les limites du permis. Ici, tout ne peut être considéré d’égale valeur.

Il s’agit dans ce cas d’assurer les conditions minimales de fonctionnement (qualité formelle) sans les dissocier de leur mise en œuvre dans les services (qualité effective)[13], de gérer des tensions entre des visées apparemment contradictoires, d’assurer la reconnaissance d’un cadre qui définit des principes éducatifs de base et la valorisation d’une diversité dans les pratiques (« la diversité dans la cohérence »)[14], de rechercher une certaine objectivité avec la volonté de tenir compte les subjectivités, de favoriser l’engagement dans un processus de transformation des pratiques éducatives et dans la recherche de résultats.

La qualité des services est conçue comme le fruit d’une construction commune en fonction de critères en partie préétablis, en partie à redéfinir dans l’action et l’interaction inhérentes au fonctionnement des services. L’approche valorise l’idée d’une dynamique des « normes instables »[15], qui maintient l’importance de normes à remettre toujours en question collectivement à la lumière des pratiques éducatives quotidiennes, générant ainsi une réorientation permanente vers d’autres possibles.

Pour ce faire, l’approche accorde une place centrale aux savoirs construits dans l’action et l’interaction, sans pour autant faire fi des autres formes de savoirs, y compris développementaux. Il s’agit moins de privilégier une forme de savoir par rapport à d’autres comme dans l’approche normative ou de valoriser la pluralité des savoirs potentiels comme dans l’approche intersubjective que de rechercher une articulation de ces savoirs qui permette une mobilisation en acte et en situation.

Cette approche privilégie une évaluation négociée et interactive où la régulation des pratiques éducatives ne se confond pas avec une procédure de régularisation ou de mise en conformité. Elle est centrée sur l’interaction entre acteurs (experts, professionnels, enfants, familles, décideurs) engagés ensemble dans une définition du juste et du souhaitable mise à l’épreuve dans les contingences quotidiennes. Elle s’inscrit dans une dynamique de dispositifs et de projets locaux qui ne dissocie les processus ni des produits, ni des contextes.

Pour ne pas conclure

Certains poursuivent leur quête qualité, d’autres préconisent de mettre cette notion polysémique de côté. Pour notre part, nous avons fait le choix de nous interroger sur les sens et significations accordées à cette notion largement répandue. Nos expériences d’accompagnement sur le terrain nous ont permis de comprendre combien les références à la qualité pouvaient être source de malentendus, voire de tensions ou de contradictions. Pourtant elles n’excluent nullement la possibilité d’agir ensemble et de contribuer à une amélioration des conditions éducatives, au bénéfice des enfants et des familles. Nous faisons le pari que mieux comprendre les différentes manières de penser, voire d’agir, sans en imposer une au détriment de l’autre, constitue une démarche essentielle dans un secteur marqué par des enjeux de professionnalisation. Favoriser des confrontations de points de vue entre l’ensemble des acteurs plutôt que les opposer pour contribuer ensemble à un accueil et une éducation respectueuse des droits des jeunes enfants est un but en soi.


[1] Chargée de cours à l’Université de Liège (Belgique), responsable de l’unité  PERF (Professionnalisation Éducation Recherche Formation) à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation, florence.pirard@ulg.ac.be

[2] Enfants d’Europe (2008), Vers une approche européenne de l’accueil de la petite enfance (www.childrenineurope.org), p. 8.

[3] Pierrehumbert, B. (1992), L’accueil du jeune enfant. Politiques et recherches dans différents pays. Paris : E.S.F.

[4] OECD (2012). Starting Strong II. Early Childhood Education and Care. Paris: Organisation for Economic Cooperation Development.

[5] Terme rajouté par l’auteure.

[6]Moss, P., Dahlberg, G. (2007), « Au-delà de la qualité, vers l’éthique et la politique d’éducation préscolaire », In G. Brougère, M. Vandenbroeck, Repenser l’éducation des jeunes enfants. Bruxelles : Peter Lang  , p. 61.

[7] Moss, P., Dahlberg, G., Pence, A. (2000). Getting beyond the problem with quality? European Early Childhood Education ResearchVol. 8, n°2, p. 104.

[8] Dalhberg, G.,  P. Moss. (2005). Ethics and politics in early childhood education and care, postmodern perspectives. London: Routledge Falmer.

[9] Dahlberg, G., Moss, P., Pence A. (1999), Beyond Quality In Early Childhood Education and Care, Falmer Press, London, 1999, p. 40.

[10] Dahlberg, G., Moss, P., A. Pence (2012). Au-delà de la qualité dans l’accueil et l’éducation de la petite enfance. Les langages de l’évaluation. Toulouse : Erès.

[11] Pirard, F. (2007). L’accompagnement professionnel face aux enjeux de qualité de services. In G. Brougère, M. Vandenbroeck, Repenser l’éducation des jeunes enfants. Bruxelles : Peter Lang, pp. 225-243.

F. Pirard (à paraître). Interroger l’accompagnement à la lumière des cultures de qualité: théorisation et mise en œuvre. G. Brougère, S. Rayna ENS. Suite à la conférence plénière au colloque « Au-delà de la qualité de l’accueil et de l’éducation de la petite enfance » organisée par l’Institut Français de l’Éducation (IFE) et du Centre de Recherche Interuniversitaire Expérience Ressources Culturelle et Éducation (Experice), Paris, France (26 octobre 2012).

[12] Voir à ce sujet le paradoxe de l’accompagnement relevé par Boutinet, J. P. (2002). Questionnements anthropologiques autour de l’accompagnement, Education permanente, n°153, 241-250.

[13] En référence à la distinction entre qualité formelle et effective proposée par Furter, P. (1983). Les espaces de formation, essai de microcomparaison et de macroplanification . Lausanne : Presses Polytechniques Romandes.

[14] Op cit., p. 4.

[15] Vial, M. (2001). Evaluation et régulation. Dans G. Figari et M. Achouche (dir.). L’activité évaluative réinterrogée. Bruxelles : De Boeck, pp. 168-178.

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