Le travail contre les platitudes qualitatives

Parler de la qualité du travail éducatif nous a paru d’une urgente nécessité. Immédiatement nous nous sommes mis à la tâche et n’avons très vite brassé que des principes généraux, qui faisaient une telle unanimité entre nous, qu’ils en sont devenus suspects. De quoi parlions-nous vraiment ? Devant la difficulté de cerner ce que pouvait être du bon travail, nous avons tenté de nous replier sur ce qu’était du mauvais boulot. Là, des situations ont pris forme, des échecs ont été évoqués, bref, le réel est devenu résistant, et, par là, il a pris consistance. Commençons par le pire.

Une très grande majorité des femmes et des hommes qui travaillent s’efforcent obstinément de bien faire ce qu’ils et elles ont à faire. Quand les gens bâclent ou sabotent leur boulot, c’est qu’ils y sont souvent contraints par l’organisation du travail, ou se trouvent moralement dans une obligation de sabotage, parce que sa bienfacture porterait préjudice à l’humanité telle qu’on peut la rêver.

A son retour des camps nazis, Antelme a ces mots pour décrire le travail forcé[1] : « C’était apparemment une usine comme les autres. Un bruit terrible s’en élevait : la grêle des marteaux à river. Des hommes habillés de mauve travaillaient devant les établis. On aurait pu se laisser prendre par l’affairement paisible qu’ils mettaient dans le travail. Mais bientôt apparaissait l’énorme contradiction entre cet uniforme et l’application de ces mains qui fabriquaient. Courbé sur la pièce, chacun détenait un secret qui vouait cette pièce à la destruction, à la poussière. Tous travaillaient à une chose dont ils voulaient qu’elle ne fût pas. C’était du mime. »

Pour situer un peu le propos, cette usine fabriquait des carlingues de bombardier, et, sur la dizaine mise en chantier, aucune n’a été opérationnelle.

La qualité serait donc une question permanente, qui ne trouve que des solutions provisoires à des problèmes volatils et singuliers ?

La qualité serait un peu comme la sécurité, la santé ou la liberté : personne n’est contre, et pourtant personne n’est d’accord sur ce que cela implique. Toutes et tous aspirent à travailler en toute sécurité, pourtant des usines s’effondrent sur les ouvrières* du textile. La logique marchande a un peu de peine à considérer que la sécurité des travailleurs* limite la liberté d’entreprendre et de vendre. Toutes et tous, nous désirons vivre longtemps et en bonne santé, aptes au bonheur et à la jouissance. Pourtant les statistiques, dans leur sauvage neutralité, montrent que les égoutiers meurent plus vite que les banquiers. Allez comprendre !

La sécurité de qui, la santé dans quelles conditions, la liberté au nom de quoi ?

Pour quelle vie ?

Ces questions lancinantes traversent aussi la qualité. Quelle qualité, pour qui, au nom de quoi ?

Et ces questions impliquent aussi de réfléchir à ce que nous ne savons pas très bien faire, ces « pour qui » signifient peut-être aussi des « contre qui ». Là, j’entends déjà l’objection des coutumiers* de la troisième voie, celle des « avec qui » ; celles et ceux dont la vocation première est de noyer le poisson dans la fange conservatrice, qui assure la continuation du pire depuis des années. Pour faire court, je dirai simplement que ce « avec qui » ne diminue en rien la vigueur du « contre qui ».

La qualité serait donc irrémédiablement une dispute ; elle se tiendrait à l’opposé de l’irréfragable. Quel beau mot ! Françoise Héritier parlait des sociétés patriarcales en disant que ce qui les caractérise, c’est le droit irréfragable des hommes d’assouvir leur désir.

Au passage, remarquons que les rapports de domination sont systématiquement adossés à un mur d’indiscutable.

Première bonne nouvelle : si la qualité est un débat, une controverse, elle aura bien de la peine à devenir un gadget totalitaire.

Quoique… le pouvoir des gestionnaires est si arrogant, qu’il est devenu un empêchement de travailler.

La norme et le label tiennent une permanence dans le dossier. Pour nous, même si ce nous est loin d’être univoque, il est vital que les professionnelles* participent au débat sur la qualité. Il est hors de question de laisser les docteurs ès qualité confisquer la parole ou d’abandonner aux expertes* la détermination des critères de qualité.

Le surplomb habituel de l’expertise se donne à voir dans la connaissance très partielle que ces dernières ont des métiers de la petite enfance. Soit elles les ont quittés par le haut, il y a très longtemps, soit elles ne les connaissent que par le biais de spécialités académiques. Il ne s’agit pas ici de minimiser l’importance des savoirs constitués, mais plutôt de réaffirmer la complémentarité non hiérarchisée des intelligences pratiques et des intelligences conceptuelles. Les académiciennes* qui prennent au sérieux le travail éducatif sont des perles rares. Les professionnelles* qui s’intéressent aux concepts et les frottent à la réalité des situations ne le sont pas moins. Quand celles et ceux qui s’y collent se mettent à produire des concepts pour rendre un peu plus intelligible ce qu’elles/ils font, alors le bonheur de comprendre et le plaisir de faire sont des merveilles d’humanité. Cette revue les guette.

Les problèmes que posent les procédures de labellisation tiennent à leur obsession de mesurer et quantifier. Les activités de mensuration ont le défaut inexcusable de réduire le travail au mesurable, et d’éviter comme une maladie honteuse les incommensurables. Personne ne peut dire à quoi sert l’éducation, ni quels sont les signes d’une réussite éducative. On sait néanmoins qu’éduquer limite la pauvreté et que le savoir augmente le pouvoir d’agir. Au moins ça…

Il faut attendre trente ans avant de savoir si le travail que l’on a fourni est satisfaisant ou non ; et se contenter d’une incertitude quant à la responsabilité que l’on peut revendiquer.

On peut se lamenter, avec toutes les droites européennes, sur le coût de l’éducation, on peut déplorer l’augmentation des budgets d’aide sociale, on peut quantifier les places de prison nécessaires au bonheur des riches, donner la hauteur optimale des murs qu’il faut ériger pour se protéger des envahissements, etc. ; mais il n’est pas à notre portée de corréler politiquement et indiscutablement ces désastres sociaux avec l’ignorance crasse dans laquelle est maintenue une part importante de la population. L’effort d’éduquer reste une idée que l’on se fait du bien-vivre. Un horizon de l’histoire humaine.

Pour les maîtres* du monde, le savoir a l’extrême défaut de rendre les gens moins crédules, et ainsi moins exploitables. Que l’on parle d’enfants ou d’adultes, l’ignorance d’autrui est la source inépuisable de la domination.

L’acte d’éduquer peut devenir un chemin d’émancipation pour ceux* à qui tout est refusé, ou un danger pour les obsédé·e·s de la conservation du patrimoine et des privilèges. La qualité du travail éducatif devrait assumer ce risque d’un changement sociétal majeur. La démocratie, c’est quand le peuple pense, et qu’il pense solidairement, au risque de l’insubordination. La ploutocratie, c’est quand le pouvoir est durablement confisqué par quelques uns*, fortunés et décidés à le rester. La dictature militaire ou technocratique, c’est quand les ploutocrates sont au bout du rouleau et disent ouvertement leur violence.

La question de savoir où se tient la social-démocratie n’a toujours pas de réponse crédible.

Nous n’avons bien entendu pas su traiter le problème politique que pose la qualité du travail éducatif. Les questions « quelle qualité, pour qui au nom de quoi ? » demeurent entières, et vous ne trouverez que des ébauches de réponses qui conduisent inlassablement à d’autres questions. Ce n’est pas nouveau, mais je le dis encore une fois : méfions-nous des réponses qui éteignent les questions.

Dans notre groupe de travail, il s’est trouvé une éducatrice qui différenciait radicalement ce qu’elle « avait dans la tête » de ce qui lui « prenait la tête ». La prise de tête ayant un côté mortifère, alors qu’avoir des choses en tête tenait au plaisir de penser et d’agir.

Je ne suis pas sûr que le plaisir soit si clairement distinct de la souffrance. Non pas que le bonheur soit une équivalence du malheur, mais plutôt que l’effort de penser est un vrai travail, c’est-à-dire qu’il déroule des moments qui oscillent entre désespoir et euphorie, entre ce qui se dessine provisoirement comme possible et ce qui se révèle comme hors de portée. Personne ne peut dire sérieusement que le travail humain est une constante sinécure, que l’effort de faire se déploie dans une harmonie merveilleuse. Pourtant personne ne peut nier que la belle ouvrage est un plaisir précieux. Le souci de la qualité du travail traverse l’histoire humaine, depuis la nuit des temps.

Inutile de laisser croire aux idiot·e·s gestionnaires qu’ils/elles viennent de l’inventer et de leur laisser le moindre pouvoir sur ce que les humains font pour vaincre l’adversité.

Les hommes et les femmes souffrent profondément quand ils/elles sont empêché·e·s de bien travailler. C’est de cette évidence que partent les questions fécondes. Les perversions polymorphes et les narcissismes outranciers sont des raretés. Il convient de ne pas leur laisser toute la place.

[1] Antelme, Robert (1957), L’espèce humaine, Paris, Gallimard.

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