L’enfance: un trouble à l’ordre public?

Sous la direction de Dominique Ratia-Armengol et Claire Vicente-Brion. Erès, Toulouse, 2011

Ce petit livre (son format), composé d’articles d’auteur·e·s considéré·e·s dans le monde de la petite enfance, dénonce quelques grands travers de cette époque postmoderne ou hypermoderne (suivant la terminologie utilisée)[1].

Un grand livre (son contenu) qui questionne/présente différentes pratiques mises en place dans les lieux petite enfance, sans pour autant être dans la déploration mais plutôt en rendant attentif, attentive chacun·e à comprendre et prendre position face à ce qui est en train de se passer. Un livre dans lequel se glissent également des petites vignettes cliniques très parlantes pour les professionnelles et très en lien avec les propos des auteur·e·s.

Un exemple parmi d’autre :

Que penser d’ « Un projet d’équiper les enfants en crèche d’une puce électronique glissée dans les vêtements fournis par la crèche (…) » [2]. La sécurité à n’importe quel prix ? Plutôt que de tracer les enfants chaque seconde, un vrai travail éducatif est-il envisagé ou simplement permis par le nombre d’éducatrices présentes ? Doit-on, à chaque instant, rendre compte de la vie de chacun·e?

Autre travers de cette époque postmoderne, rentabiliser, produire ( du chiffre, de l’effort, de la performance, des apprentissages,…).

Alors nous pouvons, comme le dit Ratia-Armengol (Ibid., p. 12), décemment nous questionner :

« Quel regard portons-nous sur les enfants ? Devons-nous réduire la période de l’enfance et faire de la période de découvertes une périodes de stimulations pour des apprentissages toujours plus précoces ? » et dénoncer, répertorier, cocher dans des cases ceux et celles qui ne sont pas capables d’apprendre dans ce nouveau temps imposé ?

Saül Karz[3] (Ibid., p. 24) dans son intervention parle lui de « mise en inquiétude » des professionnels, puisque nous vivons en France comme en Suisse « une époque de remodelage quantitatif et qualitatif, de mutation de fond et de forme des conceptions et des ressources (financières, en personnels, en compétences) de l’accueil de la petite enfance. » L’économie a bon dos, laisse t-il entendre entre les mots, car l’économie reste toujours une économie politique, soit une économie qui a « (…) une certaine conception de la société, de la vie, des êtres. » Si Marx tenait à peu près ces propos « dites-moi ce que vous mangez et je vous dirai à quelle classe sociale vous appartenez », alors nous pouvons dire aujourd’hui « dites-moi ce que vous allouez à la petite enfance et je vous dirai quelle société vous envisagez. » Et ce que les politiques veulent aujourd’hui, ce sont des places à tout prix, c’est à dire peut-être à n’importe quel prix…

Sylviane Giampino dans son article « Enfant troublé ou société dé-responsable »[4] reprend avec force et persuasion ses propos concernant la prévention. Oui prévenir est important, mais de quelle prévention parle t-on ?

Giampino met en évidence deux sortes de prévention à l’œuvre. Une première dont elle dénonce les méfaits. S’agit-il de prévenir pour mieux et vite prédire, au risque faire advenir ce que l’on tentait de « combattre » ?… Giampino parle dans ce cas de prévention mécaniste et prédictive. Prévention dangereuse, mais privilégiée par beaucoup de monde et dans beaucoup de lieux, parce que simple, économique et avec un (arrière) goût de scientificité. Une prévention qui, trop souvent, enferme les enfants dans des cases (par ex. DSM IV) et du coup fixe, fige l’enfant dans ce qu’on dit de lui. En quelques pages Giampino pose les dérives de ce type de prévention : primauté du dépistage, normalisation, médicalisation, illusion de la forme,… Sa synthèse vaut le détour.

Giampino défend une seconde prévention qu’elle appelle prévention prévenante ou « en rhizome ».

Une prévention plus souterraine, moins scintillante, mais diffuse et efficace si mise en œuvre sur plusieurs registres où non seulement les EPE sont partie prenante mais d’autres services également :

Accompagnement de la vie quotidienne des familles ce qui signifie par exemple être attentif à cette famille pendant la grossesse, aider pendant l’allaitement ou dans la décision de ne pas allaiter, être attentif durant les accueils à la crèche le matin et le soir, lors des visites chez le pédiatre etc.

Soutenir l’enfant, la famille, les professionnels impliqués lors des aléas de la vie ordinaire comme par exemple une présence spécifique lors d’une naissance difficile, lors de difficulté de langage, de lecture, mais aussi pendant un déménagement, une séparation ou la perte d’emploi, etc.

Aide psychologique face aux accidents de la vie : Giampino mentionne la perte d’un bébé ou alors l’accompagnement en fin de vie et les soins palliatifs, l’annonce d’un enfant porteur de handicap, etc.

Une manière d’être, d’agir, de penser qui ne se focalise pas seulement sur les manques, les catastrophes ou le sensationnel, mais qui, au quotidien, entoure, accompagne, entend et écoute, soutient, cherche des solutions,… En écrivant ces mots je me rends compte combien les EPE sont au cœur de ce travail. Elles vivent les enfants et les parents au jour le jour et elle sont au cœur de bien des moments énumérés ci-dessus.

Je n’ai passé en revue que quelques-uns des articles composant ce livre dans l’idée de donner envie de s’y plonger. Mais surtout pour ne pas oublier que certaines pratiques, même si elles sont soutenues par les politiques ou encore par les directions ou les équipes, ont vraiment à être réinterrogées.

Je trouve aussi que cet ouvrage est un bon support de discussion pour traiter d’une thématique (la prévention par ex.) avec les stagiaires ou redonner de la vitalité et de la consistance lors de colloques d’équipe.

Ce numéro 108 tente de pointer certains abus, certaines dérives dans lesquels nous sommes pris et que, parfois, nous avons de la peine à entrevoir, à exprimer précisément… Ce grand livre de petit format met des mots sur ces dérives et nomme avec intelligence, pertinence et impertinence ce que nous n’osons plus dire, ni même penser.


[1] À ce sujet et pour comprendre plus en profondeur comment l’individu est pris dans les filets de la mondialisation de l’économie, de la frénésie de la consommation, etc., lire le livre : l’individu hypermoderne (2010) sous la dir. de Aubert, Nicole, Erès Ed.

[2] Ratia Armengol, Dominique. (2011). « Introduction » in : L’enfance : un trouble à l’ordre public ? sous la dir. de Ratia Armengol Dominique, Vicente-Brion ,Claire, Erès Ed., p. 8.

[3] Kartz, Saül, (2011). « la petite enfance aujourd’hui : tournant désastreux ou occasion à saisir ? » in : L’enfance : un trouble à l’ordre public ? sous la dir. de Ratia Armengol Dominique, Vicente-Brion Claire, Erès Ed., p. 20.

[4] Giampino, Sylviane. (2011) « enfant troublé ou société dé-responsable » in : L’enfance : un trouble à l’ordre public ? sous la dir. de Ratia Armengol Dominique, Vicente-Brion Claire, Erès Ed., pp. 55-76.

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