Les étranges assemblages de la norme, de la règle et du label

Nous avions décidé de donner un espace critique au numéro sur la qualité lors de l’assemblée générale de 2014, histoire de montrer que cette revue ne se réduit pas à des décisions administratives et gestionnaires. Il en est resté trois textes avec des divergences et des contradictions, des adhésions partielles et conditionnelles articulées avec des résistances plus ou moins marquées.

Les étranges assemblages de la norme, de la règle et du label

en trois temps désynchronisés et trois opinions au moins

Durant la soirée, il a été souvent question de normes. Selon le Larousse, « la norme est l’ensemble des règles de conduite qui s’imposent à un groupe social », ou encore la « règle fixant les conditions de la réalisation d’une opération, de l’exécution d’un objet ou de l’élaboration d’un produit dont on veut unifier l’emploi ou assurer l’interchangeabilité ».

Dans une institution de la petite enfance, un projet pédagogique peut être vu comme une norme que suit l’équipe éducative, des règles qui fixent le déroulement de la journée, le vécu des activités, la manière de traverser des moments de transition…

Norme vue comme un cadre de référence, elle devrait permettre le positionnement et la pratique réflexive : la règle fixée répond-elle à nos besoins, permet-elle de définir une pratique commune, est-elle adaptée à notre pratique ?

Par exemple lors de l’anniversaire des enfants, la crèche xyz désire marquer la journée de divers petits gestes spécifiques, tout en associant la famille à ce moment. Ainsi la famille peut être présente ou non lors du goûter. Elle peut amener un « gâteau » ou tout autre spécialité familiale (ou du pays dont vient la famille). Afin d’éviter tout débordement ou excès, les éducatrices ont posé des règles : la famille peut amener un gâteau, mais pas de bonbons… Que devient cette règle lorsque la famille nous explique la tradition de la pinata (gros ballon de papier mâché rempli de bonbons ou sucreries que l’on tape jusqu’à ce qu’il explose) ? La situation doit être prise en compte, et la règle précisée. La crèche veut éviter qu’une famille amène des paquets de bonbons à déposer dans les casiers des enfants : effet boule de neige garanti, elle s’était déjà retrouvée avec chaque semaine des bonbons et autres cadeaux dans les casiers avec surenchère de moyens à chaque anniversaire. La pinata est sauvée et pourra être amenée pour l’anniversaire du petit Louis.

Ainsi, si la norme est vue comme une référence à laquelle se raccrocher, elle n’est pas infaillible. Il y a toujours une situation où elle ne peut pas s’appliquer. Elle est donc indissociable d’une pratique réflexive. Le débat de la soirée a donc porté sur la norme interrogeable de celle qui ne se discute pas : la notion de label. « Un label est une marque collective qui se matérialise par des signes distinctifs (nom, logo,..) et qui peut être utilisée par les différentes marques se conformant au cahier des charges du label. Il vise à assurer et faciliter la reconnaissance de certaines caractéristiques du produit ». http://www.definitions-marketing.com/Definition-Label

Le label est présent pour poser des règles qui ne se discutent pas. Par exemple : il faut 1m2 par enfant, une salle de sieste spécifique à cet usage, 1 adulte pour 5 enfants, 2 éducatrices diplômées dans une équipe de 5 adultes, etc. Dans notre contexte, toutes les institutions labellisées répondent aux mêmes règles. Si une crèche change une règle, elle ne peut plus porter l’étiquette, le label.

Reprenons l’exemple du goûter d’anniversaire en relation à un label bien connu lié à la nourriture. Label qui demande un maximum de 3 mets gras sur la semaine, à calculer entre les collations du matin, celles de l’après-midi et le repas de midi. Entre les menus donnés deux semaines à l’avance par le traiteur et les deux anniversaires de la semaine organisés à la dernière minute, comment jongler avec cette règle ? Car il y a le quotidien (les menus préparés) et l’extraordinaire (les gâteaux). Les lieux d’accueil ont répondu à cette question de diverses manières et la multitude des réponses montre la créativité (et l’adaptabilité) dont fait preuve notre beau milieu de la petite enfance.

Il y a la crèche qui joue sur les mots : le traiteur est fourchette verte mais la crèche n’est pas labellisée. Nous annonçons donc que notre traiteur est fourchette verte, mais ne respectons pas les règles liées au label. Le gâteau d’anniversaire ne donne donc pas lieu à une discussion nourrie autour de la nourriture.

Il y a la crèche qui opte pour la politique de l’autruche : le gâteau d’anniversaire ne fait pas partie des menus. Comme c’est un événement spécial et ponctuel, il est un peu considéré comme la visite au marché et le fait d’aller goûter de l’Etivaz à l’étal du fromager. Cependant, comme la crèche accueille 110 enfants à la journée, le gâteau n’est pris que dans le groupe de l’enfant (30 accueils à la journée) et cela fait environ un gâteau par semaine !

Il y a la crèche qui désire ouvrir un dialogue avec les familles sur les alternatives à la traditionnelle tourte forêt noire. Elle prévoit une liste de goûters spéciaux d’anniversaire (glaces, sandwich, tartelettes aux fruits, etc).

Il y a la crèche qui opte pour le goûter « non gras ». Si la famille veut amener quelque chose, ce sera une tresse et rien d’autre !

Il y a la crèche qui travaille avec un traiteur pour le repas de midi, mais organise ses goûters. Elle intègre donc les gâteaux d’anniversaire dans le calcul des « mets gras ».

Le label est là pour poser des normes qui ne se discutent pas. Comment se vivent ces règles quand elles ne correspondent pas aux besoins ou à la quotidienneté ? Il y a alors transgression ou contournement. Comme vu dans l’exemple ci-dessus, une norme vue comme impossible à mettre en pratique a donné lieu à de multiples solutions intéressantes par le fait qu’elles demandent un positionnement (ou une réflexion) de l’équipe face à une thématique. Le label est là et les réponses données sont en relation au vécu quotidien des institutions. La norme indiscutable amène dans ce cas-là de nouvelles perspectives à prendre en compte.

Faut-il donc jeter tous les labels ? C’est bel et bien le contact entre la norme et le quotidien qui donne sa valeur ou son inadéquation au label. Soit on pense que la norme est sensée (pas trop de « menus gras » dans la nourriture des crèches) et alors on va travailler autour de cette notion pour la vivre au quotidien, soit on estime que c’est un non-sens, et on n’adhère pas à ce label, en expliquant haut et fort au public (parents, politique, etc.) pourquoi ce label doit être abandonné.

Dans une équipe, le label critiqué est toujours intéressant. Veut-on l’abandonner ? Non, il est sensé ! Alors, comment on fait ? Si le standard est sensé, l’exceptionnel doit être pensé. Le label ne s’occupe pas des exceptions. C’est bien à l’équipe éducative de s’y coller.

Evidemment, cela demande un libre choix d’adhérer ou non au label. Le danger pourrait donc venir du label obligatoire, imposé par un partenaire, une commune, une loi. S.G.

Lors de notre débat, une personne appartenant à une institution labellisée a relevé que, selon lui, le niveau d’exigence du label, tel qu’il existe actuellement, se situe vraiment au minimum en dessous duquel une institution de moyenne ou de grande taille ne pourrait pas fonctionner. Néanmoins, il remarque que cette démarche a été positive pour son institution, car elle les a obligés à réfléchir à leur pratique, à se reposer des questions sur le sens de telle ou telle manière de fonctionner. Il a ajouté qu’une fois la démarche terminée, il ne voyait pas le sens de la répéter pour renouveler le label, mais qu’il aimerait plutôt poursuivre ce travail réflexif sous d’autres angles, en s’appuyant sur d’autres sources.

Ces conclusions nous ont amené×e×s à un autre aspect qui nous pose question à tous : l’existence d’un label unique ne risque-t-elle pas de pousser les institutions à une certaine conformité, à une uniformité dangereuse et limitative ? En effet, chaque institution se situe dans un contexte différent auquel il semble nécessaire qu’elle corresponde, une institution située dans un quartier populaire, avec une importante population migrante, ne pourra pas fonctionner de la même manière que celle qui a pour cadre un village plutôt agricole. L’histoire de l’institution a aussi son importance, tout comme la singularité de l’équipe qui la rend vivante. Il nous semble aussi primordial de garder une place pour la créativité ; il serait vraiment dommageable que des institutions ne voient pas le jour parce qu’elles ne rentrent pas dans les critères du label par leur style hors norme. Nous pensons ici, par exemple, aux projets de crèches en forêt.

Si le label devient un passage obligé, les institutions vont devoir s’y conformer, ce qui implique qu’il va devenir plus important de montrer une image lisse et correspondant au label, même si ce qui est affiché diffère plus ou moins fortement de ce qui est pratiqué au quotidien. Reprenons l’exemple de l’équipe de la Girolle, qui a publié dans la Revue un article autour de la question du mauvais travail. Leur conclusion est que les moments de non-qualité existent, qu’il n’est pas possible de les supprimer purement et simplement, mais qu’ils doivent être pris en considération, travaillés, mis en débat. Sous la pression d’un label à obtenir ou à maintenir, la tendance inévitable va être de les pousser sous le tapis et de les y oublier.

Il nous semble qu’au contraire, une crèche qui fait du « bon travail », doit pouvoir afficher, porter ce à quoi elle tient, ce qu’elle aimerait obtenir. Cela nécessite la confrontation des points de vue, l’existence d’une « dispute professionnelle » dans l’institution, la capacité à nommer sa pratique et à y donner du sens. Cette manière de travailler nous a semblé difficile à coordonner avec des injonctions normatives venant de l’extérieur.

Nous en sommes venu×e×s à nous demander à qui s’adresse le label en Suisse romande. En effet, comme nous l’avons déjà souligné, ce qui est demandé semble correspondre à un minimum pour qu’une crèche fonctionne, minimum qui nous semble acquis dans la grande majorité des crèches publiques. De plus, les crèches subventionnées par les collectivités débordent, le label paraît par conséquent peu attractif dans un sens commercial. Le site internet consacré au label indique que l’un des objectifs de celui-ci est que « les parents puissent choisir une structure d’accueil en connaissance de cause[1] », mais en réalité, ceux-ci n’ont pas la possibilité de choisir le lieu d’accueil que leur enfant va fréquenter. Par conséquent, le label s’adresse-t-il aux crèches privées en priorité ? En effet, c’est bien dans ce type de structure qu’un label peut offrir une garantie aux parents, et permettre d’attirer des clients potentiels malgré les tarifs élevés. Pourtant, il nous semble, en tant que professionnel×le×s, que c’est bien le développement d’une offre de qualité pour toutes les familles (donc avec un subventionnement qui permet d’adapter les prix aux revenus des parents) qui est nécessaire. L’existence de crèches privées labellisées ne devrait pas décharger les communes de leurs responsabilités. De la même manière, un label pourrait avoir pour effet secondaire de permettre aux instances politiques de se défausser de leurs responsabilités de contrôle, de les privatiser en quelque sorte. M.F.

Une norme définirait ainsi des usages normaux, validés plus ou moins explicitement par les pratiques sociales agréées par une communauté. Cette communauté aurait le pouvoir exorbitant de décréter les bonnes pratiques. Toutes les familles que je connais de près sont anormales. Monsieur survit inexplicablement à une maladie orpheline qui, normalement, aurait dû le tuer depuis longtemps. Madame est bisexuelle et affiche, selon la bienséance bourgeoise, un excessif bonheur libidinal. L’ainée de leurs enfants souffre d’une légère insuffisance intellectuelle, le cadet est un associal à haut potentiel, tandis que la benjamine affiche une conformité aux standards si absolue qu’elle frise la maladie mentale. Madame, élevée dans une sévère tradition juive, s’est convertie au catholicisme pour emmerder son oncle paternel, rabbin de son état. Monsieur est athée militant, bouffeur de curé depuis des générations. Leur étrange mariage a été conclu comme un plan d’épargne logement dans une période d’habitat pénurique. A leur table, nous comptons une carnivore, deux végétariens, une végétalienne et une indéterminée qui n’aime pas les choux. Tout ce petit monde vit assez bien ensemble en n’étant jamais d’accord sur à peu près tout. C’est une famille solvable, on y parle deux langues nationales, leur capital culturel est explosé, mais solide. Les éducatrices de la petite enfance ont beaucoup ri en éduquant ces enfants-là.

La norme définirait des règles. Pour paraphraser Jean-Luc Godard, le propre de la règle c’est de chercher inlassablement à éliminer les exceptions. Les vies humaines sont exceptionnelles par nécessité, et parfois par plaisir. L’état d’exception, c’est quand le droit ne suffit plus à justifier la règle, alors on remplace les simulacres de justice par l’exercice de la force. Les chars sont dans les rues et les stades deviennent des prisons. Cette exception-là n’en est pas une, pour paraphraser Carl von Clausewitz, c’est la simple continuation du même par d’autres moyens.

Le label est essentiellement décoratif, on l’affiche sur la porte ou au revers de sa veste, un peu comme une médaille. Cette médaille n’est pas la reconnaissance d’un fait avéré. Elle est provisoire, soumise à condition d’actualisation. Cette condition est avant tout payante et nourrit une foule de consultant×e×s. Ce côté labile du label est avant tout la force lucrative du truc. Dans la vie quotidienne, la mienne au moins, les labels comptent pour beurre. Plusieurs fois je me suis fait avoir par leurs garanties pour de faux. Un exemple : j’aime les arbres, et j’aimerais beaucoup que les forêts me survivent. Les meubles de mon jardin sont en teck, avec le label qui précise le souci écologique des sylviculteurs. Je les ai achetés avec une remarquable bonne conscience. Un esprit plus affûté que le mien m’a fait remarquer que le bois venait d’Uruguay, qu’il avait été usiné au Vietnam et commercialisé par une société polonaise. Je n’ai plus aucun doute sur la réalité de la mondialisation capitaliste. L’étiquette labellisante, très joliment incrustée au dos des chaises, est devenue l’illustration de ce que veut dire pipeau pour de vrai. Aucun doute : les démarches labels font réfléchir. J.K.

Ces trois textes disent combien le label a peiné, lors de cette soirée, à trouver un réel soutien parmi les personnes présentes. Au mieux, il a été considéré comme un outil possiblement utile, pour autant quil soit librement choisi par celles et ceux qui travaillent dans l’institution, qu’il puisse être remis en question en tout temps et qu’il puisse garder une certaine souplesse face aux exceptions. Au pire, on l’a traité comme un machin inutile, voire dangereux, s’il en venait à empêcher les professionnel×le×s de penser leur pratique en limitant leur pouvoir d’agir.

[1] www.quali-ipe.ch

Retour en haut