Mouvement, rythme et pensée: une histoire d’ajustement

Intégration psychomotrice et sentiment de continuité d’existence

A l’occasion de la rédaction de cet écrit, j’ai découvert que l’apparition du mot « bébé » dans notre langue est associée au surnom qu’un roi polonais, Stanislas I, avait donné dans les années 1700 à un nain. Cette information m’a renvoyée aux figurations d’enfants avec des visages d’adultes, telles qu’on les trouve dans l’histoire de la peinture classique. Il a fallu que les conceptions sociales envisagent le bébé avec un monde interne qui lui soit propre, pour que les peintres puissent les représenter avec un visage poupon.

Et voici qu’avec la fin du XXe siècle, nous avons découvert que le bébé était un sujet en devenir, éprouvant des affects, des sensations et ayant des compétences. La société s’est mise à parler de « Monsieur Bébé ». Mais aurait-on oublié que ce même bébé a besoin de l’étayage de l’adulte pour grandir ? C’est du moins une question que soulève le constat des difficultés psychomotrices et l’immobilité en croissance relevée depuis quelque temps chez les jeunes enfants.

La réflexion  que je vais développer s’étaye sur le postulat que le mouvement et l’ajustement intersubjectif constituent des jalons indispensables aux processus d’intégration psychomotrice et de subjectivation, c’est-à-dire au développement d’un équilibre, d’un rythme à soi, d’un sentiment de continuité d’existence et de pensée.

Julian de Ajuriaguerra, qui durant de nombreuses années a dirigé les soins en psychiatrie à Genève entre 1959 et 1975 et a été à l’origine de la formation en psychomotricité à Genève, avait souligné dès le début des années 1960 que le système nerveux est une condition nécessaire mais non suffisante au développement. « A la naissance l’enfant dispose d’un certain nombre de potentiels qui dans la relation mutuelle (mère-enfant) se transforment en un “équipement de base”[1]. »

De son point de vue, l’organisation psychomotrice résulte et évolue dans le rapport entre les structures anatomiques, les fonctions psychomotrices et le fonctionnement du sujet. Le fonctionnement correspond à la part active du sujet, s’exprimant notamment dans la manière dont il entre en relation avec son environnement humain et son milieu physique. Ceci signifie que les expériences que réalise l’enfant sont tout aussi importantes que ses potentiels de départ.

Pour se développer, l’enfant a besoin de repères et de soutiens  qui organisent son fonctionnement. Nous appelons ces constituants psychomoteurs « points d’appui ». Ils sont tant sensorimoteurs et posturaux, que cognitifs et affectifs. Comme nous l’avons écrit avec Sylvie Wampfler Bénayoun[2], leur qualité va soutenir l’enrichissement de l’organisation psychomotrice du sujet.

En voici quelques exemples :

– Le regard : le contact œil à œil offre un ancrage et une orientation. Articulé au portage de l’adulte, il confère à l’enfant le sentiment d’être tenu.

– La stabilisation posturale : les points d’appui nécessaires à la stabilisation posturale du bébé se situent en particulier au niveau des pieds, du bassin, de la tête et du regard. Ils soutiennent le développement des coordinations et permettent à l’enfant de sortir des schémas posturaux relativement rigides dont il dispose à sa naissance.

– Les flux sensoriels : ils peuvent être d’ordre visuel, auditif, tactile, vestibulaire, etc. La manière dont ces stimulations s’agencent est déterminante pour la compréhension que l’enfant va développer des directions, des orientations dans l’espace; en effet, c’est au travers des co-variations sensorielles que l’enfant va peu à peu identifier des liens entre ses actions et leurs effets sur son environnement physique et relationnel[3].

– L’étayage et l’attention de l’adulte : la qualité de présence contenante de l’adulte, qui co-éprouve et co-pense les expériences de l’enfant, va soutenir chez ce dernier la possibilité de s’orienter, d’entrer en contact avec son environnement et avec lui-même, pour s’inscrire progressivement dans la dynamique intersubjective.

Ces différents points d’appui sont tous indispensables au développement des coordinations et du redressement postural, à l’orientation dans l’espace et à l’émergence d’actions finalisées, au développement de capacités d’attention et d’ajustement à l’égard de l’environnement, ainsi qu’à l’émergence d’un travail de pensée et de capacités d’anticipation témoignant d’un sentiment de continuité d’existence.

Progressivement, l’enfant va intérioriser ces points d’appui qui lui ont été offerts. Les premières formes d’intériorisation se reflètent notamment dans l’apparition des conduites de jonctions (main-bouche, œil-main, main-main, main-pieds, etc.) qui témoignent de l’enrichissement de ses capacités d’auto-organisation. Puis ces jonctions, de nature périphérique, laisseront place à des points d’appui plus intériorisés dont l’axe corporel en est une des formes les plus complexes.

La possibilité d’exécuter un geste fin comme un pointé du doigt ou une activité de lecture d’image requiert un certain degré de coordination et de dissociation segmentaire qui reposent sur des points d’appui internes indispensables à la stabilisation du corps et de l’attention. Henri Wallon avait d’ailleurs souligné déjà en 1954[4] que « la capacité de stabiliser et d’orienter son attention sur une tâche repose sur les mêmes mécanismes que la posture ».

Plus l’enfant est jeune, plus il a besoin d’appuis extérieurs contenants pour se stabiliser et organiser son mouvement. Nous retrouvons le même besoin chez les enfants instables.

Nous devons donc être attentifs à fournir au bébé les moyens de construire ses propres coordinations. L’une d’entre elles sous-tend la dissociation des ceintures scapulaire et pelvienne, c’est-à-dire la rotation du buste.

Qu’apporte cette rotation dont nous pourrions penser qu’elle n’est qu’un mouvement ? En fait beaucoup de choses. Lorsque l’enfant peut jouer de ses épaules sur son bassin, il découvre une liberté de mouvement qui va lui permettre de s’orienter sur les côtés, mais aussi de regarder derrière, pour finalement se retourner et sauter dans l’espace comme le dit Geneviève Haag[5]. Ces mouvements rotatoires du buste apparaissent aux alentours des 7-8 mois. Il est intéressant de constater qu’ils coïncident avec l’émergence de la permanence de l’objet et de la différenciation du familier et de l’étranger, réponses qui requièrent le développement d’un certain sentiment de continuité de soi.

De plus, les mouvements rotatoires marquent un changement majeur : l’enfant peut dès lors conjointement s’orienter vers un objet ou une personne, tout en conservant corporellement l’indication qu’il était préalablement orienté vers autre chose. Cette dynamique corporelle coordonnant gauche et droite, haut et bas coïncide avec l’apparition des conduites de pointer du doigt et d’attention conjointe.

Nous voyons donc combien l’émergence d’un « simple » mouvement témoigne d’une transformation de l’ensemble de l’organisation psychomotrice.

Dans ce sens, le problème que présente l’utilisation prolongée de certains sièges pour bébé est que ces dispositifs favorisent des schémas posturaux archaïques, en flexion ou en extension. Les schémas de flexion ne permettent pas l’orientation vers l’environnement. Et les schémas d’extension entravent l’apparition des différentes jonctions (main-bouche, œil-main, main-main, etc.) et ne permettent pas aux rotations de se mettre en place.

De prime abord aidant, ce genre de matériel n’offre donc pas le maintien postural (notamment au niveau du bassin) dont l’enfant a besoin pour construire ses propres points d’appui.

Revenons brièvement sur le sentiment de continuité d’existence, lequel sous-tend ce que J. de Ajuriaguerra avait nommé la mélodie kinétique[6]. Ce sentiment et la capacité d’être seul (Winnicott[7]) qu’il requiert, fondent le processus de subjectivation.

Pour devenir un sujet pensant il faut avoir été pensé, c’est-à-dire paradoxalement avoir été assujetti. On connaît la polysémie du mot sujet qui trouve son origine dans l’expression « être sujet du roi ».

La conscience de soi passe préalablement par le regard de l’autre (Marcelli[8]). L’enfant a besoin d’être regardé pour se voir et se penser.  Ainsi l’expérience d’un partage de regard est nécessaire au partage d’attention, puis au partage d’intention.

Si penser peut être douloureux, car il faut assumer une certaine capacité d’être seul, penser est indispensable car c’est la seule manière de pouvoir supporter et vivre l’attente sans quoi le sujet est confronté au vide et au risque de recourir à des conduites substitutives pour combler cette béance.

La capacité d’être seul se développe au cours d’expériences de présence, ponctuées des moments d’absence. Au début du développement, les temps d’absence du parent lors des moments de veille du bébé doivent être ponctuels. Par ailleurs, il est important que le parent ne vive pas les moments de séparation comme angoissants ou que, pour se protéger de son angoisse, il désinvestisse l’enfant, lui communiquant ainsi, à son insu, que la solitude est forcément traumatique et que l’on ne serait pas autorisé à avoir un jardin à soi, à avoir du plaisir sans l’autre.

Cela veut dire que lorsque l’enfant est ailleurs, dans les bras de Morphée ou de sa nurse à la crèche, la relation n’est pas remise en cause, que le lien existe toujours pour le parent même si l’enfant a du plaisir avec d’autres. Cette ressource s’étaye sur le propre sentiment de continuité d’existence des parents, autrement dit sur leurs assises narcissiques, et sur l’existence de tiers environnementaux sécurisants.

Nous avons donc jusqu’ici souligné qu’au fur et à mesure du développement, l’organisation psychomotrice s’enrichit de capacités de coordination et d’ajustement aux niveaux sensorimoteur et intersubjectif. Attardons-nous quelque peu sur les capacités d’anticipation (Schmid Nichols, Wampfler-Bénayoun, Wittgenstein-Mani & Avet L’Oiseau[9])

Pour que l’enfant s’ouvre en pensée à l’anticipation, anticipation qui fonde le sentiment de continuité de soi et de l’autre (Marcelli, 2006)[10], il faut que s’alternent le rythme stable des soins et les moments de jeux où l’enfant va investir l’imprévisibilité de la surprise. C’est durant ces temps d’attente ludique, que l’enfant investit sa pensée pour anticiper ce qui va venir. Cependant il ne peut le faire qu’à condition que les rythmes du quotidien soient et demeurent anticipables.

Ce que la clinique nous apprend aussi est que la manière dont l’enfant entre en relation avec son environnement et interagit avec les objets est imprégnée de la manière dont il a été porté par son environnement.

De même, la qualité de ses mouvements corporels et psychiques, la précision de l’adresse gestuelle, la singularité de la mélodie kinétique selon les termes d’Ajuriaguerra, se développent au travers des jeux d’ajustement intersubjectifs et physiques, où l’enfant peut s’exprimer activement et créativement face à un environnement suffisamment malléable (Golse[11]).

Dans l’idéal, tout le monde est prêt à soutenir l’idée qu’il est important de laisser au sujet la liberté d’exercer sa propre activité. Mais encore faut-il en supporter les conséquences, notamment que le résultat ne corresponde pas forcément à ce qui est attendu et, d’autre part, que l’enfant gagne en autonomie.

Prendre le temps peut être difficile pour les parents. Nous devons les accompagner dans ce processus, en les aidant, lorsqu’ils rencontrent des difficultés, à moins contrôler et à comprendre les enjeux et l’importance de laisser l’enfant découvrir le monde, à son propre rythme, au moyen de ses propres activités.

A l’idéal nul n’est tenu. L’important est d’offrir des conditions d’une évolution.

Le développement du mouvement et de la disponibilité affective, intellectuelle et attentionnelle est lié aux qualités d’investissements et des liens qui se tissent entre le bébé et son entourage. Ces capacités d’intégration et de synthèse s’étayent sur des points d’appui que peu à peu l’enfant fait siens, au profit du développement d’une enveloppe à soi et d’une capacité à se contenir soi-même.

Accompagner un enfant corporellement et psychiquement est une « tâche » riche, complexe et singulière qui nécessite de s’ajuster, d’offrir des espaces-temps lui permettant d’explorer et de lui aussi s’ajuster pour découvrir, parfois au-delà de la frustration, le plaisir de bouger et penser à son propre rythme et parfois aussi au rythme de l’autre.

Ce texte émane d’une conférence donnée au Service Santé Jeunesse, le 30 mars 2011, dans le cadre de la présentation du film et du dossier pédagogique « Bébé aime bouger »

(Ces documents seront accessibles durant l’hiver 2011-2012, à l’adresse suivante : http://www.ge.ch/oj/publications.asp.)

 

[1]Ajuriaguerra, Julian de, cité par Aguirre Oar, J.M. & Guimon Ugartechea, J. (1994). Vie et œuvre de Julian de Ajuriaguerra. Paris : Masson.

[2] Schmid Nichols, Nathalie & Wampfler Bénayoun, Sylvie. (2007). « Du sensorimoteur et du psychomoteur : leurs articulations dans l’organisation psychomotrice ». Thérapie psychomotrice et recherche, 150, 20-33.

[3] Schmid Pons Nathalie. (1995). « De la sensorimotricité à l’intégration psychomotrice : relations d’objets précoces et identifications ». Thérapie psychomotrice et recherche, 140, 66-77 (réédité en 2004 dans la même revue).

[4] Wallon, Henri. (1954). « Kinesthésie et image visuelle du corps propre ». Enfance, 5, 60-71.

[5] Haag, Geneviève. (1988). « Réflexion sur quelques jonctions psychotoniques et psychomotrices dans la première année de la vie ». Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 36(1), 1-8.

[6] Ajuriaguerra, Julian de & Marcelli, Daniel. (1989). Psychopathologie de l’enfant. Paris : Masson.

[7] Winnicott, Donald Woods. (1971). Jeux et réalité. Paris : Gallimard.

[8] Marcelli, Daniel. (2006). Les yeux dans les yeux : énigme du regard. Paris : Albin Michel.

[9] Schmid Nichols, Nathalie, Wampfler-Bénayoun, Sylvie, Wittgenstein-Mani, Anne-Françoise & Avet L’Oiseau, Sylvie. (2007). A propos de l’organisation psychomotrice du sujet. http://www.ies-geneve.ch/Psychomotricite[9])

[10] Marcelli, Daniel. (2006). La surprise, chatouille de l’âme. Paris : Dunod.

[11] Golse, Bernard. (1993). Dire : entre corps et langage autour de la clinique de l’enfance. Paris : Masson.

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