Le jugement de beauté et les chaudoudoux

Selon les recherches de Dejours, la reconnaissance du travail passe par deux types de jugements : le jugement d’utilité et le jugement de beauté. Je ne vais pas m’attarder sur le premier mais plutôt mener quelques réflexions concernant le second ; le jugement de beauté.

Il s’agit d’un jugement qui porte sur la conformité du travail fourni et sur la singularité de son exécution. Cette évaluation du travail ne peut être prodiguée que par ceux qui connaissent parfaitement les règles du travail, c’est-à-dire les collègues. Avant de pouvoir s’interroger sur l’existence et la valeur de ce genre de reconnaissance, il convient d’admettre que nous jugeons tout au long de la journée.

Cet « habitus », le fait de juger autrui, tant critiqué, tant nié, ne le retrouvons-nous pas à chaque coin de rue ? La proclamation du non-jugement des parents, des enfants et des collègues n’est-elle pas utopique ou pire encore malsaine ? Car comment, si ce n’est pas par le jugement, pourrions-nous reconnaître ce que fait l’autre ?

Le jugement fait avancer la pensée, le travail et la réflexion, comme le dit si bien Albert Einstein :

« La personnalité créatrice doit penser et juger par elle-même car le progrès moral de la société dépend exclusivement de son indépendance. »

Si nous croyons Einstein, le jugement est indispensable si nous désirons progresser. Surgit alors la question concernant notre refus de juger, notre peur de juger – en tous les cas à haute voix – les autres. Admettons-le, nous jugeons, à longueur de journée, sans cela impossible de savoir ce qui est bien et ce qui est mal, impossible d’adapter nos comportements aux personnes en face, impossible d’évoluer dans notre société et de participer à sa construction.

Admettons – pour que je puisse continuer à écrire cet article – l’existence du jugement d’actes professionnels d’autrui. Personnellement, je suis sans cesse confrontée à la difficulté que rencontrent les éducatrices entre elles pour se dire ce qu’elles pensent du travail de leurs collègues. Bien des colloques et des entretiens sont dédiés à ce que nous appelons « la communication », bien souvent, il s’agit d’établir des manières et des espaces pour se dire les choses ; par choses on désigne en règle générale, les critiques qu’on aimerait exprimer à l’égard d’un acte d’une collègue.

Sachant que la rétribution est indispensable pour motiver les « troupes » et qu’une partie de cette reconnaissance motivante peut être prodiguée par les pairs, il est étonnant de constater la rareté, voire l’absence de « jugement de beauté » lors des échanges professionnels. Rares sont les moments pendant lesquels les différentes éducatrices émettent des jugements positifs sur les actes ou les agissements de leurs pairs. Se pose alors la question du « pourquoi » ; pour quelles raisons, ces « jugements », si importants pour la reconnaissance du travail – qui paraît-il nous fait tellement défaut – sont-ils si peu présents ? L’interrogation reste sans réponse…

Peut-être vous rappelez-vous de cette histoire Le conte chaud et doux des chaudoudoux de Claude Steiner ? En quelques mots : au début, tout le monde vit heureux dans ce monde, les gens s’offrent des chaudoudoux qui les rendent heureux, les chaudoudoux sont inépuisables et chacun peut en offrir aux autres autant qu’il veut. Une seule personne, la sorcière Belzépha voit tout ceci d’un mauvais œil, en effet, plus personne ne lui achète des potions et personne ne la paie pour jeter des sorts. Elle fait alors courir la rumeur que les chaudoudoux pourraient venir à manquer et qu’il ne faut pas les distribuer sans compter ; de surcroît, elle offre aux habitants de nouveaux sacs, cette fois on n’en sort pas des chaudoudoux mais des froids-piquants. Tout le monde devient de plus en plus malheureux… mais comme les contes ne se terminent jamais mal, une jeune femme, Julie Doudoux, arrive dans le pays et recommence à distribuer les chaudoudoux sans compter, bien vite, elle est imitée par tous les enfants.

Et si nous nous efforcions d’offrir de temps à autre un chaudoudoux à notre collègue de travail ? Si de temps à autre, nous essayions tout simplement de relever le travail bien fait ? Il me semble bien difficile d’exiger une reconnaissance de notre travail par ce que j’ai pour habitude d’appeler « le grand public », si entre nous, nous n’arrivons pas à reconnaître et valoriser le « beau » travail, le travail de qualité, tout simplement bien fait. Seules les collègues ont le pouvoir de donner cette reconnaissance du travail au travail, car elles seules connaissent les difficultés, les exigences et le savoir, la compétence ou l’art de savoir travailler qu’il a fallu pour parvenir à mener à bien telle ou telle situation.

Quel événement ou quelle peur nous ont rendus avares de « chaudoudoux » ? Quelle est notre sorcière Belzépha ? Les explications sont-elles à chercher dans le développement de la société dans son ensemble ? Serait-ce le « chacun pour soi » qui rendrait si difficile la prise en compte de l’autre, si ce n’est pas pour l’écraser et monter quelques marches de l’échelle sociale ? Ou encore, faudrait-il s’arrêter sur les recherches en « psychologie du travail » qui elles seraient à même d’expliquer ce phénomène ? La réponse ne m’appartient pas ; je peux, par contre, poursuivre ma réflexion en tant que directrice d’institution et m’interroger de quelle manière, une directrice ou un directeur pourraient intervenir pour créer un climat propice aux chaudoudoux.

Pour illustrer les propos qui vont suivre, une sagesse cherokee :

Un vieil homme Cherokee apprend la vie à son petit-fils.

Un combat a lieu à l’intérieur de moi, dit-il au garçon. Un combat terrible entre deux loups.
L’un est mauvais : il est colère, envie, chagrin, regret, avidité, arrogance, apitoiement sur soi-même, culpabilité, ressentiment, infériorité, mensonges, vanité, supériorité et ego.
L’autre est bon : il est joie, paix, amour, espoir, sérénité, humilité, bonté, bienveillance, empathie, générosité, vérité, compassion et foi.
Le même combat a lieu en toi-même et à l’intérieur de tout le monde.

Le petit-fils réfléchit pendant une minute, puis demanda à son grand-père :

Quel sera le loup qui vaincra ?

Le vieux Cherokee répondit simplement :

Celui que tu nourris.

En tant que directeur, responsable d’une équipe qu’elle soit grande ou petite, avons-nous le pouvoir de nourrir une ambiance ou un climat de travail permettant les jugements aussi bien positifs que négatifs ? La réponse n’est ni noire, ni grise. Comme quelqu’un m’a dit un jour : « L’équipe est toujours aussi bonne ou mauvaise que sa directrice et la directrice est toujours aussi bonne ou mauvaise que l’équipe. » L’interdépendance, un but à atteindre pour une équipe, est aussi présente lors des rapports hiérarchiques.

Les choses se compliquent ; la visibilité du travail est indispensable pour pouvoir porter un jugement. Or, pour oser rendre visible, la confiance envers ses pairs mais aussi envers sa hiérarchie constitue la base. Mais pour construire de la confiance, il faut oser rendre visible…complexe avez-vous dit ?

Une partie de la solution pourrait-elle se trouver dans les deux gestes ? Rendre visible et construire de la confiance ? En tous les cas, cette démarche pourrait constituer le départ. Arrêtons-nous un instant sur la visibilité ; bien des ouvrages ont été consacrés à cette difficulté maintes fois rencontrée dans les institutions sociales, cette complexité à rendre visible (compréhensible ?) ce que nous faisons. Pour ce faire, il ne suffit pas de décrire l’activité telle qu’elle aurait dû être réalisée ou telle que nous l’imaginons, il convient de parler du réel, de ce qui se passe vraiment. Un petit exemple peut mieux illustrer cette pensée :

Le projet pédagogique du groupe trotteurs a été discuté, vu, revu et adapté ; l’équipe le porte et est en accord avec les actes pédagogiques mis sur papier. Lorsque l’enfant arrive le matin, les éducatrices invitent les parents à venir dans les pièces, à rentrer physiquement avec leur enfant dans l’espace « jeux », à s’asseoir s’ils le désirent et à venir dire quelques mots à l’éducatrice présente. Celle-ci reste avec les enfants déjà dans la pièce et continue ainsi à assurer leur sécurité affective. Nous recherchons à minimiser les déplacements des adultes afin de permettre aux enfants de se poser et de trouver une sorte « d’ancrage affectif et physique » dans l’espace.

Le tableau est peint, mais que se passe-t-il réellement ? Quand le papa de Jules arrive, il n’entre pas dans la pièce, il pousse Jules en direction des jeux, fait un signe de la main et part pour ainsi dire « en courant ». Jules fait immédiatement demi-tour, commence à hurler et court après son papa. L’éducatrice se lève précipitamment, attrape Jules plus ou moins par le bras et interpelle le papa avant qu’il ne puisse fermer la porte derrière lui. Les autres enfants se lèvent, certains se mettent à pleurer. Plus aucune sécurité affective, plus de calme, mais du brouhaha et de l’agitation. Pour la personne qui entre à ce moment précis dans la pièce, il serait facile de qualifier l’accueil chez les trotteurs de chaotique, elle pourrait aussi aisément mettre en cause le professionnalisme de l’éducatrice ou encore s’interroger sur la sécurité physique des enfants.

Mais revenons à la confiance ; si justement cette éducatrice ose dire au prochain colloque qu’elle n’arrive pas à fournir un travail de qualité, que tout ce qui a tellement bien été réfléchi et mis en place, n’a pas pu se faire. Si elle prend le risque d’une certaine authenticité devant ses collègues, avec l’idée de construire ensemble ; alors son acte de rendre visible pourrait-il créer un bout de confiance, qui, à son tour, pourrait permettre que quelqu’un d’autre se rende visible ? Ce cas de figure serait un bon début.

Il me semble évident que ce n’est qu’en confrontant nos vécus professionnels et en osant porter un jugement, en premier lieu sur notre propre travail, mais aussi sur celui des autres, que nous pouvons construire ensemble du « beau travail ». Mais n’oublions pas que seules des personnes motivées seront capables de créer ensemble, et que la motivation trouve sa source dans la reconnaissance. Sachant que le pouvoir de prodiguer de la reconnaissance nous appartient (au moins en partie), je vous invite à vous laisser aller – si vous le pensez vraiment – à distribuer des chaudoudoux !

Bibliographie

Dejours, Christophe, Le facteur humain, Puf, Paris, 1995.

Einstein, Albert, Comment je vois le monde, Flammarion, 1989.

Steiner Claude, Le conte chaud et doux des chaudoudoux, InterEdition,

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