Quand les théories sont contestables, les pratiques le sont aussi

De quoi est fait le « dictionnaire » que nous – éducateurs experts ou dilettantes, comme les parents – utilisons pour percer les mystères et penser les besoins de l’enfance au quotidien ou à plus long terme ? Dans la Suisse romande de 2012, est-ce que notre conception du  bien de l’enfant et les systèmes de prise en charge éducative qui en découlent sont-ils  l’aboutissement d’une évolution exemplaire ou tout ceci pourrait-il encore bouger? La question comporte un zeste de provocation… Les visions et les postulats pédagogiques installés comme des évidences ou des vérités inattaquables sont constamment aux prises avec les sociétés et les savoirs qui les génèrent, qui, eux, n’ont jamais cessé de se modifier.

Dans ce sens, l’histoire des idées pédagogiques atteste que les propositions éducatives, que toute communauté réserve aux plus jeunes, dépendent intimement du projet macrosocial, d’une part, et des modèles interprétatifs (systèmes de sens), d’autre part. Ainsi, pour justifier la place des enfants et des adultes, on n’invoquera pas les mêmes valeurs éducatives et on n’appliquera pas non plus les mêmes méthodes au Moyen-Orient ou en Europe, dans la Hongrie des années 40, ou la Suisse des années 2010.

En dehors du projet de société, les savoirs (connaissances, théories, principes, concepts, causalités, etc.) sont constitutives des représentations de l’enfance. Les savoirs auxquels les éducateurs et les éducatrices font appel pour construire leurs pratiques professionnelles dans les pays développés – Suisse romande y compris – sont de plus en plus happées par le maelström extrêmement puissant du champ médical. En Amérique du Nord, des programmes de prévention de la délinquance juvénile sont appliqués dès l’école enfantine, étant plébiscités tant par les éducateurs, le corps médical que par les politiques et considérés comme LA solution aux problèmes de violences, d’abandon scolaire et d’égalité des chances[1].

Cette approche de la prévention d’inspiration anglo­saxonne, destinée à une utilisation facile, se base nécessairement sur des critères normatifs très précis qui peuvent tenir dans un questionnaire fermé.

« Les enfants sont donc observés avec ou, plutôt, à travers des grilles. Ces grilles ont vocation de rassembler des éléments repérables de l’extérieur par tout un chacun – parent, soignant, enseignant –, des informations sur le comportement, le développement, mais aussi des critères appartenant au registre social et médical. La coupe déborde quand s’y ajoutent en plus des critères moraux : “absence de remords“, “mensonge“, “besoin de nouveauté“, “ne change pas sa conduite“, s’agissant d’enfants de moins de quatre ans. Faut‐il le préciser ? Il y a des écarts entre les comportements d’un enfant et sa psychologie.»[2]

En revanche, en Europe cette logique déterministe, considérée comme issue d’une vision simplificatrice de la science, suscite des remous dans les rangs de l’intelligentsia concernée et heureusement ; parmi les signataires, des personnalités reconnues du monde scientifique comme: François Bourdillon, Pierre Delion, Hubert Montagnier, Bernard Golse, Sylviane Giampino, Laurent Mucchielli, Axel Kahn, Albert Jacquard, Philippe Meirieu, Gérard Neyrand, Boris Cyrulnik et beaucoup d’autres.

Le refus d’une théorie contestable : l’exemple du Collectif Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans[3]

En 2005, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale français (Inserm) publie une expertise sur « le trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent ». Etablissant une corrélation entre des difficultés psychiques de l’enfant et une évolution vers la délinquance, il préconise le dépistage du « trouble des conduites » chez l’enfant dès le plus jeune âge. Au même moment, un plan gouvernemental de prévention de la délinquance prône, en France voisine, une détection très précoce des « troubles comportementaux » chez l’enfant, censé annoncer un parcours vers la délinquance. Très vite, de nombreux experts de tous champs (psychiatrie, sciences, santé, éducation, philosophie, etc.) lancent un appel, intitulé « Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans », pour dénoncer une déviance de la prévention, suscitant un débat scientifique et de société sans précédent. Ils témoignaient ainsi d’un double refus : sur le plan scientifique, refus d’une approche prédictive, du déterminisme biologique et du conditionnement; refus ensuite, que les responsables politiques renforcent, sur des bases pseudo-­scientifiques, les approches sécuritaires de problèmes qui tiennent de l’éducation et du social, en les médicalisant[4].

Par son envergure, la critique réalisée par les initiateurs du Collectif Pas de 0 de conduite permet d’enrichir la réflexion sur l’éducation de l’enfance, en la déplaçant du terrain médical vers des savoirs issus de la philosophie et de l’éthique. Les critiques formulées aident à clarifier certaines positions éducatives contradictoires coexistant actuellement, d’où l’intérêt de s’y arrêter un instant.

Dans l’ordre des convictions, il est postulé avant tout que « rien n’est définitivement joué dans l’histoire d’un être humain. Pas plus à 3 ans qu’après »[5]. En s’appuyant explicitement sur les thèses de la plasticité cérébrale et psychique qui rendent possible la résilience, ces spécialistes pensent qu’il est possible d’intervenir pour soulager la souffrance à tout âge de la vie, bien qu’ils admettent que les interventions durant la petite enfance permettent d’éviter des souffrances ultérieures. Comment ? Par la reconnaissance de la souffrance, la réassurance de la personnalité et de l’estime de soi, le développement de nouvelles compétences, de meilleures capacités de relation : cela peut et doit se faire tout au long de la vie. Le diagnostic ne suffit donc pas pour remédier à une souffrance. La prise en charge éducative doit soutenir l’enfant à long terme ; on peut éduquer en soignant et soigner en éduquant. Le fait de recommander à des parents de consulter un pédopsychiatre, comme on le voit fréquemment faire, n’enlève pas la responsabilité de continuer le travail éducatif. Et le petit enfant souffrant demeure éducable.

La position prise au sujet des enfants turbulents est d’une grande limpidité: « Les manifestations d’opposition, de désobéissance et de distance par rapport aux normes sociales ne sont pas, en soi, des signes de pathologie. » Ces comportements sont vus comme des passages obligés dans le développement normal de l’enfant[6]. Sur ce point, les arguments amenés par le Collectif sur la signification des comportements de dissidence de certains enfants, suscitent quantité d’interrogations dans les structures d’accueil collectif . Ces manifestations d’opposition peuvent être révélatrices de la capacité de révolte des enfants soumis à des contraintes excessives ou inadaptées ou aux stress inhérents à des conditions de vie difficiles dues à la précarité socio-économique: «Les soignants comme les professionnels de la petite enfance, régulièrement confrontés à des situations d’enfants en difficulté (placés, hospitalisés), ont appris à se méfier du calme apparent des enfants inhibés, de leur apathie et de leur silence. Les premiers signes d’opposition et de colère sont alors guettés comme annonciateurs d’un mieux-être. »[7]

L’idée qu’« un humain, adulte ou enfant, n’est pas un organisme programmé et programmable », étant irréductible à son capital génétique est également postulée comme principe fondamental. En d’autres mots, bien que nous naissions tous avec un dictionnaire génétique très proche, contenant des mots identiques, nous ne faisons pas tous les mêmes phrases avec, pour reprendre une formule de l’éthologue H. Montagnier[8]. La portée des gènes n’explique qu’un bout du comportement, du talent et des limites de toute personne. Ses rencontres et son histoire éclairent aussi un bout. Mais dans l’état actuel des connaissances, l’essentiel de sa pensée, du potentiel réflexif et émotif nous échappe encore.

Pour finir, dans le même ordre des idéaux à sauvegarder, l’épineux problème d’une prévention qui ne doit pas se réduire au dépistage : « Nous défendons une prévention des pathologies mentales qui ne soit ni inductrice, ni un système de validations autoprédictives. » [9]

Autrement dit, dans une tentative de comprendre le sujet (enfant ou adulte) dans la globalité, une prévention éthique devrait avant tout tenter de déceler le message sous‐ jacent dont le symptôme est porteur, d’identifier les causes de la souffrance psychique, si souffrance psychique il y a. Le but visé n’étant pas de gommer le symptôme, par attribution des causes uniquement à l’individu et à sa famille, en déresponsabilisant le contexte social. Mais d’aider les enfants et les familles à échapper à la stigmatisation sociale et à un destin qui pourrait être irrémédiablement tracé.

Le Collectif exprime le rejet d’un système médical de prise en charge de la petite enfance et de la santé mentale récupéré par le politique à des fins de surveillance et de contrôle social et non plus seulement à des fins de soins et de prévention. La médicalisation des problèmes sociaux est également épinglée, car « mettant exclusivement l’accent sur des déterminants et la responsabilité individuels des problèmes de santé, en évacuant tous les déterminants sociaux, environnementaux, culturels, politiques, etc., exonérant par là même la société et les pouvoirs publics de leur propre responsabilité ». Le glissement d’un modèle de prévention prévenant vers des modèles déterministes de dépistage est identifié comme responsable de l’utilisation de la santé et de l’éducation à des fins normatives ou de détection.

Cette controverse extrêmement formalisée à tous les niveaux (médiatique, scientifique, de l’opinion publique, professionnel) a diffusé, et continue à le faire, des idées salutaires et urgentes. Car limiter l’aventure de l’enfance à une seule source épistémologique, celle médicale et psychologique, reviendrait à préparer l’arrivée d’une idéologie dominante et totalitaire. Une approche éthique de la pédagogie exige que les hypothèses explicatives et interprétatives des comportements des enfants restent constamment ouvertes, car « le regard porté sur les jeunes enfants par les adultes, parents et professionnels, structure leurs subjectivités, influant sur la mélodie de leur sensation d’exister ».[10]

Sources documentaires du texte

Sylviane Giampino, Catherine Vidal, Nos enfants sous haute surveillance, 2009, Paris, Albin Michel

Le Collectif Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans, 2011, Editions Erès (1ère édition 2006).

http://www.pasde0deconduite.org

http://www.ccne-­‐ethique.fr, site web du Comité consultatif national d’éthique fra


[1] Revue Sciences Humaines, récupéré de: http://www.scienceshumaines.com/enfants-violents-depister-n-est-pas-reprimer_fr_22426.html

[2] Sylviane Giampino, Catherine Vidal, Nos enfants sous haute surveillance, 2009, Paris, Albin Michel, p. 38.

[3].http://www.ccne-­‐ethique.fr/docs/fr/avis095.pdfhttp://www.ccne-­‐ ethique.fr/docs/fr/avis095.pdf, Comité consultatif national d’éthique, 2007. Avis n°95, Problèmes éthiques posés par des démarches de prédiction fondées sur la détection de troubles précoces du comportement chez l’enfant.

[4] Le Collectif Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans, 2011, Editions Érès, 2011 (1ère édition 2006), p. 7.

[5] Ibid. cit. p. 27.

[6] Ibid. cit. p.28

[7] Ibid. cit. p. 29

[8]De la guêpe à l’homme, 1985, film de Hubert Montagnier, Laboratoire de Psychophysiologie de Besançon.

[9]Le Collectif Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans, 2011, Editions Erès, 2011, p. 28.

[10] Sylviane Giampino, Catherine Vidal, Nos enfants sous haute surveillance, Albin Michel, 2009, p. 102.

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