La liberté d’un clapier et la sécurité d’un coffre-fort

D’abord, nous nous sommes mis à parler assez légèrement de sécurité avec l’« incontournabilité » des poncifs sur la sécurité physique et affective des enfants. La prévention des bobos, les soins à prodiguer et la restauration de l’égo malmené par une chute ou un coup ont fait rapidement unanimité autour de la table, et l’unanimité ne fait jamais un thème très intéressant. L’unanimité ergote sur ce que tout le monde sait et tout le monde fait, en hypertrophiant des variantes insignifiantes.

Ont alors pointé leur nez les accidents non-bagatelle, les drames sérieux qui génèrent des crises qu’il faut « gérer ». L’enfant blessé, les parents indignés, les éducatrices coupables à responsabilité limitée, avec un risque de procès à la clef, sont les ingrédients de l’habituel psychodrame contemporain. On en perd le sommeil, on interroge le droit et on se découvre très vite malmené×e par l’envahissement des « y-avait qu’à », des « vous auriez dû » et se dresse enfin l’intransigeance d’un « plus jamais ça ». Les accidents sont irréductiblement circonstanciels et empêchent ainsi une analyse féconde ; ils ne génèrent au mieux qu’une procédure de plus sur la longue liste des impératives prescriptions. L’intelligence est alors réduite à néant, les professionnel×le×s sont dépossédé×e×s du plus petit pouvoir d’agir et les vraies questions sur la réalité du travail avec de jeunes enfants ne sont jamais posées.

Quand on regarde derrière le paravent qui dissimule l’évidence trouble de la sécurité affective, on se rend compte de la vacuité conceptuelle, historique, sociale et politique de cette sécurité-là. Que les humains mènent leurs vies en étant affectés par les autres et en étant des êtres de désirs, avec des plaisirs et des frustrations, est une lapalissade stérile. Pas besoin d’une longue expérience pour savoir que les amours les plus majestueuses finissent aussi, que les liens affectifs les plus solides ont aussi leurs jours sans. Personne ne peut prétendre à la permanence et à l’inconditionnalité de l’affection. Les enfants le savent bien, et ils s’échinent à regagner la tendresse qu’ils perdent plusieurs fois par jour. En cela, les adultes leur ressemblent absolument.

Si cette revue tient le coup – les revues ont une fâcheuse tendance à la disparition – elle devrait commettre un numéro sur le sujet.

On parle gentiment de sécurité et, immanquablement, on se retrouve aux prises avec notre monde sécuritaire.

Après deux guerres mondiales et quelques guerres coloniales, nos ancêtres, ou plutôt ceux de nos voisins, ont réussi l’exploit de fabriquer la société la plus sûre de l’histoire de l’humanité. La mutualisation des risques et la constitution de biens communs, leur ont permis de juguler les effets des accidents, de la maladie, du handicap, du chômage, de la pauvreté et de la vieillesse. L’histoire des luttes qui ont établi cette sécurité sociale est mal enseignée aux élèves des écoles d’aujourd’hui. Ces derniers ont la malencontreuse conviction que ces assurances sont « naturelles », et c’est cette ignorance qui préface leur lent effritement.

Olivier Guéniat peste depuis longtemps contre l’arnaque des statistiques de la criminalité en Suisse. Il fait remarquer, en 2011, que la criminalité baisse d’une manière sensible depuis 1982 (depuis que des statistiques fédérales existent) et que l’on a tendance à idéaliser le passé en assombrissant l’avenir : « En 1982 on comptait 71 330 vols avec effraction contre 50 210 en 2010. Il y avait 446 brigandages avec armes à feu contre 356. On comptait alors 83 homicides intentionnels contre 53 en 2010, avec un maximum de 110 meurtres en 1990… »[1]

Accusé d’angélisme par la ministre vaudoise de la Sécurité en 2012, Guéniat répond : « Je ne sais pas pourquoi cela dérange les gens lorsque je dis que le nombre d’homicides a diminué de moitié et qu’il reste à son plus bas niveau depuis 30 ans, ou encore que le nombre de lésions corporelles graves ou de hold-up à main armée s’est également réduit. Nous vivons dans une société qui est moins violente, mais la mise en scène la fait apparaître plus violente. (…) Je refuserai toujours de crier au loup pour obtenir des votes ou des budgets. »[2]

Tordre la réalité en propagande à son avantage est une pratique politique très ancienne ; mais, d’ordinaire, la vérité prime au bout d’un certain temps. Si nous contribuons à répandre la rumeur de l’insécurité, en y croyant dur comme fer, c’est bel et bien que nous appartenons aussi, à des degrés divers, aux délirant×e×s sécuritaires.

Hobbes disait, à l’aube du libéralisme déjà, qu’une société d’individus serait une société d’insécurité totale. Pour lui, seul le Léviathan, avec son pouvoir absolu, peut garantir une sécurité totale aux individus.

La nature, elle, est sans droit, sans institutions sociales et sans politique, le plus fort y survit jusqu’à son affaiblissement. De prédateur, il devient proie et finit assez irrémédiablement dévoré.

Les ancêtres précités ont donc lié travail et emploi avec un salaire garanti, des assurances sociales et des droits inconditionnels. Pour cela, ils ont conçu des services publics pour juguler l’insécurité et des organisations collectives pour faire tenir debout cette société des lendemains qui chantaient. Le tout étant largement plus redevable à la mobilisation du mouvement ouvrier qu’à la générosité de la bourgeoisie conquérante.

Puis, a eu lieu l’avènement, pendant que nous dormions, d’une droite décomplexée, durablement alliée à un capitalisme brutal. Sa spécialité est l’enchaînement rapide de crises, qui sont systématiquement décrites comme des rejetons de la fatalité. Ces crises nous rendent bêtes et incapables de penser le monde autrement qu’une suite de potentielles catastrophes qui institutionnalisent le précariat.

Heureusement des enfants naissent encore, avec l’exigence pour nous de comprendre et de faire mieux. La nécessité d’éduquer est en plein milieu de ce foutoir historique, elle tient à notre capacité d’inventer du neuf pour vivre ensemble.

Dans sa conclusion à L’insécurité sociale[3], Robert Castel écrit : « La sécurité devrait faire partie des droits sociaux dans la mesure où l’insécurité constitue un manquement grave au pacte social. Vivre dans l’insécurité au jour le jour, c’est ne plus pouvoir faire société avec ses semblables et habiter son environnement sous le signe de la menace, et non de l’accueil et de l’échange. »

Pendant ce temps-là, les Londoniens sont filmés et photographiés une centaine de fois par jour par les cinq cent mille caméras qui parsèment la capitale anglaise. On estime, en 2013, que sept millions de caméras surveillent le territoire britannique. Big Brother est largement dépassé. La société de l’angoisse est une réalité quotidienne pour des millions de citoyens et l’on invente des logiciels dont la fonction est de repérer les comportements suspects dans les rues. J’imagine que des enfants qui jouent à on ne sait pas très bien quoi doivent apparaître comme éminemment louches. Tout cela est évidemment très lucratif pour certains. Denis Duclos, dans Manière de voir de mars 2014 notait que « L’empressement de nombre d’Etats à l’identification électronique des étrangers et des criminels, mais aussi de leurs propres ressortissants, se révèle décisif. Les commandes de l’“Etat sécuritaire” sont aussi massives que celles de l’ancien Etat-providence. »

Il est assez répugnant de voir que la diminution des budgets sociaux aura eu l’incroyable avantage de nourrir les marchands de sécurité.

Giorgio Agamben, parlant de vidéosurveillance, écrit : « Ce dispositif a connu le même destin que les empreintes digitales : conçu pour les prisons, il a été progressivement étendu aux lieux publics. Or un espace vidéosurveillé n’est plus une agora, il n’a plus aucun caractère public ; c’est une zone grise entre le public et le privé, la prison et le forum. »[4]

Il introduisait son article de la manière suivante : « La formule “pour des raisons de sécurité”, “for security reasons”, “per ragioni di sicurezza”, fonctionne comme un argument d’autorité qui, coupant court à toute discussion, permet d’imposer des perspectives et des mesures que l’on n’accepterait pas sans cela. »

Même si quelques parents marchent au fantasme de l’enlèvement, de la permanence du danger pédophilique et de la violence des classes dangereuses, il serait bon que les lieux d’accueil de l’enfance n’en rajoutent pas une couche en multipliant les barrières inhospitalières.

Les autres rubriques de ce numéro 116 sont plus douces au quotidien. Et c’est heureux. Dans le désordre : les pédagogues tiennent un beau rôle dans l’éducation des éducateurs ; des institutions traditionnellement distantes (école et garderie) coopèrent enfin ; si les multinationales du spectacle fourguent leur camelote, ce ne sera plus à des dindons de la farce. Et puis il reste Pistoia pour embellir le ciel tandis que la participation des enfants ne sera pas éternellement un vœu pieux et que PRo Enfance durera.

Les images ont accroché sur les angoisses du panoptisme, la permanence de la menace et les empêchements de l’hospitalité par le tri des intrus. Le loup nous mangera si nous n’y prenons garde.

Jacques Kühni

[1] « Discours et réalité en décalage », Armanios, Rachad, Le Courrier, 23 mars 2011.

[2]« L’art difficile des statistiques criminelles », Bradley, Simon, Swissinfo, 26 avril 2014.

[3] Castel, Robert, 2003, L’insécurité sociale, Paris, Seuil.

[4] Agamben, Giorgio, « Comment l’obsession sécuritaire fait muter la démocratie », Manière de voir, N° 133, février-mars 2014.

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