Les marges de l’hospitalité

« Concernant les activités délirantes qui révèlent l’excès de dynamisme ou de vitalité par lequel l’homme se distingue de la bête : le symbolisme, le jeu, la transe, le rire – et surtout le don. Le don qui, dépouillé de nos idées de négoce, est bien le “sacrifice inutile”, le don du rien – la meilleure part de l’homme. » (Duvignaud, cité par Puaud, 2012, pp. 31-32)

Une tête pointe à l’entrée du bureau. « Diego, il est là ? » demande Julien. La secrétaire lui sourit et dit : « Il est allé chez les Moyens, mais il va revenir, tu peux t’installer ! » Julien tire une chaise et s’assied en face du bureau du directeur. Une conversation à trois débute. « T’es venu chercher tes sœurs ? » « Oui, papa est dans le groupe… »

Julien n’est plus accueilli à la garderie. Il va à l’APEMS après l’école, mais il a gardé l’habitude lorsqu’il vient dans la maison de passer au bureau. Il a surtout du plaisir à voir Diego, le directeur.

Dès que celui-ci arrive, le jeu habituel commence et Julien demande : « T’as du travail pour moi ? » « Tu veux du travail Julien ? T’es sûr ? » demande Diego. Julien acquiesce. Alors Diego farfouille sur son bureau, sort une liasse de papier et prend une série de surligneurs dans une boîte. Il tend le tout à Julien. « Alors, tu m’écoutes bien, Julien ! » « Oui », dit celui-ci. « Tu surlignes en rose tous les grands titres, et en jaune les autres, t’as bien compris ? » Julien s’approche du bureau et commence son travail. Tout en surlignant avec application, il discute avec Diego, et parfois avec nous. Il raconte ce qu’il a fait le week-end, des histoires d’école, il parle de son cours de judo auquel il va aller tout à l’heure, nous explique le système des ceintures, pose des questions. Au bout d’un moment, le papa de Julien apparaît à la porte : « Julien, tu travailles ? » dit-il avec le sourire. « Oui, j’ai pas fini ! » répond Julien. Le papa s’adresse à Diego : « A propos, avec tout ce travail que Julien fait au bureau, on pourrait pas avoir un rabais pour la garderie ? » Diego répond : « Je vais étudier la question ! » Deux fillettes entrent dans le bureau et s’approchent pour voir ce que fait Julien. Diego propose à celui-ci de mettre son travail de côté : il pourra continuer la prochaine fois. Julien rend les surligneurs et les feuilles et s’en va après nous avoir dit au revoir.

Combien de fois cette scène s’est-elle déroulée? A quelques variantes près, c’est toujours le même scénario de base que Julien ne se lasse pas de jouer et de rejouer. Quant à nous trois, nous nous prêtons volontiers au jeu et à la discussion, avec un plaisir certain. Lorsque Julien ne vient pas pendant un certain temps, nous nous interpellons entre nous : « Tiens, ça fait longtemps que Julien n’est pas venu travailler au bureau ! » Et cette constatation nous fait sourire.

Notre  bureau  ne paie pas de mine : c’est une petite pièce remplie de classeurs, de piles de papiers mal rangés, d’objets divers dont on ne sait plus bien parfois ce qu’ils font là. L’espace manque, nous pouvons à peine circuler entre nos trois bureaux mais il est néanmoins bien suffisant pour qu’on fasse une petite place à nos visiteurs. En général, la porte est ouverte. Au long des années, c’est amusant de remarquer qu’il y a toujours quelques enfants qui apprécient particulièrement de venir y faire un tour. C’est ainsi qu’en ce moment, nous avons souvent Laurent (2 ans), qui aime surtout venir tourner la manivelle du taille-crayon, et aussi Gaël qui entre à toute vitesse avec l’un des petits camions du hall, nous regarde tour à tour, puis fait brusquement demi-tour et ressort.

Nul doute qu’un consultant venant constater l’efficience de notre travail y trouverait à redire en constatant que trois adultes consacrent un quart d’heure à tailler une bavette avec un enfant, qui plus est n’est plus accueilli au Centre de vie enfantine ! Et pourtant, je suis persuadée que ces petits événements ont un sens !

Les institutions ont parfois tendance à construire des frontières bien étanches : il y a ce qui s’y fait et ce qui ne s’y fait pas. Les parents sont tolérés, mais dans des limites bien précises, les enfants doivent entrer dans le cadre qui leur est proposé, sous peine de se voir considérés comme ayant un problème, les dérives sécuritaires amènent de plus en plus fréquemment l’installation d’un digicode à l’entrée afin de trier qui a le droit d’y être et qui ne l’a pas. A cliver ainsi les mondes, il me semble que nous risquons de passer à côté de bien des possibles, à côté des vraies rencontres notamment. Je pense par exemple à une maman que l’équipe sentait en difficulté. Avec certaines éducatrices, elle pouvait parler de ses difficultés, chercher de l’écoute et du soutien tandis qu’avec d’autres, elle se montrait très fermée, méfiante, peu communicante. Cela induisait des non-dits, des incompréhensions. Nous avons fini par remarquer que cette maman ne s’ouvrait qu’avec les personnes qui lui offraient un peu de leur propre vécu. Fustier (cité par Rigaud, 2011, p. 83) pense que ces espaces où les professionnels sortent d’une stricte activité « métier » pour offrir du temps, du privé, des émotions, « manifestent à la personne prise en charge qu’elle n’est pas seulement un élément parmi d’autres, faisant partie de la catégorie des patients, des enfants handicapés (…), des SDF… Elle est reconnue comme individu, comme sujet ayant une place identifiable dans le désir du professionnel. » Remarquons que Julien nous montre de grandes capacités pour tisser des liens : nous ne nous sentons pas dérangés par son intrusion, nous trouvons plaisir à jouer avec lui, Julien sait nous faire sourire et capter notre attention, il nous aide, nous qui sommes peu présents sur le groupe d’enfants, à rester en lien avec le monde enfantin, à ne pas oublier que, si une grande partie de notre travail est soit administratif, soit un travail avec les membres de l’équipe éducative ou les parents, c’est bien l’accueil de l’enfant qui est la raison, le sens de notre présence ici. Cette relation a par ailleurs un impact sur le lien entre l’institution et ses parents. Le père de Julien participe au jeu et plaisante à son tour avec nous, une relation de connivence et de confiance se crée. Le CVE n’est pas pour cette famille un lieu étranger où l’on amène et reprend son enfant en rasant les couloirs pour ne pas déranger, c’est, au contraire, un lieu familier, ouvert. Nul doute que ce qui se tisse ici rejaillit sur les enfants plus jeunes de la famille.

Quant à Julien lui-même, pourquoi ce jeu est-il si important pour lui ? Peut-être est-ce agréable pour l’aîné d’une fratrie de trois enfants de trouver pendant quelques minutes trois adultes disponibles uniquement pour lui ? Par ailleurs, il prolonge ainsi le lien créé lorsqu’il était plus jeune, il garde une place dans ce lieu qui a été fréquenté quotidiennement pendant plusieurs années. Sans doute aussi que le directeur représente une figure masculine importante dans ces lieux essentiellement féminins. Et il y a peut-être d’autres raisons encore qui lui appartiennent et que nous n’avons pas besoin de connaître.

Comment faire entrer ces actions « à la marge » de notre travail dans une grille « qualité » ? Ou dans une description des « bonnes pratiques » ? Comment démontrer que ce lien créé tant avec l’enfant qu’avec les parents, que ce qui ce joue dans ce moment, vaut bien quelques minutes de perdues ?

Puaud (2012) définit ce genre d’action comme « art de l’ordinaire » : « ces dispositions, sont tellement simples, qu’elles se font oublier, pourtant elles constituent le chœur de nos métiers. Elles en sont, selon moi, la substantifique moelle, l’épicentre de nos activités. Cet “art de l’ordinaire”, on le dispense, perçoit, reçoit, ressent presque tous dans notre quotidien, et pourtant on n’en parle pas. Enfin la plupart du temps ! Pourquoi ? Parce que cet art est flou, incertain, non calculable, ni rationalisable. Il n’existe pas de méthode, de procédure, de protocoles le circonscrivant. Il est quasi impossible de le définir, il n’est même pas susceptible d’être recensé dans un rapport d’activité. Il tend à reconnaître en l’autre ce qu’il y a de commun en nous. » Ce sont des actes que nous réalisons sans avoir un objectif pédagogique a priori (ainsi, avant d’écrire cet article, je ne m’étais pas questionnée plus que cela sur les visites de Julien) et pourtant, il s’agit d’actes qui ouvrent des possibles, Puaud (ibidem) parle de « traces d’hospitalité ». Elles auront un effet, ou pas, elles auront paradoxalement d’autant plus d’effet que nous n’en attendons pas à tout prix.

Selon Cornu (2007), cette capacité à faire preuve d’hospitalité est justement ce qui semble faire défaut dans la société contemporaine, marquée par la méfiance : « Il est plus facile de classer l’autre, inconnu, dans une classe sociale, psychologique ou pathologique que de lui adresser la parole, ou simplement d’écouter un instant ce qu’il dit, d’avancer vers son “étrangeté”. Tout change lorsqu’au lieu de lui faire passer un interrogatoire, ou remplir un questionnaire, on commence par lui proposer une tasse de thé, ou simplement par lui adresser la parole et la lui donner aussi. »

Cela fait pourtant, à mon avis, partie du chemin pour faire des institutions de la petite enfance des « forums dans la société civile », au sens que leur donne Dahlberg, Moss et Pence (2012) : « Nous estimons, et c’est un choix éthique et politique, que les institutions de la petite enfance devraient être comprises et développées comme des institutions publiques, des forums et des espaces des enfants, des sites pour la rencontre et la relation, où les enfants et les adultes se retrouvent et s’engagent à quelque chose, où ils peuvent dialoguer, écouter et discuter pour partager des significations. Nous pensons que de telles institutions offrent une gamme infinie de possibilités – culturelles, linguistiques, sociales, esthétiques, politiques et économiques – dont certaines sont attendues et prédéterminées, mais dont beaucoup ne le sont pas » (p. 32).

Les espaces intermédiaires de l’institution sont justement riches pour offrir ces possibilités : je pense tant au bureau, qu’au hall d’entrée, aux abords immédiats de l’institution, à ces moments d’entre-deux à l’arrivée des enfants aussi. « En “permaculture”, les marges désignent ces lieux en bordure qui sont toujours les plus féconds, les plus vivants. C’est là qu’on rencontre le maximum de métissage, de biodiversité. Les marges ont donc vocation à devenir autant de lieux de vie, de laboratoire du futur » (Ariès, cité par Puaud (2012), p. 52). C’est dans les interstices, dans les espaces d’entre-deux que se glissent des possibles pour accueillir l’inattendu et pour construire ensemble. Ces « zones frontières » de l’institution, plutôt que d’être un  no man’s land, dépouillé et mortifère, peuvent être au contraire de vivants espaces de rencontre : c’est ainsi que, lors de la fête de quartier, les enfants habitant aux alentours sont venus planter des graines et des plantons dans nos plates-bandes. La responsabilité de l’arrosage sera partagée entre le CVE et l’association de quartier. Le raccourci créé à travers divers grillages balisant le quartier pour faciliter le trajet des enfants entre l’école et le CVE a pu être ouvert, les jours de semaine, aux voisins. Nous prêtons aussi nos locaux pour les rencontres de l’association de quartier, etc.

Il s’agit de faire, et de se laisser faire aussi, pour construire ensemble une solidarité, un cheminement commun qui n’a rien à voir avec la relation consumériste dans laquelle nous nous sentons avec certaines familles qui viennent au bureau avec des récriminations de l’ordre : « Pour le prix que je paie, j’ai bien droit à… », qui fait écho, reconnaissons-le, de notre côté à des réactions comme : « Selon votre contrat, vous deviez venir chercher votre enfant à 17 heures ; or, il est 17 h 20… »

Ces différentes actions n’ont rien de bien spectaculaire en somme : de petits liens, de petites traces. Puaud (2012, p. 46) y voit pourtant un effet subversif, car « à contre-courant des normes de notre société de plus en plus individualiste, rationaliste ». Et aussi, par le fait qu’ils resteront toujours non formalisables, non contrôlables, non marchandables.

Résister, dans un monde profondément marqué par la méfiance et le cloisonnement, passe par une attitude d’ouverture et d’hospitalité, par l’attention portée à ces espaces, à ces gestes, à ces moments de petits riens qui permettent de faire société. « L’hospitalité qui se donne, se reçoit et se rend, relève aussi du paradigme du don : elle est, quels que soient ses paradoxes, la manifestation du don immémorial, sensible, concret, gestuel, d’un espace pour l’autre, don multiforme et limpide à la fois, assumant chaque fois le défi de faire de l’hostis un hospes, de l’étranger un inconnu, de l’inconnu un hôte. » (Cornu, 2007)

Michelle Fracheboud

Bibliographie

Cornu, Laurence, (2007), Confiance, étrangeté et hospitalité, Diogène n° 220, pp. 15-29, récupéré de www.cairn.info/revue-diogene-2007-4-page-15.htm.

Dahlberg, Gunilla ; Moss, Peter et Pence, Alan (2012), Au-delà de la qualité dans l’accueil et l’éducation de la petite enfance : les langages de l’évaluation, érès, Toulouse.

Puaud, David (2012), Le travail social ou l’ « art de l’ordinaire », temps d’arrêt, Yapaka.be, Bruxelles.

Rigaud, Laurent (2011), Vocation / profession : la place du don dans la relation éducative, Le sociographe n°36, pp. 75-86.

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