Distance éducative

Distance éducative [1]

Il y a des mots comme ça, ils sont élastiques, extensibles et contractiles, non pas en tant qu’eux-mêmes, mais dans l’usage qu’on en peut faire, dans le sens qu’on peut leur donner, ils se plient et se déplient à volonté comme des bouts de caoutchouc.

Le monde de l’éducation regorge de ces vocables malléables, de ces notions caméléons qui prennent la couleur de leur locutrice – la distance éducative en est un spécimen parmi d’autres [2]. Dans la boîte à outils de l’éducatrice il y a donc des mots, et tant mieux au fond si l’idée que transporte chacun d’eux est variable. Cette mobilité du sens est une sorte de faculté qu’aurait le vocabulaire de s’adapter à son utilisateur. Nous savons tous ce qu’est une chaise à bascule, il n’est pas nécessaire d’en parler pour expliciter ce que l’on entend par là, et ce n’est pas un sujet de débat non plus. Par contre, la distance éducative est une expression dont on ne sait ce qu’elle désigne a priori. Sa signification naît uniquement lorsqu’on s’attelle à la définir, et la validité de cette signification est aléatoire, temporaire, sujette à remaniements et à contradictions. Tant que l’on ne dit rien sur la distance éducative, c’est un concept qui n’a pas de corps, pas d’existence. Et lorsqu’on arrête d’en causer, cela redevient un bout de chiffon inerte, une marionnette au repos attendant que l’on s’en saisisse à nouveau.

En l’occurrence, je n’ai rien dit encore de ce que la distance éducative signifie pour moi. Le fait que je parle ne veut rien dire : on peut ne rien dire tout en s’exprimant. Et si dire, c’est faire[3], alors ne rien dire, c’est ne rien faire. Mais ne rien faire, c’est faire quoi ? C’est peut-être se laisser faire, se laisser approcher, toucher, modifier. L’absence de définition ou d’affirmation de point de vue peut dénoter une carence de pensée, ou signaler une retenue : une retenue d’eau, un barrage à la force du courant de ses propres croyances.

Mais abordons quand même un peu les choses et posons un pied sur la berge. On peut répondre au problème de la définition d’un concept en éducation en y transposant la définition de la recherche en éducation proposée par M. Develay[4]. 1. La [définition d’un concept] vise l’utilité sociale de ses produits. 2. L’utilité sociale d’une [définition d’un concept] se mesure à l’émancipation des sujets qu’elle permet. 3. L’émancipation des sujets implique qu’en permanence la question des valeurs soit posée comme régulateur de l’action. 4. La question des valeurs dans une [définition d’un concept] en éducation conduit à s’interroger sur les valeurs universelles fondatrices de l’éducation[5].

Au fond, la question n’est pas tant de parvenir à une définition du concept de distance éducative en soi ; dans l’absolu, cela n’a que peu d’intérêt. Par contre, ce qui est intéressant, c’est de penser l’émancipation des enfants que permettrait concrètement la définition que l’on donnera, et de penser les valeurs que mettrait en jeu cette définition. Penser l’émancipation des enfants, c’est revenir au réel. Ainsi n’y a-t-il pas que l’action qui soit située, qui se construise et prenne son sens dans la situation réelle où elle se développe, la définition de certains concepts éducatifs l’est également. Il faut imaginer une définition située de la distance éducative, c’est-à-dire une définition qui tienne compte des particularités des situations réelles où on l’utilise.

Plus prosaïquement, la distance est simplement « l’espace entre deux éléments ». Ce n’est pas seulement le terme « espace » qui compte ici, c’est aussi le mot « deux ». La distance est l’espace d’un lien ; la distance éducative est l’espace[6] d’une relation pédagogique. On sait à quel point le déséquilibre de la relation entre adulte et enfant est important. Se laisser faire, pour l’éducatrice de la petite enfance, serait accepter que l’enfant participe activement à la définition de la distance entre lui et nous. La distance éducative n’est donc pas précisément définissable hors présence des deux éléments qui en constituent les pôles actifs. Tout au plus pourrions-nous dire que la distance éducative est une façon de désigner l’espace où se déroule le lien éducatif [7], et nous mettons alors l’accent sur le fait que cet espace se définit, se construit et s’aménage à deux.

La Rémige

[1] La Rémige a déjà écrit une chronique sur ce sujet en 2004, intitulée Prendre de la distance (Revue Petite Enfance N°89).

[2] Le bien de l’enfant est sans doute l’expression représentant le mieux ces concepts clefs qui ouvrent à peu près toutes les portes qu’on veut leur faire ouvrir.

[3] Quand dire, c’est faire. J. L. Austin. Paris, Seuil pour la traduction française : 1970. Edition originale : 1962.

[4] « N’y a-t-il pas mieux à faire que de vouloir prouver ? » Michel Develay. In Recherche et éducation. Charles Hadji et Jacques Baillé (Eds). Paris, Bruxelles. De Boeck Université. 1998. pp. 67-79.

[5] Idem. pp. 72-73. Pour retrouver la citation originale, il suffit de remplacer [définition d’un concept] par le terme recherche.

[6] Il faut entendre ici le terme « espace » dans un sens large : espace concret, bien sûr, mais aussi espace mental, symbolique, affectif, etc.

[7] Cf. par exemple Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique. Mireille Cifali. Paris. PUF. 1994.

Retour en haut