La qualité

Il y a des mots comme ça, ils sont déclinables : non pas comme des invitations que l’on peut refuser, car on n’y échappe pas, mais comme des produits que l’on décline et qui deviennent des produits dérivés (on a une petite pensée pour la dérive des continents). Ainsi en va-t-il de qualité (Q pour les initiés), que l’on peut trouver en magasin au rayon « gestion » sous forme de système-Q, démarche-Q, processus-Q, contrôle-Q, certification-Q, politique-Q, label-Q, etc. – Et on se dit qu’il y a aussi une dérive des incontinents.

Le pire, peut-être, est que tout le monde croit savoir de quoi on parle lorsqu’on évoque la qualité. On notera que le pire est à l’antipode de la qualité : si on réussit à le localiser, on devrait par transposition pouvoir déterminer où elle se situe. Définir le pire, c’est définir la qualité a contrario : on se rappelle de W. B. Yeats[1] disant qu’Il n’y a rien de pire que la haine de l’intellectuel. C’est un peu risqué de reprendre cette affirmation à son compte, ces temps. L’intellectuel, bien que l’on ne sache pas exactement ce que cela signifie, apparaît comme un corps étranger dans une société de consommation ultrarapide et utilitaire. Je vais donc clarifier simplement dans quel sens l’intelligence[2] est un bois de qualité. C’est une autre manière de dire que l’intelligence individuelle n’existe pas (…); autrement dit encore, l’intelligence est ce qui permet de relier (inter-legere) des individus désaffectés (de les réaffecter)[3]. Être intelligent, c’est développer des activités qui permettent de créer des liens.

Si on a la chance de découvrir l’intéressant fascicule édité en 2012 par Petite Enfance Pool sur la qualité, on pourra y lire ceci sous la plume d’A. Spack (qui s’inspire de P. Moss et P. Furter) : Cette logique intersubjective qui envisage la qualité comme codéfinie, qui reconnaît la diversité dans les pratiques éducatives ainsi que la diversité des valeurs professionnelles, s’oppose à une logique normative qui prône, quant à elle, une certaine homogénéisation et une standardisation des pratiques, en considérant la qualité comme définie selon un référentiel externe. La confrontation de ces deux logiques nous amène à en évoquer une troisième, celle de l’effectivité, qui considère le développement de la qualité comme coconstruite et qui prend toute sa dimension dans l’action. Selon cette dernière logique, c’est à partir des actions concrètes vécues au quotidien que s’élaborerait un référentiel commun et partagé qui orienterait les pratiques éducatives[4]. La qualité telle que présentée ici renvoie à une activité proche de l’éthique. L’éthique est une réflexion qui vise à déterminer le bien agir en tenant compte des contraintes relatives à des situations déterminées[5]. Au plan institutionnel, il s’agit d’une réflexion collective associant une pluralité de points de vue (usagers, proches, représentants d’usagers, professionnels, personnes ressources), déclenchée par des situations concrètes singulières, où entrent en contradiction des valeurs ou des principes d’intervention. La liberté (…) est la possibilité de participer à la décision des contraintes qui s’imposeront à tous[6].

La perspective ainsi tracée est aux antipodes des systèmes-Q habituels, car elle pose l’action en situation, et le réel vécu par chacun∙e dans cette situation, comme base pour une élaboration collective d’intelligence. Autrement dit, la qualité ne peut être prédéfinie, c’est aux acteurs multiples concernés par le travail (y compris les usagers) de le faire, dans un cadre qui se structure avec les principes de l’éthique. Posée de cette façon, la question de la qualité est un affluent de l’interrogation qui traverse inlassablement l’activité de tout∙e praticien∙ne : comment agit-on ?

La question ne se pose pas. Elle en est absolument incapable : il y a trop de vent[7].

 


[1] William Butler Yeats (1865-1939). Poète et dramaturge irlandais.

[2] Bien sûr intellectuel n’est pas un exact synonyme d’intelligent, et le glissement que j’opère pourrait être considéré comme abusif par des puristes ; mais si on consulte les dictionnaires, on remarquera l’étroite familiarité de l’intellectuel avec l’intelligence. Ce qui est plus surprenant, c’est de se sentir tenu de le préciser : cela étant sans doute dû au fait qu’intellectuel n’est plus une insulte répandue uniquement dans les cours d’école.

[3] Bernard Stiegler in Ars Industrialis. Association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit. http://www.arsindustrialis.org/glossaire .

[4] Annelyse Spack. In Interroger la qualité. Penser les conditions d’accueil favorables au jeune enfant. Petite Enfance Pool Editions. Lausanne. 2012. Préface – pp 9-10. (C’est moi qui souligne).

[5] Définition de Jean-Jacques Nillès, prenant en compte des travaux d’Alain Badiou et de Paul Ricoeur, cabinet Socrates. Anesm – Analyse documentaire relative au développement d’une démarche éthique dans les ESSMS. www.anesm.sante.gouv.fr.

[6] Albert Jacquard (1925-2013).

[7] Boris Vian (1920-1959).

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