Une grande malbouffe sur des airs de famine

A peine avions-nous commencé à cerner le sujet que, déjà, cela débordait dans les marges.

Il y a d’abord eu les grands chiffres de l’actualité. Le Monde du 28 mars 2013 rappelait qu’en 2008, 1,46 milliard d’adultes étaient en surpoids. Le 8 avril, Le Courrier[1] chiffrait le nombre des sous-alimentés à un peu plus d’un milliard. En Amérique du nord on produit à peu près 900 kilos de nourriture par an et par habitant. 300 kilos (par an et par habitant) finissent à la poubelle. La première cause de l’obésité est la « malbouffe », quand les prix alimentaires augmentent, par spéculation et/ou par pénurie, les plus pauvres mangent encore plus de cette nourriture trop calorique, parce qu’elle est moins chère.

A Genève aussi, la répartition géographique de l’obésité recoupe celle des quartiers défavorisés.

Il y a eu ensuite l’horreur des petits chiffres. Dans Destruction massive, géopolitique de la faim[2], Jean Ziegler écrit que, toutes les cinq secondes, un enfant de moins de dix ans meurt de faim. Alors que nous produisons suffisamment de nourriture pour douze milliards d’humains.

Toujours en avril 2013, les seigneurs des matières premières se réunissaient dans un palace lausannois pour organiser leur commerce. Le blé et le soja sont des matières premières, et les famines sont très lucratives.

Nous aurions dû solliciter Ziegler pour un article. Il y a une géopolitique des assiettes pleines et une géopolitique des assiettes vides. Nous manquons souvent ce qui pourrait donner de l’ampleur critique aux problèmes du travail quotidien.

Le Monde du 23 mai 2013 mentionnait une étude menée par l’Association santé environnement France. Si les enfants savent reconnaître des frites et des nuggets, 25% d’entre eux ne savent pas que les frites sont à base de pommes de terre. Un écolier sur trois ne sait pas à quoi ressemble un poireau ou une courgette. Une betterave est un objet terrestre non identifiable pour 87% d’entre eux.

Un mauvais esprit faisait remarquer que, pour manger cinq fruits et légumes par jour, il fallait quand même savoir compter jusqu’à cinq. Il pourra ajouter à la lourdeur de sa plaisanterie, qu’en plus, il faut savoir ce que sont des fruits et des légumes.

Qui pourrait soutenir devant ces chiffres que les repas ne sont pas une affaire pédagogique ? Il est peut-être un peu difficile d’admettre que la malbouffe se développe dans l’inculture, et que cette méconnaissance est liée à l’insuffisance du travail éducatif.

En avril-mai 2013, Charlie Hebdo a sorti un numéro hors série intitulé « Bon appétit ». Nous n’aurions pas osé publier les dessins qu’ils ont commis, déjà que l’on nous reproche l’incongruité de nos images…

L’article « Manger donne le cancer » commence par cette note liminaire : « Avant, on disait qu’il ne fallait pas vivre pour manger, mais manger pour vivre. Aujourd’hui, pour vivre, il faudrait arrêter de manger. »

Un peu plus loin on nous parle d’une invention fromagère: « Que trouve-t-on dans cette excitante nouveauté ? Essentiellement des amidons et des épaississants d’origine végétale. Le galactomannane et les carraghénannes, connus sous le nom joli de E410, E412, E417 et E407. Grâce à quoi on peut enfin fabriquer un “fromage analogue”, c’est-à-dire un fromage sans lait. »  La publicité de la chose précise que cela a toutes les caractéristiques et le goût du fromage, mais aucun des ingrédients provenant d’animaux. Et en plus, c’est pas cher !

Nous n’avons pas donné la place qu’elle méritait à la nourriture analogue pour enfants analogues.

J’ai entendu quelques histoires sur les régimes alimentaires d’éducatrices*[3] totalitaires ; quand s’installent à table, avec les enfants, ces injonctions disciplinaires du « ça suffit ! » que tout le monde entend comme « ton obésité ne te suffit pas ? »

Les collègues savent bien que le problème tourne infiniment plus autour du régime draconien suivi par l’éducatrice, que de l’embonpoint de l’enfant ainsi invectivé. Mais c’est là un sujet délicat dans ce monde de la petite enfance, où l’on se targue de ne pas juger. Les équipes limitent les dégâts en arrondissant les angles et en édulcorant la maltraitance ; mais elles refusent absolument d’écrire sur le sujet. Nous trouverons un jour les moyens de l’aborder.

Les aspects économiques liés aux coûts des produits alimentaires et du travail en cuisine ont souvent occupé nos discussions.

Hippocrate aurait dit que nos aliments sont nos premiers médicaments. Toutes et tous avons reconnu la sagesse du propos. Un article a circulé parmi nous, son titre : « A Saint-Denis, on mange mieux que dans les beaux quartiers »[4] n’a pas suscité un intérêt démonstratif. Le sous-titre avait sans doute un air trop communiste : « La malbouffe pour les prolos, l’équilibre alimentaire pour les bourgeois ? Pas toujours. […]

Ou quand la mairie d’une ville populaire, avec un taux de pauvreté de 35%, fait ce qu’il faut pour bien faire manger ses citoyens… »

On y parle de politique et d’argent. « Pour offrir à ses petits citoyens des repas équilibrés, la ville a donc fait un choix. D’abord, de permettre à tous les élèves de pouvoir venir à la cantine. Si certaines mairies prennent en priorité les enfants dont les deux parents travaillent, à Saint-Denis, la règle est claire depuis 1998 : tous les élèves doivent pouvoir venir sans critères. En même temps, la ville a fixé le repas à 1 franc. Il n’a pas changé aujourd’hui, il est à 0,15 centimes pour les familles les plus modestes et à 3,84 euros pour les plus aisées. […] “On a un coût de matières premières de 2,10 euros par repas, quand les sociétés de restauration dépensent 1,40 euro en moyenne. […] Pour la ville, bien sûr, cela a un coût. Au total, un budget de 10 millions d’euros par an. Quand le ticket moyen est à 2 euros pour une famille, il en coûte 8.50 euros à Saint-Denis à fabriquer et à distribuer. Mais il faut mettre les moyens si on veut s’attaquer à ces enjeux sanitaires. »

Rendez-vous compte ! Il y a des politiques qui ne se bornent pas à la diminution des coûts, mais qui tirent gloire d’assumer leurs dépenses !

Nos autorités helvétiques semblent particulièrement portées à cette arithmétique économique soustractive, qui pourrait se résumer ainsi : tu mets plus d’enfants avec moins d’éducatrices* dans moins d’espace, et ainsi tu dépenses un peu plus d’argent pour beaucoup plus d’enfants. Quand tu divises le pognon par les lardons, avec le résultat de l’opération, tu gagnes les élections.

Nous sommes plusieurs à trouver cela tristement petit.

Les éducatrices et les éducateurs œuvrent dans un monde normé, tout en produisant, elles* aussi, des normes ; ou, bien souvent, en travaillant au confortement des normes dominantes. Ce qu’elles* appellent normalité se définit autour d’un acte de conformation des enfants aux usages du milieu. La capacité d’interroger et de mettre en perspective ces usages permet très largement de multiplier les possibilités d’action, tout en laissant une place aux inventions qui empêchent les nécroses sociales. Les problèmes alimentaires font partie du travail éducatif à mener dans les institutions d’accueil de la petite enfance.

L’actualité a continué à nous harceler quand on a trouvé du cheval dans la viande de bœuf. Des lasagnes contaminées au cheval ont occupé le babil bistrotier, tout en montrant les aberrations de la production industrielle d’aliments. Puis c’est un cheval empaillé, exposé dans un abribus genevois qui a défrayé la chronique. L’animal avait-il été massacré pour l’art contemporain ? Quand une attache s’est rompue, et que l’animal suspendu s’est trouvé en position d’agonisant, des esprits charitables l’ont pratiquement entendu gémir et s’en sont indignés. Cette compassion animalière dans une ville qui a institué la chasse aux pauvres, m’a infiniment troublé. Mon steak de cheval s’est un peu mis en travers de mon assiette, mais heureusement, nous ne mangeons pas encore les mendiants. J’ai revu ce vieux film Soleil vert, où la dernière source de protéine dans un monde dévasté est obtenue par le traitement des cadavres humains. Mais les mangeurs ne le savent pas…

L’air de rien, ce cheval de taxidermiste, utilisé dans une installation artistique, a imposé une nécessité que je repousse depuis longtemps : nous avons à rendre intelligible la démarche de fabrication des images que nous vous infligeons. Nous tenterons de le faire brièvement, dès le prochain numéro. Il ne s’agira pas d’expliquer les images, mais de rendre compte des chemins d’élaboration, avec les choix et les abandons opérés.

La rubrique Chercher & Travailler est restée désespérément vide dans ce 111. Ce n’est pas que l’on ne cherche plus dans la petite enfance, mais les éléments nous ont été défavorables. Le 112 fera mieux.

Nous avons aussi tenté une expérience. Une équipe éducative a reçu trois livres à lire ou à ne pas lire aux enfants. Notre demande était qu’elle documente les questions que cela posait, qu’elle argumente ses choix et qu’elle rende compte de la vie pédagogique de ce travail auprès des enfants en écrivant un article. Il est publié dans Dire & Lire et s’intitule « Neige ».

Nous chercherons à reconduire cette expérience et sollicitons déjà nos lectrices et lecteurs. Les discussions autour de ces articles en gestation sont toujours très fécondes.

Les éléments défavorables précités nous ont fait prendre beaucoup de retard. Cette revue a l’air d’être irrémédiablement en retard…


[1] Le Courrier, Jean Duflot, « Le grand gaspi ».

[2] Ziegler, Jean, Destruction massive, géopolitique de la faim, Paris, Seuil, 2011.

[3] L’astérisque* signifie ici que ce qui est formulé au féminin pourrait l’être au masculin, et inversement.

[4] L’Humanité Dimanche, N° 355, 28.03-3.04 2013.

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