Inclusion, intégration: au-delà des belles paroles

« La vérité d’une société s’exprime non pas dans les principes qu’elle affiche mais dans sa manière de les appliquer. C’est ce qui échappe au discours officiel, au politiquement correct, aux bonnes intentions affichées, aux textes de loi bienveillants qui dévoile la vérité inconsciente. »

Simone Korff-Sausse[1]

Inclusion, intégration : bientôt plus un colloque, plus une publication qui n’y aille pas de son laïus sur ce sujet. Ceci est d’autant plus étonnant que notre société occidentale, comme le rappelle justement Jacques Kühni dans son éditorial du n°110, n’a pas la réputation de se soucier d’offrir une place à chacun. Aussi pourquoi ce discours différent dans le champ de la petite enfance ? S’agit-il réellement d’offrir une place à chaque enfant, quel qu’il soit, ou s’agit-il de prendre en charge les plus prétérités à bon compte ? De plus, l’inclusion est-elle la « solution totale » pour tous les enfants ? Nous avons apprécié que le dernier numéro de la Revue petite enfance aborde cette question de façon large et non idéologique, contrairement à ce qui se pratique habituellement.

Pour participer à cette discussion, nous aimerions nous aussi quitter quelques instants les belles paroles et le « politiquement correct » et revenir sur deux de nos expériences sur le terrain d’accueil d’enfants « différents ». Des expériences diverses, enrichissantes, mais parfois questionnantes également. Peut-être que ces vignettes vous paraîtront longues. Nous nous en excusons par avance, néanmoins les résumer à quelques mots nous aurait empêchés de les déplier dans toute leur complexité.

Lorsque la direction a fait part à l’équipe des trotteurs de la demande de placement pour Julien, nous avons appris qu’il s’agissait d’un enfant souffrant d’un retard de développement important et d’autres troubles associés. Cet enfant de 3 ans ne marchait pas ni ne parlait. Cela a questionné l’équipe : allait-il être à l’aise dans un groupe de « trotteurs » qui courent, poussent et sont parfois peu délicats ?

Un élément a rapidement été mis en évidence : il faudrait une personne supplémentaire en prévision d’éventuels soins à lui donner en urgence pendant que la seconde éducatrice restera avec les autres enfants, ainsi que pour assurer une qualité de présence à Julien.

Lors du premier entretien réalisé avec la maman, nous lui avons demandé quels étaient ses souhaits. Effectivement, la demande de placement nous était parvenue par le biais des professionnels du réseau de l’enfant. Ceux-ci préconisaient un placement à temps complet. La maman, elle, n’était pas en accord avec cette demande. Elle ne voulait pas être séparée de son fils chaque jour, alors que, jusqu’ici, elle s’en occupait exclusivement. Elle relevait que l’idée de laisser son fils lui était très difficile, mais elle pensait aussi que cela pourrait être positif, lui permettre de souffler un peu et être une nouvelle expérience pour Julien. Nous avons alors mis en place un accueil sur deux demi-journées pour commencer et sans le repas. Lors de sa première visite dans le groupe, Julien semblait très curieux et attiré par ce qu’il voyait : il se penchait depuis les bras de sa maman et souriait. Cela a rassuré la maman et nous avons alors commencé son adaptation.

Les enfants se sont tout de suite intéressés à Julien : certains allaient vers lui, d’autres nous demandaient qui il était ou lui apportaient des jeux. Julien ne se déplaçait que par rotations, passant de la position assise à couchée. Les enfants ont été surpris, lorsque, s’adressant à lui, ils n’obtenaient pas de réponse. De plus, il n’y avait que peu d’échange à travers les jouets : Julien ne construisait pas de jeux (seul ou avec les autres), il regardait les objets, les déplaçait de sa droite à sa gauche. Il restait couché ou assis dans la salle, se balançant, riant ou écoutant ce qui l’entourait.

L’ergothérapeute qui suivait Julien est venu adapter une de nos chaises afin que Julien puisse s’asseoir à une table. Intéressé par nos locaux, notre matériel, il nous a proposé de venir faire des séances dans l’institution et de nous enseigner des techniques pour stimuler Julien. Après réflexion, nous avons décidé de décliner cette offre : pour nous, le Centre de Vie Enfantine devait rester un lieu où Julien pouvait vivre l’expérience d’être un enfant parmi les autres. Nous n’avions pas l’ambition de devenir ses thérapeutes et nous ne désirions pas que le Centre de Vie Enfantine soit identifié par lui sous cet angle-là.

Nous avons peu à peu augmenté son contrat. D’abord avec un repas, puis une journée entière. Cela lui a permis de connaître un nouveau temps en collectivité.

La présence de Julien dans l’institution a eu des aspects très positifs pour la maman. Au départ, elle n’osait quitter la maison de peur que nous ne l’appelions pour venir chercher Julien. Puis elle se culpabilisait de prendre un peu de temps pour elle. Peu à peu, elle a pu constater que Julien semblait se plaire et que l’absence de son fils lui permettait de mieux organiser ses journées. Le fait le plus marquant pour nous a été lorsqu’elle a décidé de nous amener Julien pour emmener ses aînés à la piscine, ce qui n’était pas possible jusque-là.

Julien, pour sa part, a progressé dans ses rapports aux autres. Il acceptait leur présence autour de lui, les cherchait du regard lorsqu’ils s’éloignaient, se déplaçait pour être plus près d’eux, riait lorsqu’ils se couchaient près de lui. Il a participé aux activités telles que pâte à modeler, peinture, « piscine » de graines ou de papiers. Il a très bien su nous faire comprendre lorsqu’il était de mauvaise humeur, malade ou peu motivé pour une activité. Il était aussi très gai, souriait et riait beaucoup.

Il faut pourtant mettre un bémol : comme Julien ne pouvait pas communiquer avec les autres ni par le langage ni par le jeu, se déplaçait de façon réduite au milieu d’un groupe de trotteurs, et n’était pratiquement pas autonome, nous ne saurions prétendre à sa totale inclusion dans la dynamique du groupe et dans les relations de celui-ci. Pourtant les enfants connaissaient son prénom et il y tenait une place. Pour cela, nous avons dû accepter que Julien ne soit jamais « pareil au milieu des autres ». C’est peut-être le sens du terme « inclusion » : Julien était différent de par son développement, ses capacités, sa participation dans le groupe, nous n’avons pas réduit cette différence, nous n’avons pas attendu de Julien qu’il s’adapte au fonctionnement des autres enfants. Nous avons pu constater que Julien semblait à l’aise parmi nous et que les autres enfants du groupe l’approchaient sans crainte, faisaient preuve d’ingéniosité pour entrer en contact avec lui, découvrant ainsi la diversité comme une richesse. Le groupe des trotteurs a dû faire toute une réflexion sur la place que nous souhaitions donner à Julien, ainsi que sur les moyens d’y parvenir. Trois ingrédients nous ont semblé déterminants : l’implication de la famille, avec qui nous avons eu une excellente collaboration, l’engagement de chaque membre de l’équipe et, bien sûr, la présence d’une personne supplémentaire.

Le second exemple que nous aimerions présenter nous a beaucoup questionnées et nous en gardons plutôt un arrière-goût d’échec :

Valerio, trois ans et demi, arrive au Centre de Vie Enfantine à la suite d’une demande de son pédiatre qui craint que cet enfant, atteint d’une anomalie génétique et d’un retard de développement, ne présente des troubles autistiques. Les parents sont partie prenante de la démarche, mais un peu anxieux, car leur fils n’a jamais été gardé en dehors du foyer familial.

Pour recevoir Valerio et permettre son intégration progressive, l’équipe des Moyens (30 enfants accueillis par une équipe de 6 éducatrices) propose un cadre « sur mesure ». Tout d’abord, une référence à deux EDE, chargées du suivi de Valerio. Ensuite une répartition des enfants permettant la constitution d’un plus petit groupe de trois ou quatre enfants lorsque Valerio est présent. Enfin, la maman parlant peu le français, un cahier est prévu pour noter les informations importantes de manière à ce qu’elle puisse reprendre avec le papa, qui maîtrise mieux notre langue.

Commence alors l’accompagnement de Valerio dans la découverte d’un lieu inconnu et la prise de contact avec d’autres enfants de son âge. La séparation se passe plutôt bien mais, pour cet enfant constamment à proximité de la main de maman, l’espace est bien sûr difficile à intégrer. Il a de la peine à rester dans une pièce et fait sans cesse des allers-retours. Au niveau des jeux et des activités proposés, il papillonne et ne semble pas vraiment s’intéresser à quelque chose en particulier. Ce qu’il aime, en revanche, c’est aller dans le jardin courir et faire du toboggan. Fréquemment, il jette des objets par terre, vide le contenu des caisses puis refuse de ramasser. Jusque-là rien de vraiment exceptionnel pour un enfant qui cherche ses marques. Ce qui nous inquiète, par contre, c’est le comportement de Valerio face à ses pairs. Il bouscule beaucoup, pousse, tire les cheveux, serre le cou, mord sans raisons apparentes. Nous pensons d’abord que c’est parce que, le langage lui faisant défaut, il ne sait pas comment entrer en contact avec les autres enfants. Mais il y a autre chose : la soudaineté de ses « attaques » et le choix des « victimes », souvent des petites filles à cheveux longs et des plus petits que lui. Très vite, nous nous trouvons dans une situation délicate. Certains enfants, dont le nombre ira grandissant, ont peur de Valerio et nous, nous avons peur qu’il fasse du mal aux autres. Bien entendu, toutes ces peurs ambiantes engendrent un climat probablement angoissant pour Valerio, ce qui se répercute certainement négativement sur son comportement. Pour tenter de limiter les coups et les peurs, nous accordons une attention de plus en plus forte à Valerio, ce qui signifie que nous l’avons constamment à portée de main !

Le comportement de Valerio nous fait penser que c’est vraisemblablement son anomalie génétique qui en est la cause. Mais comment parler de cette différence « invisible » aux enfants ? C’est un peu moins difficile d’aborder le sujet avec les parents qui, dans l’ensemble, se montrent compréhensifs et plutôt favorables à l’intégration d’enfants différents.

Arrive l’été. Valerio s’en va pour deux mois dans son pays d’origine avec sa famille. Quand il revient au CVE, le groupe a changé. La plupart des enfants ont passé chez les écoliers laissant place aux trotteurs. Valerio se retrouve comme un étranger et tout est à recommencer ! Au fil du mois de septembre, il progresse légèrement au niveau de l’intérêt et du temps qu’il peut consacrer à une activité. Il passe aussi de borborygmes un peu jubilatoires à quelques mots. Par contre, il n’arrive pas à établir de contact avec ses pairs. Il continue à taper, mordre et bousculer. La situation devient si difficile à gérer que l’accompagnement collectif se transforme en un suivi presque exclusivement individuel. Un réseau se met alors en place pour trouver une solution d’accueil spécialisée.

Pour qu’une inclusion soit possible, il faut que l’enfant à inclure puisse développer petit à petit des capacités relationnelles qui lui permettent de trouver une place au milieu de ses pairs, tout en offrant à ceux-ci l’opportunité de développer leurs capacités d’empathie et d’ouverture à la « différence ». Il s’agit donc d’un enrichissement réciproque autour d’un apprentissage commun à la diversité. Force est de reconnaître qu’avec Valerio, nous avons doublement échoué ! Même si Valerio a incontestablement progressé durant l’année passée au CVE, il  n’a pas réussi à établir le minimum de liens nécessaires à une vie en collectivité. Et, du côté de ses congénères, même s’ils ont fini par le côtoyer avec une certaine tolérance, Valerio est toujours resté un enfant un peu « à part », à ne pas fréquenter de trop près !

Cette expérience reste malgré tout positive, principalement pour les parents de Valerio qui ont, grâce à cette confrontation avec des enfants de l’âge du leur, pris petit à petit conscience de sa différence et réussi à accepter l’idée d’une prise en charge « spécialisée ». Pour l’équipe aussi, qui a fait preuve d’ouverture et de créativité, puis tenu le coup face à l’attente interminable d’une solution plus adéquate. Enfin, même si la confrontation entre un certain idéal du « vivre ensemble » et la réalité de vie de Valerio a mis en évidence pour nous les limites du concept d’inclusion, nous restons convaincues que, pour se donner une chance de réussir, il faut essayer !

Les diverses expériences vécues dans l’institution nous ont appris une chose : chaque enfant est différent et l’accueil d’un enfant ne peut pas être normalisé ni décrété. Si la plupart des enfants que nous avons accueillis nous ont semblé tirer un bénéfice de leur présence dans l’institution, pour d’autres nous sommes moins sûres de ce que nous avons pu leur apporter. Quant à leurs camarades, le fait de côtoyer ces enfants « différents » a souvent été un plus, dans le sens de l’ouverture à l’autre, de dépasser les craintes initiales, de prendre en compte les spécificités de chacun. Nous avons ainsi vécu de belles rencontres et notre travail s’en est trouvé enrichi. D’un autre côté, avec Valerio, l’enfant dont nous avons parlé plus haut, nous avons l’impression que cet objectif n’a pas été atteint. Les autres enfants ont plutôt appris la crainte de la diversité, malheureusement. Chaque projet doit par conséquent être adapté, réfléchi et éventuellement remis en question. Des solutions alternatives doivent être possibles lorsque les bénéfices attendus ne sont pas au rendez-vous.

Dissipons tout malentendu : nous croyons fondamentalement qu’une ouverture la plus large possible à tous les enfants (sans et avec papier, dont les parents travaillent ou ne travaillent pas, sans ou avec handicap) est souhaitable, mais ce que nous aimerions soulever, c’est que l’inclusion n’est pas une formule magique : il ne suffit pas de la décréter pour qu’elle existe ! L’inclusion nécessite du travail de la part de l’équipe pour adapter le cadre à la situation particulière de chaque enfant. Pour s’interroger aussi sur l’impact émotionnel (gêne, pitié, anxiété, etc.) généré, trouver les moyens d’y faire face et prendre la distance nécessaire à un accompagnement respectueux. Des moyens supplémentaires doivent pouvoir être obtenus, que ce soit au quotidien auprès de l’enfant, ou également pour les colloques, les rencontres de réseau, etc., qui vont, dans ces situations, parfois dépasser le temps de travail hors de la présence des enfants octroyé aux professionnel∙le∙s. Plus encore : si nous voulons valoriser un modèle « de la diversité » comme le préconise le réseau DECET[2], un modèle qui met en évidence « le droit inaliénable d’être accepté personnellement et en même temps de faire partie du groupe »[3], les moyens de construire un tel accueil ne devraient pas être conditionnés à un enfant en particulier, dûment étiqueté comme « handicapé », mais facilement accessibles, en fonction des besoins de l’équipe. Nous en avons d’ailleurs fait maintes fois l’expérience dans notre institution : certains enfants porteurs d’un handicap n’ont dû faire l’objet d’aucune demande de renfort éducatif, tandis que d’autres, sans diagnostic, ont posé de grandes difficultés à l’équipe[4].

Les lieux d’accueil sont de plus en plus sollicités de tous côtés : récemment, lors d’un colloque organisé par le Département de la santé et de l’action sociale du canton de Vaud, et intitulé « pauvreté et trajectoire sociale », les différents intervenants et les participants réclamaient la nécessité de « prioriser » la population auprès de laquelle ils intervenaient dans les lieux d’accueil. Dans le même temps, l’offre peine à se développer[5]. Des orientations claires, au vue de la pénurie, sont données par les instances communales, d’octroyer les places d’accueil uniquement aux parents qui travaillent et d’atteindre un taux d’occupation élevé, orientations qui vont à l’encontre de projets d’inclusion. De plus, la qualité est constamment remise en question par le politique qui propose d’abaisser les normes, d’augmenter le ratio personnel/enfants, de diminuer la qualification des éducatrices, etc. Un peu de cohérence nous semble nécessaire ! Nous craignons, comme le fait remarquer Martinez[6] que cette volonté d’intégration à tout crin ne soit peut-être aussi une façon de faire disparaître le handicap par indifférenciation : « La pédagogie spécialisée est, à juste titre, critiquée pour ses dérives de relégation. Mais un accueil indifférencié, sans prise en compte des spécificités singulières et de la catégorie de l’altérité, débouche sur l’amalgame qui dénie autrui dans ses besoins propres » (p. 106). L’inclusion est à développer, certes, mais ne doit pas être une prise en charge à bon marché.

Alors, insertion ? Intégration ? Inclusion ? Finalement le mot nous importe peu, il nous semble que nous n’en sommes pas là. Nous avons simplement les mains dans la pâte et nous poursuivons notre « bricolage » afin de tenter, à notre échelle, modestement, avec nos erreurs, nos insuffisances et nos échecs aussi, de participer à la construction d’un monde commun. L’époque que nous vivons est très étrange : d’un côté, un mode de vie et des choix politiques créent de plus en plus d’exclusion à tous les niveaux et, de l’autre, émerge le concept idéal d’inclusion. Les deux côtés d’une même médaille ? Prenons donc garde à ne pas trop jouer à pile ou face.


[1]Korff-Sausse, Simone, (2005), « Un exclu comme les autres. Handicap et exclusion », Cliniques méditerrannéennes, n°72, p. 134.

[2] Diversity in Early Childhood Education and Training, voir le site www.decet.org

[3]Vervaet, Veerle (2012), « Inclure des enfants à besoins spécifiques, c’est accueillir la diversité », Revue [petite] enfance N°107, janvier 2012, pp. 87-95.

[4] A noter que, récemment, la Ville de Lausanne a mis en place la possibilité d’obtenir facilement un soutien provisoire pour les équipes dans ce genre de situation. C’est incontestablement une avancée pour nous, mais cela reste limité à la bonne volonté des communes.

[5]Voir par exemple Bovolenta, Michela, (2012), « L’accueil de l’enfance avance à la vitesse de l’escargot », Services publics, 26 octobre 2012, p. 8.

[6]Martinez, Marie-Louise (2001), Du bon usage de la différenciation : éclairage psychosociologique et anthropologique sur le handicap, Spirale-revue de recherche en éducation, 2001, N°27, p. 106.

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