Le travail à cœur ouvert, mais à mots couverts

Comme les autres, ce 109 a commencé dans le foisonnement. Il y a eu les préoccupations quotidiennes des professionnelles* : mais comment parlons-nous aux enfants ?  Sommes-nous capables de nous parler entre nous ? Pourquoi sommes-nous si peu habiles à nous faire entendre ?

Pierre Bourdieu a fait une apparition fugace avec Ce que parler veut dire ; ont été évoquées les paroles dominantes et les paroles misérables. La question de savoir si les enfants sont irrémédiablement subalternes dans leurs interactions langagières avec les éducatrices*, s’est glissée dans le débat. Elle est restée présente tout au long de la fabrication de ce numéro.

Puis sont arrivées les expressions du langage courant : « Parler pour ne rien dire », là une kyrielle d’anecdotes ont surgi. Et chacun* de relater combien les éducs produisent du bruit déguisé en paroles de sagesse. « Parler à un sourd, parler dans le vide », ce fut le tour de l’inutilité du dire face à la gloire du faire. Souvent logos est déclaré l’ennemi absolu dans les milieux de la petite enfance. Il est toujours assez curieux d’entendre celles et ceux dont le métier est principalement un métier de parole, dénigrer les actes langagiers. Cette méfiance du verbe est systématiquement chevillée à un anti-intellectualisme crasse. Quand quelqu’un a osé dire qu’il avait l’impression d’être pris dans un collectif de victimes d’un bonimenteur pervers, il y a eu un éclat de rire.

Dolto est alors passée majestueusement en susurrant : « C’est cela l’important dans le langage que nous avons avec le bébé, le plus jeune soit-il, et aussi bien avec un grand enfant : l’important c’est de lui parler vrai ce que nous ressentons, quel que soit ce vrai ; le vrai pas de l’imaginaire. »[1].

Dolto, c’est assez souvent du soulagement ; le parler vrai pèse encore son poids, même si c’est très imprécis. Autour de la table, une professionnelle aguerrie, grande consommatrice de développement personnel, a articulé la congruence comme une illumination. Pour moi, qui fais partie de celles et ceux pour qui l’incongruité est une qualité intellectuelle essentielle, ce mot évoque ces « égomanies » envahissantes. C’est toujours moi, ego, mes sentiments, mes joies et mes peines à n’en plus finir, avec en prime des trucs comportementaux pour frimer la synchronisation. Un monde strictement borné à l’individu et à l’instant. Dans un esprit de conciliation – ça se passait à ma table – chacune* a convenu que l’impertinence de l’incongru était quelquefois pertinente. Une intellectuelle occasionnelle qui nous écoutait a alors proposé cette définition : « Dans un monde d’adultes, l’enfance est une incongruité générale dont tout le monde reconnaît l’à-propos ».

Le rire a des principes fédérateurs, une sourdine pour la congruence et une ovation pour la curiosité mal élevée de celles et ceux qui accèdent au langage.

Dans les interactions langagières, il y a des corps, du son, du sens, des gestes, des regards, des silences, des mémoires partagées ou non, de la tendresse, de l’hostilité, des plans, et des écarts impressionnants entre ce que l’on voulait dire et ce que l’on dit vraiment. Le tout avec une incertitude permanente, parce que l’on ne sait jamais très bien ce que l’autre entend ni ce qu’il/elle comprend. Le mystère s’épaississant quand on voit que, malgré ces difficultés, on continue à cultiver ces actes de langage.

Une autre fois, dans un café bienveillant, une éducatrice, qui lit des livres la nuit, a cité Klemperer[2] et sa description de la nazification du langage dans l’Allemagne hitlérienne. C’est par la langue que s’est insinuée la pensée nazie, c’est par la langue que l’on agit et que l’on est agi. De cela nous n’avons rien pu faire dans ce 109. Dommage.

« Les mots ne font pas que représenter des objets du monde, ils ont aussi un pouvoir d’action sur ce monde ; parler constitue une pratique sociale qui a des effets de transformation et d’action, qui est performative »[3]. Nous voici encore une fois aux prises avec ce doublet de l’éducation : éduquer pour reproduire du même ou éduquer pour émanciper ?

« La puissance sociale des mots a comme corollaire leur appropriation et leur confiscation politiques. De même que les groupes dominants imposent leurs modes de production et leurs organisations sociales, de même ils contrôlent ou tendent à contrôler l’ordre symbolique. La nomination et la catégorisation, comme je l’ai évoqué plus haut, confèrent un pouvoir particulier sur le monde comme sur les personnes »[4]. Boutet nous a aidé·e·s à maintenir cette question vive. Nous savons pourtant combien les notions de politique et de pouvoir ont de la peine à trouver place dans les débats pédagogiques.

Sur un autre registre, nous avons entendu quelques histoires qui parlaient d’enfants pour qui parler ne veut rien dire. Parler est, pour eux, absolument insignifiant et strictement sans incidence sur l’action. Les paroles sont du bruit avec un souffle de vent. Nous avons pensé à ces recherches sur l’illettrisme qui laissent entendre que, quand il n’y a pas de mots, ce qui reste c’est les coups. Nous n’avons pas trouvé les moyens de développer ce thème, et c’est encore une fois dommage. Pourtant, les coups ce n’est pas si rare en garderie. On y parle souvent de violence verbale, mais on est encore incapable de penser combien le manque de mot peut être destructeur.

Dans une déambulation à trois dans une ville en pente, nous avons aussi parlé de ces actes de violence larvée, qui s’exercent par défaut de dire suffisamment bien la situation ; parce que la distance qui permet l’élaboration du dire est hors de portée des éducateurs*, parce que les mots nécessaires manquent pour dire de manière satisfaisante ce qui coince entre les humains. Et ce n’est pas l’inculture galopante des professionnel·le·s qui va arranger les choses. Là nous sommes confronté·e·s à la difficulté de dire sans condamner, tout en portant un jugement professionnel sur un acte éducatif. Tout le monde en reconnaît l’urgence, mais personne ne se sent prêt. Le péril nous a contraint au silence, provisoirement.

Mal dire peut être dévastateur, mais se taire participe aussi à perpétuer l’inacceptable.

Une autre rencontre m’a permis de lire un livre dont je vous livre l’extrait suivant :

« Dans les années 1930, les neurologues russes A. R. Louria et F. Yudovich étudièrent le cas de deux frères, de vrais jumeaux âgés de six ans, qui, à l’instar de F. et T., s’étaient créé un langage personnel à partir  de gestes et de quelques termes de base. On pouvait constater chez eux d’importants retards cognitifs et de croissance dans tous les domaines. Les neurologues séparèrent les jumeaux et, avec une brutalité toute soviétique, décidèrent d’apprendre à parler à l’un d’eux seulement : le jumeau A., qui occupait dans le duo une position subalterne. Le jumeau A. dépassa rapidement son frère, le jumeau B. en capacités langagières. Il se mit à parler en phrases comportant verbes conjugués et syntaxe, et développa ses facultés d’imagination – c’est à dire la capacité de se projeter dans l’avenir et de se souvenir de lui-même dans le passé. Il acquit aussi celle de comprendre des jeux non verbaux qui lui avaient échappé jusqu’alors. Avant de posséder les outils linguistiques nécessaires, il ne comprenait pas les jeux formels et ne savait que faire des balles qu’on lui lançait, ni où courir ou sauter. L’apprentissage de la langue russe ordonna son intelligence de façon entièrement nouvelle. Même si Louria n’exprimait pas cela comme je le ferais, il se pourrait bien que le temps humain, essentiel à toute conscience effective et, bien sûr, à toute narration, doive au langage son avènement »[5].

La brutalité scientifique n’est pas si exceptionnelle dans l’histoire humaine, mais son incroyable suffisance n’est pas sans enseignement. Ce que Louria et Yudovich expérimentent et démontrent, toutes les éducatrices un peu attentives à leur travail le savent. Le problème est bien qu’elles font bien peu, sur la place publique, de ce qu’elles devinent. Il faut bien parler les jeux pour qu’ils adviennent comme des jeux. Encore une tautologie diront certaines*, mais cette revue s’échine souvent à rendre visible ce que tout le monde a l’air de savoir, sans que jamais ces implicites prennent le statut et la vivacité d’un vrai savoir.

« Celui qui n’a pas renoncé à bien travailler, à faire du zèle donc, à faire preuve d’initiative et d’originalité, celui-là apprend rapidement que son intelligence devra s’exercer à l’abri du regard de la hiérarchie, et parfois de ses pairs, voire de ses subordonnés, ou bien il faudra qu’il s’assure de leur complicité et de leur loyauté, ce qui n’est pas si simple. Pour pouvoir être intelligent dans son travail, il faut savoir faire preuve de discrétion. »[6]

Dans la petite enfance, pratiquement tout le travail se déroule sous le regard d’autrui. La discrétion nécessaire à l’exercice de l’intelligence est donc bien difficile, d’où la nécessité d’engager des discussions sur ce que l’on fait, sur ce que l’on voit l’autre faire, sur ce que devraient être les bonnes pratiques et sur ce qui les fonde ou les invalide. Même si cela peut paraître périlleux.

« Passer des compromis, construire des règles de métier, est une expérience extraordinaire. Cela suppose le courage de parler et d’apprendre à parler aux autres, à se faire comprendre d’eux, à leur rendre intelligible ce qui ne se voit pas »[7].

C’est de cette attention portée au travail, de cette volonté de dire ce l’on pense de ce que l’on fait et de ce que l’autre fait, qu’il est question dans ce numéro.


[1] Dolto, Françoise, (1987) Tout est langage, Le Livre de Poche, p. 34.

[2] Klemperer, Victor, (1996) LTI, la langue du IIIe Reich, Paris : Albin Michel.

[3] Boutet, Josiane, (2010) Le pouvoir des mots, Paris : La Dispute.

[4] Ibid.

[5] Hustvedt, Siri, (2010) La femme qui tremble, Actes Sud, pp. 70-71.

[6] Dejours, Christophe, (2003) L’évaluation du travail à l’épreuve du réel, Paris :Ed. INRA, p. 17.

[7] Ibid. p. 73.

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