Aux origines… ou le paradoxe de la pédagogie

Un conte de Bernadette Moussy, historienne de l’éducation

Il y a très longtemps, lorsque les hommes se sont rendu compte que le temps passait, un désir existentiel a commencé à les habiter, celui de durer après la mort.

Plus tard, présenté par la femme de Diotime, à Socrate, ce désir de pérennité sera évoqué[1] :  « La nature mortelle cherche toujours autant qu’elle le peut, la perpétuité et l’immortalité. »

Comment se perpétuer si ce n’est en transmettant ce que l’on veut faire durer. Que de choses à donner à ceux qui vont suivre et survivre ! Les objets que l’on a fabriqués et qui vont continuer à servir, les biens que l’on a acquis. Mais aussi les connaissances construites par l’expérience, celles qui permettent de vivre, d’avoir des explications sur le sens de la vie, mais aussi ce qui a été élaboré pour vivre ensemble.

A qui transmettre ? A ceux qui seront là après notre mort : les enfants et les jeunes.

Alors les hommes ont interpellé un groupe d’enfants et leur ont dit : « Venez ! Vous aller apprendre tout ce que nous avons découvert et que vous devez savoir pour continuer à survivre comme nous, et peut-être même encore mieux. Nous ne voulons pas que vous perdiez ce que nous avons accumulé comme connaissances ! On vous montre et vous imitez, on vous dit et vous répétez. Il vous faut utiliser votre mémoire… ensuite, plus tard vous transmettrez à votre tour pour que vos enfants apprennent ce que nous vous avons enseigné.

– Mais, nous partions ensemble pour découvrir le monde et vous nous demandez d’arrêter tout ?! Nous avons autre chose à faire, nous voulons nous aussi découvrir nous-mêmes. Nous ne sommes pas intéressés par ce que vous voulez nous donner.

– Mais vous allez perdre du temps, ce n’est pas la peine de tout recommencer comme nous, profitez de ce que nous avons appris et ensuite vous pourrez aller plus loin… inventer à votre tour. Écoutez-nous, on va vous montrer ! Assoyez-vous et écoutez nous ! »

Les enfants sentirent qu’ils n’avaient pas le choix. Qu’ils avaient besoin des adultes. Ceux-ci se mirent à parler, chacun son tour, à présenter ce qui leur paraissait utile que les enfants sachent, pour que la société puisse durer.

L’affaire ne fut pas simple.

Certains enfants bavardaient, d’autres rêvaient ou se levaient et partaient, certains s’amusaient entre eux et bruyamment encore ! Il y en a même qui dormaient carrément !

Quelques-uns écoutaient.

« Qu’allons-nous faire, se demandèrent les adultes ? Comment faire pour que tous les enfants apprennent ! »

Beaucoup sont partis : « C’est trop difficile, les enfants n’écoutent pas. Ils ne se rendent pas compte de l’importance de ce qu’on leur enseigne. On dit cent choses. Ils en retiennent deux. On répète pour rien… Notre mission est vouée à l’échec !»

Trois sont restés : une femme et deux hommes.

La femme avait une nombreuse descendance : des enfants, petits-enfants, elle était tante et grand-tante de nombreuses fois. Elle avait l’expérience des enfants. On va l’appeler la Femme.

Un des deux hommes était un sage qui avait la connaissance de la nature. En effet, c’était le seul savoir à cette époque. C’était la connaissance de la survie. Non seulement, il avait la compréhension des plantes, mais aussi celle des animaux, des minéraux, du cosmos, des saisons qui passent. Il avait beaucoup observé, mais il n’en restait pas là, puisqu’il était aussi jardinier et berger. En jardinant, il connaissait mieux la nature et se servait de son savoir pour s’améliorer. Apprivoiser les animaux lui avait beaucoup appris.

On va l’appeler le Sage.

Le troisième homme avait des connaissances moins vastes mais il était surtout porté par la générosité de transmettre, il ressentait cela comme une urgence… C’était le plus impatient. Il était resté avec les autres parce qu’il se sentait dédié à une mission : celle de maintenir la survie de la société. On va l’appeler le Généreux.

La Femme dit :

« – Mon expérience avec les enfants ? C’est vrai qu’ils sont difficiles à comprendre. Ils courent partout, pleurent la nuit, ils sont sales, se sauvent quand on les appelle, touchent à tout, font du chantier. Quand je suis avec eux, je dois faire plusieurs choses à la fois, répondre à leurs questions en même temps que je m’occupe d’un autre et qu’un troisième dérange tout ! Ils vous donnent le tournis. Moralement, ils sont encore plus épuisants quand ils grandissent : ils argumentent continuellement et, quand ils se taisent, c’est encore pire.

Les enfants sont insaisissables.

Il y a une autre facette qui se révèle tout de suite lorsqu’on a un enfant dans les bras, c’est cette confiance, cette vulnérabilité, cette interrogation, cette étrangeté, cette vie… qui à la fois vous alimente et vous désarçonne. Je ressens alors le besoin de les protéger, je les soigne, je veille à ce qu’ils aient à manger, qu’ils soient propres, qu’ils soient bien installés. A ce moment, ils deviennent plus calmes et, surtout, ils sont concentrés, ils sont à ce qu’ils font et ne s’éparpillent plus. Peut-être parce qu’ils n’ont plus peur.

Regardez : lorsque nous avons voulu les enseigner, j’ai remarqué qu’ils étaient mal assis. Il y en avait un dont le nez coulait, il ne pouvait pas respirer, il ne pouvait pas écouter en même temps !

– Moi, ça me fait penser à ce que j’ai observé dans la nature, dit le Sage. Mes bêtes sont infernales si je ne les rassure pas. Les plantes ne poussent pas bien si je ne les protège pas du vent, surtout certaines.

– C’est vrai, dit la Femme, les enfants c’est pareil, il y en a qui ont plus besoin d’être protégés, et d’autres, à qui il faut laisser plus de liberté.

– La liberté qu’est ce que c’est ? dit le Généreux.

– C’est quelque chose qui est dans la vie, c’est ce qui donne de la valeur à ce que l’on fait, ça peut faire souffrir si on n’en n’a pas, mais aussi si on en a trop…

– Je trouve qu’il faut chercher comment les enfants vont rester tranquilles et écouter! dit le Généreux, plutôt que de se compliquer l’existence. »

Le Sage était songeur…

« – Pour bien m’occuper des plantes et des animaux, je dois commencer par bien les regarder, les sentir, pour bien connaître leurs caractéristiques, la façon dont ils poussent, leur forme, leurs mouvements. Ce qu’ils aiment et n’aiment pas. J’ai remarqué qu’ils dépendent du rythme de la vie, du rythme qui est en eux et celui du cosmos. Par exemple, si on leur apporte une nourriture trop tôt, trop riche ou inappropriée à leurs besoins, ils tombent malades. Quelque fois lorsque j’ai été maladroit, ils savent s’organiser, ils ont des détours, mais pas toujours, surtout si ma maladresse est trop importante. Et si pour les enfants c’était pareil ?

– Cela me paraît bien compliqué, dit le Généreux. Comment faire ?

– Il y a la confiance !

– La confiance, qu’est-ce que c’est ?

– C’est quelque chose qui repose. On peut la bâtir si l’on se connaît bien et si on ne fait pas semblant, alors on est content d’être là, avec les enfants. Eux, sont confiants a priori, jusqu’à ce qu’on soit trop maladroits avec eux.

– Moi j’ai confiance dans mes plantes, dit le Sage, je sais qu’elles ont en puissance de quoi grandir même lorsqu’elles sont en graine. J’ai confiance dans le rythme des saisons, dans le rythme de la vie. J’attends.

Mais il y a des jours où je me demande quand même si je ne me trompe pas.

– C’est normal je crois : dans la confiance il y a un peu de doute. Et puis on n’est pas toujours adroit, quelque fois on se trompe, alors on change sa façon de faire. On est toujours en mouvement.

– Ce n’est jamais fini ! dit le Généreux qui commençait à comprendre. Comment je dois faire ?

– Tu regardes, tu écoutes. Ainsi les enfants t’apporteront une connaissance qui te permettra d’ajuster ton enseignement. Tu as raison, ils ont besoin de ce dernier, mais si tu ne l’ajustes pas à leurs possibilités, les enfants souffriront et toi aussi.

Tu découvriras que les enfants ont une grande faculté d’attention. Une curiosité toute prête. Il suffit de leur apporter ce qu’ils sont prêts à comprendre. »

C’est ainsi qu’a commencé l’histoire de la pédagogie. L’histoire d’une recherche qui est toujours à échafauder.

Alors plus tard, des spécialistes que l’on a appelés « pédagogues » l’on continuée. Ils ont partagé leur expérience, leurs idées. Ils ont même quelque fois élaboré une méthode, fabriqué du matériel.

Elle continue à se construire encore avec les actes quotidiens, à la maison, dans les petites classes et les universités. L’artiste en parle, le scientifique aussi, le chef d’entreprise, l’enseignant, les parents…

Et même les politiques et les publicitaires ! Mais ça c’est pour séduire, c’est différent…

Elle tâtonne, avance, recule, redécouvre, invente…

Les trois personnages sont encore en nous….


[1]                Platon, Le Banquet, Dialogue entre Diotime et Socrate, p. 68, Flammarion.

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