Claude Ponti, passeur d’histoires

« A 11h15, l’écorce des arbres disparaît. Les arbres s’ouvrent comme des portes. Dedans, on voit le bleu de l’Océan de la Mère des Histoires. L’eau de cet Océan est faite de toutes les histoires du monde. Toutes. Celles qui ont été mille fois racontées, celles que presque personne ne connaît, celles qui ont été oubliées, celles que l’on n’a pas encore racontées et celles qui n’ont pas encore été inventées. C’est un Océan immense qui n’a pas de bord, pas de fond. Les poissons trouvent les passages entre notre monde et l’Océan de la Mère des Histoires. Ils sont silencieux et légers comme des bulles de savon. Ils ne disent jamais rien. On ignore ce qu’ils font. Ils survolent les palais, les écoles, les maisons perdues, les pauvres cabanes de pêcheur, puis ils repartent sans que l’on sache pourquoi. »

(Claude Ponti, Georges Lebanc, 11h15)

La première fois que j’ai ouvert un album de Claude Ponti, c’était dans une librairie spécialisée pour les jeunes enfants. La libraire me l’avait vivement conseillé. Pourtant, je le reconnais, après avoir lu quelques pages, je l’ai reposé en pensant : « Quelles histoires bizarres, celui-là, il a vraiment fumé la moquette! » Il m’a fallu d’autres rencontres, au hasard de mes pérégrinations d’éducatrice, puis de maman ; il m’a fallu accepter de renoncer à tout comprendre, accepter de me laisser porter par l’histoire, de faire confiance à l’auteur, pour petit à petit entrer dans ce monde foisonnant, farfelu et complexe et finir par devenir, en compagnie de mes deux filles (qui, elles, ont plongé dedans immédiatement), une lectrice assidue.

Ce que j’apprécie tout d’abord dans les albums de Claude Ponti, c’est qu’il ne prend pas les enfants pour des crétins. Il ne leur raconte pas de gentilles histoires, faciles à comprendre et pétries de bons sentiments. Il réalise ce qu’il faut bien appeler une œuvre de littérature, taillée à leur aulne. Aucun sujet ne lui fait peur, et si certains livres sont plus légers et drôles (Le château d’Anne Hiversère[1], Mille secrets de poussins par exemple), d’autres abordent des sujets difficiles comme la tristesse[2], le rejet[3], la mort[4], la colère[5]. A chaque instant, la chaleur humaine, l’amitié, la douceur côtoye la dure réalité de la vie. Ces récits sans queue ni tête ont une vie propre, elles nous parlent par allégories et font appel à notre capacité à entrer dans une histoire, à la laisser nous parler, au plus intime de nous-même.

C’est pour cette raison que j’ai choisi de ne pas présenter un seul livre. Je n’avais pas envie d’analyser le contenu d’une histoire en particulier, malgré le côté passionnant de ce travail, car les albums de Claude Ponti foisonnent d’allusions, de liens, de références, d’histoires dans l’histoire, etc.[6] Mais cela me semble contraire à la démarche de l’auteur, appauvrissant, de démonter son œuvre devant vous. A chacun de s’y retrouver : « Le fouillis fond quand on finit par tirer un fil et que tout le reste vient et s’organise et structure en nous des poches de souvenirs dormants, des parts d’enfance qu’on croyait mortes et qui ramènent intacts fous rires et larmes secrètes, peurs et désirs confondus, quand on savait encore, jour et nuit, jouir dans les récits mille et une fois contés la frousse aux trousses ou bien la glousse[7]. »[8]

D’un livre à l’autre, Claude Ponti nous fait entrer dans un monde onirique et poétique qui a une cohérence propre. On y retrouve certains personnages de manière récurrente, comme sa fille, Adèle, dont la naissance est à l’origine du premier livre, ou les poussins, qui apparaissent souvent, soit comme personnages principaux, soit de manière secondaire[9]. Le texte et l’image jouent ensemble, se complètent, se contredisent. Le langage utilisé est celui des jeux de mots, jeux de sons, allusions, références à d’autres histoires, à des mythes, des contes jusqu’au vertige.

Claude Ponti, comme il le dit lui-même dans une interview[10], se défend de toute visée pédagogique. Son but n’est pas de former les enfants, mais « juste » de leurs raconter des histoires : des histoires qui leurs parlent de la vie, et, comme dans la vie, il y a, des histoires drôles, des histoires folles, des histoires terribles parfois. Les enfants affrontent des difficultés, font des cauchemars, ont des préoccupations, des « monstres » intérieurs, mais trouvent aussi des ressources en eux, rencontrent des personnes qui vont les aider et les personnages de Claude Ponti, comme en miroir, partent en quête, rencontrent des monstres affreux et terribles, mais aussi des amis. Et puisque les enfants, dans leur rencontre avec le langage, vont fabriquer des mots, jouer avec la langue, Claude Ponti en fabrique aussi, jongle avec les jeux de mots, les sonorités[11], etc. Les enfants, lorsqu’ils créent des jeux de fiction, sont dans le « faire semblant », fonctionnent sur le mode des associations d’idées, parfois saugrenues, du symbolique et ainsi en est-il aussi dans les livres de Claude Ponti.

Les enfants ne s’y trompent pas d’ailleurs : ma fille aînée (7 ans) dit, à propos de cet auteur : « J’aime bien toutes ses histoires parce qu’elles sont rigolotes. Elles racontent un peu ce qui arrive aux enfants. C’est des histoires pleines d’imagination, il y a aussi des jeux de mots, comme par exemple, dans Pétronille et ses 120 petits, c’est écrit “le soleil se lève” et sur l’image, il est vraiment en train de se lever sur ses pieds. Il y a des choses à regarder et à remarquer. Dans “Parci et Parlà”, c’est une histoire très intéressante, les poussins sont toujours avec Parci et Parlà et ils font pleins de choses. Même si on ne sait pas lire, on peut deviner un peu les histoires grâce aux images. Les enfants ils jouent, ils inventent des histoires et quand ils jouent, il y a plein d’aventures, comme dans les livres de Claude Ponti. »

La cadette (4 ans) a son personnage préféré : Blaise. Caché derrière son masque, il est sans doute le trouble-fête, le farceur qu’elle rêve d’être. Au milieu des poussins qui fourmillent dans les pages de certains albums, il est facile à retrouver, il est le seul à avoir une identité, à ne pas être soluble dans le groupe.

Ces albums sont à lire, relire, re-relire. A chaque fois, le lecteur découvre d’autres détails auxquels il n’avait pas prêté attention jusque-là : une histoire dans l’histoire, une histoire uniquement dans l’image, une énigme à résoudre par exemple. Claude Ponti dit d’ailleurs : « J’apprécie que les enfants se perdent dans mes pages et y découvrent bien d’autres choses que ce que la première impression visuelle ne laisse paraître. Mes images constituent des explorations autant quand je les dessine que lorsque mes lecteurs les découvrent. »[12]. Et lorsqu’on retourne le livre à la fin, on a droit à une dernière surprise : le massacre des codes-barres. Obligé d’en intégrer un à chaque ouvrage, Claude Ponti s’en donne à cœur joie pour leur faire subir mille et un châtiments, le plus souvent à l’aide des poussins : le code-barres est éjecté à coups de pied ou encore taillé à coups de ciseaux, tondu, etc.

Lire des histoires de Claude Ponti aux enfants, c’est, à mon avis, le faire sans objectif éducatif autre que de partager le plaisir de lire, de découvrir l’histoire ensemble. Les enfants repèrent des détails que l’adulte n’a pas vus et vice-versa. Chacun y puisera ce que bon lui semble. « Quand on lit un conte, on lit une histoire et, pendant qu’on la  lit, en fait il s’en raconte une autre à l’intérieur du livre, pas avec des mots mais avec des concepts, des sensations, des impressions, des émotions, peut-être. »[13] La lecture ouvre des portes sur d’autres mondes possibles, d’autres histoires, d’autres points de vue. Comme le dit Nancy Huston, dans son essai L’espèce fabulatrice : « Les personnages des romans, à l’instar de ceux des récits religieux mais de façon bien plus complexe, nous fournissent des modèles et des anti-modèles de comportement. Ils nous donnent la distance précieuse par rapport aux êtres qui nous entourent, et – plus important encore – par rapport à nous-même. Ils nous aident à comprendre que nos vies sont des fictions et que du coup, nous avons le pouvoir d’y intervenir, d’en changer le cours. »[14]  L’enfant, inscrit dans une histoire familiale, sociale, culturelle peut difficilement se rendre compte que d’autres choix, d’autres valeurs, d’autres fonctionnements sont possibles que ceux qui lui ont été inculqués[15]. Lire des histoires aux enfants, tout en y prenant plaisir soi-même est donc un acte émancipateur. Comme le dit à sa façon poétique Claude Ponti, il y a « des portes magiques et des passages secrets dans les livres ».[16] Notre rôle d’adulte éducateur est de le faire découvrir aux enfants.


[1] Tous les albums cités dans ce texte sont parus aux Editions de l’école des loisirs.

[2] Eugénie ou le royaume des larmes, par exemple.

[3] Okilélé raconte l’histoire d’un enfant si laid que sa famille le nomme ainsi. Désireux d’attirer l’attention sur lui, il finira par se faire exclure, son père l’emmurant sous l’évier. Une longue quête initiatique, remplie d’épreuves périlleuses lui permettront de rentrer chez lui victorieux et de sauver sa famille que sa disparition avait rendue triste à mourir.

[4] Dans Ma vallée, une double page est consacrée à la présentation d’un cimetière où chaque tombe, nommée jardin, est réalisée selon les intérêts de la personne à qui elle a été destinée. Ainsi le jardin de « ceux qui aimaient entendre jouer les enfants » est-elle une place de jeu sur laquelle les enfants T’ouims viennent jouer. L’arbre sans fin, quant à lui, a comme thème principal le deuil.

[5] Toujours dans Ma Vallée, le héros se rend dans « le théâtre des colères » dans lequel il pourra, à l’aide de masques et de marionnettes qu’il a fabriqués, jouer sa colère et ainsi l’épuiser.

[6] Au long de ces albums, on peut repérer des références à des contes connus, comme Le Petit Chaperon rouge, Cendrillon, etc., mais aussi à d’autres ouvrages de littérature enfantine, à des peintres, des musiciens, des mythes, et de nombreuses autoréférences qui donnent sa cohésion à l’ensemble.

[7] La « glousse » est un mot inventé par Ponti dans L’arbre sans fin. Hippollène, le personnage principal, va à la chasse aux glousses avec son père. Les glousses sont en fait des gousses qui éclatent de rire quant on les chatouille, expulsant leurs graines qu’on peut alors ramasser.

[8] Chenouf, Yvanne, (2002), « Il y a la langue française et puis il y a la langue de Ponti. Je préfère celle de Ponti, elle dit plus de choses. » (Manon, 7 ans), Les actes de lecture n° 80, p.13.

[9] Les poussins sont des petits personnages blagueurs, facétieux, perturbateurs et toujours en mouvement qui vivent « de l’autre côté des livres » comme l’explique l’auteur dans « Mille et un secrets de poussins ». Parmi eux se trouve un poussin portant un masque rouge : le fameux Blaise. Blaise est le seul à se différencier des autres par le port d’un masque rouge. Il est souvent l’initiateur des blagues et des aventures des poussins. Pourtant, nous apprenons dans Mille et un secrets de poussins, que « la vérité du secret numéro un de Blaise c’est que c’est le poussin qui porte le masque de Blaise qui devient Blaise ». Il s’agit donc d’un rôle interchangeable.

[10] Accessible sur le site www.claudeponti.com

[11] Les noms des personnages sont souvent composés à partir d’associations d’idées : Okilélé, Hégésit et Hégésit pas, le martabaf, Skeutédröll, etc. et on y trouve des phrases «irrésistibilicieusement incroyabilicieuses »… telles que « il faut splitouiller la pâte avec les pattes avant de la rataplatisser au rouleau » (Blaise et le château d’Anne Hiversaire).

[12] Cité par Lemieux, Emmanuel, portrait : Claude Ponti, l’express du 01.11.2003.

[13] Claude Ponti, cité par Yvanne Chenouf, ibid., p. 15.

[14] Huston, Nancy, (2008), L’espèce fabulatrice, Actes Sud : Arles, pp. 172-173.

[15] Sur ce sujet, lire aussi l’article d’Antonela Vonlanthen : « l’autorité en éducation : une histoire de responsabilité » dans la Revue [petite] enfance n°107, janvier 2012, pp. 18-25.

[16] Ponti, Claude, Mille secrets de poussins, p. 4.

Retour en haut