«Je vous apprendrai les bonnes manières»: Compétences sociales ou principes éducatifs?

« – Or donc, ce qu’il me faut, ce sont des Faits. Vous n’enseignerez à ces garçons et à ces filles que des Faits. Dans la vie on n’a besoin que de Faits. Ne plantez rien d’autre et extirpez tout le reste. Vous ne pouvez former l’esprit d’animaux raisonnables qu’avec des Faits; rien d’autre ne leur sera jamais d’aucune utilité. C’est d’après ce principe que j’élève mes propres enfants et d’après ce principe que j’élève ces enfants-là. Tenez-vous-en aux Faits, Monsieur. »[2]

Le conte et le décompte des compétences

Puis-je vous offrir en ouverture un petit détour vers l’époque de Dickens, darwinienne à souhait[3] – et totalement préfreudienne. Un petit détour par Coketown, ville industrielle, grise et triste, polluée par la fumée des usines. C’est dans cette ville imaginaire d’Angleterre, ville du charbon, que se déroule les Temps difficiles, génial roman satirique de Charles Dickens – je soutiendrai pourtant volontiers que ces temps-là sont toujours d’une criante actualité, tout comme ce roman, même s’il a été écrit en 1854. Dans cet univers de désolation, des ouvriers accomplissent un travail monotone et abrutissant, pour un salaire de misère. Leur patron clame à qui veut l’entendre que si l’on écoutait ces gens-là, ils exigeraient de se nourrir « de potage à la tortue et de venaison avec une cuillère en or » – déjà décomplexée la droite conservatrice du XIXème siècle ! Mais c’est surtout au personnage central du roman, un notable de la ville, qu’il nous sied d’accorder quelque attention. Thomas Gradgrind – c’est son nom – est la parfaite incarnation de la raison la plus froide et la plus abstraite, d’essence marchande, dont parle le grand sinologue suisse Billeter[4]. Pour lui, « tout ce qui ne peut s’évaluer en chiffres ou tout ce qui ne peut pas s’acheter au plus bas et se revendre au plus haut n’existe pas et ne doit jamais exister ». Thomas Gradgrind nie la gratuité mais aussi tous les sentiments, bons ou mauvais. Plus, il considère que l’imagination n’a que de néfastes effets : ses enfants n’ont pas le droit de lire des contes ou des romans, ni même d’avoir dans leur chambre des rideaux avec des motifs de petits chevaux, car les seuls chevaux qu’ils doivent voir sont les chevaux réels. Au lieu d’une salle de jeux, il leur a aménagé un laboratoire scientifique. « Dans la vie, on n’a besoin que de faits », martèle en péremptoire credo Thomas Gradgrind.

Selon Dickens, ce type de principes éducatifs ne peut que dévaster la vie des enfants, aussi sûrement que l’usine dévaste la vie des jeunes ouvriers. L’école initie les enfants d’aujourd’hui aux valeurs libérales et néolibérales, leur inculquant le culte de la performance, pénétrant leur cerveau tout mou[5], si malléable et plastique de futurs hommes neuronaux[6], des mots magiques de notre époque : flexibilité, mobilité, compétitivité, individualité, efficacité, le tout dans la frénésie de l’activité, de la production et de la consommation. Notre civilisation d’usurier – toujours plus, plus vite, plus fort – ne produit que du profit : l’Homme n’est plus que le moyen que l’argent a trouvé pour produire de l’argent. Enfantera-t-elle des générations formatées par ces nouveaux travailleurs sociaux, éducateurs ou thérapeutes, experts en marketing et en communication, coachs scolaires[7] et autres dresseurs d’ « habiletés sociales » et exégètes en « relations positives entre pairs » qui nous assurent que la promotion des compétences sociales constitue la mission principale de l’éducation pendant la petite enfance ?

La thèse implicite du roman de Dickens, politique s’il en est, procès à charge contre l’utilitarisme et l’intégrisme rationaliste qui accompagnent la Révolution industrielle, réside bien dans cette proximité que l’auteur révèle entre ces deux systèmes : le système d’exploitation économique de la classe ouvrière, que nous qualifierions de capitaliste, est aussi une machine de guerre contre toutes les « valeurs qualitatives ». Il s’agit au total pour lui d’un seul et même système qui avilit et broie l’humain ; d’un seul et même principe, une conviction délirante qu’on peut et qu’on doit traduire tous les éléments du monde et de la vie humaine en chiffres, en données quantifiables, évaluables et reproduisibles. Cette certitude contre laquelle s’élevait Dickens, n’est-elle pas toujours à l’œuvre aujourd’hui, et peut-être plus que jamais – pour mémoire, le slogan de l’association Attac, à l’aube du XXIème siècle, « le monde n’est pas une marchandise ».

Les enfants de demain vivront-ils sous un autre ciel que celui de Coketown ? Sont-ils appelés à ne devenir que des champignons, à la mode de Saint-Exupéry, qui dans le Petit Prince écrivait : « Je connais une planète où il y a un monsieur cramoisi. Il n’a jamais respiré une fleur. Il n’a jamais regardé une étoile. Il n’a jamais aimé personne. Il n’a jamais rien fait d’autre que des additions. Et toute la journée il répète comme toi : “Je suis un homme sérieux ! Je suis un homme sérieux !” et ça le fait gonfler d’orgueil. Mais ce n’est pas un homme, c’est un champignon ![8] »

Il n’est jamais trop tôt pour être compétent

Les champignons de demain, tous ces nouveaux nourrissons, si doués, aux compétences si multiples et encore à découvrir, ce sont nous, les professionnels du soin, de la relation, des techniques, de la Science, de toutes les sciences confondues, qui les avons mis au monde. Si nous voulons les penser savantes, si souvent au-dessus de leurs moyens, ces nouvelles personnes, n’est-ce pas bien pour faire parade, voire parure ? Nous construisons de nouveaux enfants que nous habillons de nos rêves déchus et c’est bien leur état de nudité, leur non-savoir absolu, leur infinie détresse que nous recouvrons là. Etat qui leur est propre, mais tout autant qu’à nous. Nous avançons, inquiets, dans un monde que nous ne reconnaissons plus et que pourtant nous avons construit. Nous subissons de plein fouet les nouvelles plaies de cette moderne Egypte : la violence, la maladie, le chômage, la pédophilie, mais tout autant la mondialisation, la perte des liens sociaux, des valeurs familiales, des repères culturels, la loi du marché, la consommation frénétique, tout est là pour nous effrayer et nous engager sur la voie coupable d’un avenir que nous ne pensons, pour sûr, pas forcément meilleur pour nos enfants. La réalité extérieure vient faire écho à nos passions intimes qui n’ont pas attendu Freud pour se vivre et se dire. Nous voilà revenus aux temps premiers de nos angoisses vitales, à nous débattre dans un monde persécuteur, qui sait nous séduire et nous faire violence. Nous voilà perdus en ces lieux de nos vies qui nous rappellent tant ce tout début de tout, quand le monde n’était que chaos et angoisses et que toute notre énergie se résolvait à mieux l’organiser, le transformer et y habiter, sans trop de tensions, internes et externes.

Nous sommes tous des bébés démunis face au monde qui nous entoure et très vite nous retrouvons nos défenses archaïques des temps premiers. Alors nous nous berçons d’illusions, nous nous racontons des histoires, comme pour nous consoler de cet état, de notre finitude et de notre mortelle destinée, de nos humaines faiblesses et de nos rêves restés rêves, à tout jamais. Nos enfants, eux, sauront les réaliser. Ils ont les compétences pour.

Des compétences qui disent… la haine

Ce faisant, ils pourraient donc faire plus et mieux que nous. Et voici bien le deuxième acte de ces merveilleuses compétences si tôt promues dans la vie des enfants. Elles ont aussi cette fonction de masque, de cache, plutôt de déni ou de refoulement, de la haine adressée au nourrisson, cette haine jalouse, sourde, obscure devant ce témoignage vivant de ce dont j’ai joui un jour et dont je suis privé aujourd’hui. L’enfant qui est né de moi, de nous, est la preuve même de cet impossible retour en ce pays d’Egypte, que nous avons dû quitter, sous la contrainte, séduits et sidérés, ce pays mythique du Grand-Tout, cette île de l’Eternel-Jamais où la vie se déroulait sans heures et sans heurts. Auprès de celle qui faisait partie de nous, tout autant que nous faisions partie d’elle, dans cette improbable fusion qui a fait couler tant d’encre, de poètes, d’écrivains, de chercheurs et de… psys. Auprès de notre première belle, notre mère. Que de mythes transmis autour de cette figure première et de ce temps – cet espace aussi, de ses bras, de son corps, à nous seuls dédié – perdu et jamais retrouvé. Sauf dans la nostalgie ou… les émotions que ce bébé-là réveille en nous. Ce bébé que nous voudrions tant être à nouveau. Ce bébé si compétent pour faire surgir, encore et encore, ces traces de soi oubliées. D’un soi qui n’était pas encore.

Nous lui en voulons bien entendu à cet enfant pour nous signifier aussi clairement – pour de vrai, diraient les enfants – ce qui a été et qui ne sera plus. Nous lui vouons une haine féroce, rivale, rageuse. Nous en sommes – inconsciemment s’entend – si coupables, si troublés, que nous sommes les premiers à prôner ses qualités et ses aptitudes. Cet enfant-là, dont nous sommes à ce point envieux, nous l’habillons d’or pour nous faire pardonner de vouloir le mettre en pièces, l’abandonner, nous en repaître, en un mot tout ce que nous voulons, c’est bien prendre sa place au sein de notre très chère et très archaïque MAMAN. Et que papa ne vienne pas là troubler nos ébats ! La figure démissionnaire du père, absent, falot, telle qu’elle est aujourd’hui partout évoquée ne vient-elle pas là dire aussi son contraire : le père doit par essence être tenu éloigné des berceaux et surtout des tendres – mais néanmoins violentes – histoires qui se trament autour d’eux. Faudrait voir à ne pas déranger ces précoces émois !

Les limbes de l’origine

Dès 1623, le philosophe tchèque Comenius assurait que les bébés sont capables de comprendre le sens des sourires ou des froncements de sourcils, d’un ton menaçant ou apaisant ; même si Darwin répétait en 1877 que le tout jeune enfant comprenait ce que veulent dire ou ce que ressentent ceux qui s’occupent de lui ; nous feignons aujourd’hui de découvrir que le bébé est riche de mille possibles et que leurs aptitudes sont tellement nombreuses et précoces que toute la littérature contemporaine sur le sujet est dépassée, sitôt établie.  Les bébés du XXIème siècle sont de vraies « graines de stars ».

Les bébés compétents sont bien neufs nous assure-t-on, malgré Comenius ou encore Stewart, ce philosophe écossais des années 1800, dont on vantait le bon sens et qui tenait les bébés pour « éclairés ». Ce serait R. White qui, en 1959, aurait utilisé cette notion de compétence, pour désigner ce dont le bébé était capable. Bolwby avait lui cette même année parlé des « compétences à l’attachement » du bébé humain. Cette notion a connu depuis lors un succès grandissant, conjointement d’ailleurs à celle d’ « interactions précoces » qui fût introduite en 1958 par Ritvo et Solnit. De compétences en interactions, le bébé de notre modernité est d’abord et surtout pensé comme un « pur système cognitif » selon l’expression de Norman : il sait. Et l’on évoquera la surreprésentation de la théorie de l’esprit dans les travaux contemporains. On est bien loin des premiers écrits de la psychanalyse qui établissait, sous la plume de S. Freud, que les premières années de l’enfant étaient dominées par l’angoisse, les conflits et cette culpabilité qui, bien que refoulée, continuerait d’affecter l’adulte tout au long de sa vie. L’image freudienne la plus saisissante est assurément celle de ce nourrisson en détresse, criant, gesticulant : c’est le plus enfoui, le plus archaïque qui résonne ainsi, méconnaissable – car infantile, sexuel, refoulé, totalement égoïste – dans les rêves et les symptômes des analysants. Le monde scientifique, les médias ne s’intéressent pas aux vieux dinosaures de la psychanalyse, ils n’ont d’yeux que pour les auteurs et les publications qui apportent des résultats fiables et objectivables démontrant que les bébés, de fait, comprennent, agissent et réagissent de façon élaborée.  Tout ce que sait faire un bébé est d’importance, le reste n’a que peu d’importance et surtout aucune valeur scientifique. A la poubelle les angoisses, les pulsions, le vécu pétri d’irrationnel, d’imprévisible des bébés ! A la trappe les écrits de Mélanie Klein, de Donald Meltzer, de Wilfrid Bion et de tant d’autres ! Et vivent les Brazelton, Stern et tous les tenants de la théorie de l’attachement. Il faut po-si-ti-ver ! Les bébés s’attachent tout naturellement à leurs parents et c’est ainsi que s’établissent les bases solides du futur bonheur de l’adulte : l’Homme vient au monde avec une prédisposition innée à établir des relations d’amour déterminées par la reconnaissance objective de l’autre comme digne de confiance et capable de prendre soin de lui. Un reste d’instinct de survie. Les pleurs-cris du tout-petit sont ainsi pour Brazelton faits pour « favoriser la proximité ». Quel esprit alambiqué irait y chercher un quelconque caractère ambigu ou l’expression d’une – comment vous dites ? – angoisse ? Et bien entendu, l’angoisse du nourrisson est la conséquence plutôt que la cause de la formation du lien d’attachement.

La mise en avant des compétences du bébé témoigne de ce même mouvement. Que l’on retrouve d’ailleurs au niveau sémantique et étymologique : « compétence » qui a d’abord eu un sens juridique au XVIIème siècle – de competere, chercher à obtenir ; et competentia, juste rapport –  implique une expérience suffisante pour transformer une aptitude en savoir ou capacités. Les aptitudes désignent quant à elles des dispositions naturelles, l’équipement originel pourrait-on dire. Ainsi, là où l’aptitude est première, la compétence est seconde. Au vu de ces précisions, fœtus et bébé ne sont pas compétents mais ils disposent d’aptitudes dont on peut faire le compte. Parler des compétences du bébé, c’est réintroduire l’idée de capacités instinctives et c’est faire l’économie de l’expérience vécue, de la culture. C’est postuler que les compétences naturelles du bébé existent et donc qu’elles témoignent d’un temps d’avant la naissance, fœtal, biologique, génétique en un mot, où tout serait sensé se jouer. Tout se joue avant 6 ans, assurait un célèbre ouvrage américain de psychologie infantile, aujourd’hui son titre serait assurément « Tout se joue avant 6 mois » voire « tout se joue avant » point. Avant, au plus tôt, toujours plus près des origines, des gênes, dans la préhistoire de l’homme, biologique la préhistoire, cela va de soi.

C’est une sorte de remontée à l’origine, de retour nostalgique au Pays d’Egypte, l’avènement du jeunisme, l’infantilisme à outrance : le modèle humain, l’étalon de l’espèce devient le « baby » en ces temps de « pédophilie » extrême – au sens le plus littéral d’une société qui aime les enfants. Nous régressons au naissant, aux aubes, aux débuts. Ce faisant, à la nature, au gène, voire au mystique, au sacré, en tout hors de l’histoire, de la culture, de la politique et de la pensée.

Ces compétences soudainement convoquées, disent-elles la régression d’une société qui place l’enfant au Panthéon de ses valeurs ou les angoisses des parents qui espèrent tant que ses enfants sauront s’adapter au monde en loques que nous leur façonnons ?

Sais-tu bien ce que cela veut dire, pour toi, petit d’homme ? Si je t’accorde des compétences extraordinaires et si nombreuses, tu devras de fait en payer le prix. Aux enfants d’aujourd’hui, soi-disant rois et tout-puissants, tout est permis, plus encore, tout est dû. Mais ceux qu’ils deviendront, en grandissant, vont vraiment devoir faire fructifier ce « placement » parental, en nous en versant intérêt et principal, comme dit la fable. Nous sommes de plus en plus exigeants avec nos enfants, à qui nous permettons tout, mais à la péremptoire condition qu’ils nous remboursent mille et une fois au moins notre « avance sur recette ». Ainsi, nous serons récompensés de nos sacrifices et fiers de… nos compétences ! Ce nouvel enfant, il est chargé de réaliser l’impossible – de dépasser nos impossibles – de sortir de nos impasses, de tracer de nouvelles routes. On l’attend au croisement, il vaut mieux pour lui qu’il y arrive. Sinon… Pourra-t-on bientôt divorcer de ses enfants ?


[2] Dickens, C.(1854). Les temps difficiles. Paris, Gallimard, 1956, Coll. Folio 1985, p. 4.

[3] Darwin (1859). L’origine des espèces. Paris, Garnier-Flammarion, 1999 (traduction d’E. Barbier).

[4] Billeter, J.F. (2000). Chine, trois fois muette, Paris, Allia, réédition 2006.

[5] Ces « tout-mous » qu’évoque Damien Bouvet,  en référence à leur fontanelle ouverte sur le haut du crâne et qui s’enfonce sous la pression – délicate ! – du doigt. Damien Bouvet est clown, comme Beckett et Michaux ose-t-il, auteur, metteur en scène de théâtre jeune public (Chair de paillon, Né, Finifini, Ministre,…).

[6] Changeux, J.P. (1983). L’homme neuronal. Paris, Fayard.

[7]La formulation de leurs compétences est édifiante : « Il offre un travail de (re)prise en main, par un suivi sur mesure orienté vers des objectifs ou des projets concrets : remotivation scolaire, reprise de confiance en soi… Le parcours scolaire est une course d’endurance… Comme dans le domaine sportif, le coach scolaire est un véritable entraîneur qui va accompagner l’enfant pour trouver en lui-même les ressources nécessaires pour surmonter ses difficultés. Il va aider l’enfant à identifier ses atouts, à les développer et à libérer son potentiel. L’enfant devient alors acteur de sa propre réussite…) ».

[8] Saint-Exupéry, A. de (1941) Le Petit Prince. Paris, Gallimard.

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