Demain, quel accueil de la petite enfance?

« Le vent n’est favorable que pour celui qui sait où il va » (Sénèque)

Avis de tempête dans le monde de la petite enfance : depuis quelques années, la question de la prise en charge de la petite enfance est devenue une question de société et chacun s’estime expert en ce domaine. Au-delà du besoin légitime et reconnu par tous d’augmenter massivement le nombre de places de crèche afin d’aider les parents à concilier vie familiale et vie professionnelle, tout est rediscuté : on parle de supprimer les normes d’encadrement ou tout au moins de les revoir à la baisse pour faire baisser les coûts, d’utiliser ce secteur pour réinsérer des personnes sans emploi, avec des problèmes de santé ou encore des jeunes en échec scolaire. C’est dans ce contexte chaotique que de nombreux changements ont également été amorcés dans le domaine de la formation du personnel travaillant dans les institutions d’accueil de la petite enfance.

Comment ne pas perdre pied face à tous ces changements ? Comment savoir ou plutôt vouloir où nous allons ? Pour apporter quelques éléments de réponse à ces questions, prenons un instant pour imaginer comment se passera l’accueil de la petite enfance de demain à travers deux petites fictions. En effet, comme le dit Aragon[1], « le roman est une machine inventée par l’homme pour l’appréhension du réel dans sa complexité. (…) L’extraordinaire du roman, c’est que pour comprendre le réel objectif, il invente d’inventer. Ce qui est menti dans le roman libère l’écrivain, lui permet de montrer le réel dans sa nudité. Ce qui est menti dans le roman est l’ombre sans quoi vous ne verriez pas la lumière. (…) On ne se passera jamais du roman, pour cette raison que la vérité fera toujours peur (…) Le roman, c’est la clé des chambres interdites de notre maison. » C’est pourquoi je vous propose de vous projeter vingt ans en avant, autour de l’année 2030, et d’entrer dans une crèche pour observer ce qui s’y passe.

Première version

Vite, vite Plume, dépêche-toi, dit Madeline : nous sommes en retard ! Bousculant sa fille, la jeune maman descend du trottoir roulant et se précipite vers l’entrée de la crèche. Elle appuie sur le bouton d’entrée. Une voix de synthèse lui répond : « Identification ? » Madeline place la paume de sa main sur la plaque d’identification. « Entrée valide ! Heure d’arrivée enregistrée ! Bienvenue Madame, bienvenue Plume ! » répond la voix de synthèse en déverrouillant la porte. Madeline entre dans la garderie et se dirige vers les locaux où Plume est accueillie. Dans la salle, plusieurs enfants sont déjà occupés à jouer. L’assistante socio-éducative les reçoit avec un sourire. Madeline la salue et lui dit : « J’ai une remarque à vous faire : hier soir, Plume avait les fesses très rouges, je me demande si vous l’avez changée assez souvent. Il faut faire plus attention car elle a la peau très sensible ! » L’assistante prend son petit ordinateur de bord et tape un code. « Désolée Madame, mais je ne peux pas vous répondre, je ne suis pas responsable des changes, cela fait partie du cahier des charges des auxiliaires. Vous comprenez, moi je m’occupe de la prise en charge des enfants ! Je transmettrai votre question à la chef des assistantes, qu’elle voie avec l’auxiliaire mais il vaudrait mieux que vous lui parliez directement. Vous avez amené sa fiche-repas ? » Madeline fouille dans ses poches et en sort une carte magnétique. « La voilà », dit-elle. « Bien ! » répond l’assistante. « Ainsi la cuisine pourra lui préparer un repas parfaitement adapté à son métabolisme. » Elle tape un nouveau code sur son ordinateur. Elle demande à la maman : Je l’inscris pour les activités d’éveil ? Aujourd’hui peinture ou motricité ! Je vous rappelle que c’est  à payer séparément, mais ainsi votre fille sera prise en charge par une éducatrice diplômée ES ! » Madeline accepte et tandis que l’assistante entre le code correspondant dans son ordinateur de poche, elle embrasse Plume. « Bonne journée, ma chérie ! » et fait mine de s’en aller. Plume se met à pleurer doucement. Madeline se baisse à sa hauteur et supplie : « Pleure pas ma chérie ! Sinon on va encore nous facturer un temps de prise en charge individuelle. Je reviens te chercher après mon travail. » Elle l’embrasse. Plume se calme et dit : « A voir maman ! » Madeline s’en va rapidement.

Lorsque l’éducatrice arrive, l’assistante lui raconte : la maman de Plume trouve qu’elle n’est pas changée assez souvent… Que fait l’auxiliaire ? L’éducatrice répond : « Le problème sera bientôt résolu puisque la direction a décidé d’investir dans ces nouveaux robots, tu sais, ceux qui repèrent d’eux-mêmes les enfants à changer, les saisissent et les ramènent propres comme des sous neufs ! «Je sais pas, dit l’assistante, tu crois vraiment que c’est bien pour les enfants ? Cela manque de contact humain ! » «  Bah !  dit l’éducatrice, d’un autre côté, ces auxiliaires, elles changent sans arrêt, les enfants n’ont pas le temps de les connaître. Remarque, je les comprends : leur travail n’est pas très gratifiant, les mains dans les changes toute la journée, surveiller la sieste… et on parle pas du salaire! Et puis ces robots, c’est plus hygiénique et il faut bien vivre avec son temps, non ? »

Deuxième version

Vite, vite Plume, dépêche-toi, dit Madeline : nous sommes en retard! Bousculant sa fille, la jeune maman descend du trottoir roulant et se précipite vers l’entrée de la crèche. Elle entre dans les locaux et est accueillie par Séverine, l’assistante socio-éducative qui s’occupe de Plume. Séverine ferme son ordinateur portable qu’elle était en train de consulter et dit: Bonjour madame ! Puis elle se baisse à la hauteur de Plume et lui dit : « Bonjour Plume ! Tu viens passer la journée à la garderie aujourd’hui ? » Plume acquiesce avec un sourire, mais elle ne lâche pas encore le coin de la robe de sa maman qu’elle tient dans la main. Séverine sourit et ajoute : « Tu ne veux pas encore dire au revoir à ta maman, c’est ça ? Tu as raison, maman va rester encore un peu, le temps que tu enlèves ta veste et mettes tes pantoufles et bien sûr que tu lui dises au revoir ! C’est important de se dire au revoir! » Le vestiaire robotisé se dirige vers le petit groupe et pendant que Madeline prépare Plume, les deux adultes échangent quelques mots et informations. Madeline ajoute : « Ah oui, je voulais vous parler de quelque chose : hier soir, Plume avait les fesses très rouges. Elle a la peau très sensible, je me demande si vous la changez assez souvent ? J’aimerais que vous fassiez plus attention ! » Séverine demande : « Elle avait les fesses très rouges ? Cela a dû vous inquiéter ! Je comprends. Pourtant oui, je crois que je l’ai changée comme d’habitude. Je vais quand même en parler à mes collègues. » Madeline dit : « Merci ! Ce n’est pas très grave, mais j’ai préféré vous en parler. » Elle se tourne vers Plume et lui dit : « Bon ma puce, je crois que c’est l’heure du câlin puis maman va s’en aller. » Plume tend les bras vers sa maman qui la serre et lui dit : « A ce soir ma chérie ! C’est papa qui vient te chercher ! » Plume ne veut pas quitter les bras de sa maman alors Séverine intervient en lui disant : « Il faut que tu laisses partir maman, elle doit aller travailler, tu la revois ce soir. Est-ce que tu es d’accord de venir vers moi ? » Madeline change Plume de position dans ses bras de façon qu’elle voie Séverine. Après une hésitation, Plume fait un mouvement vers Séverine qui la prend doucement. Madeline lui dit : « Au revoir ma puce, à ce soir ! » Elle l’embrasse et s’éloigne. Séverine entre dans la salle de jeux avec l’enfant toujours dans ses bras.

Plus tard dans la matinée, les enfants jouent librement dans la salle. Tania, l’éducatrice et Séverine discutent en observant les enfants: « Regarde Plume ! Je la trouve de plus en plus à l’aise avec les autres enfants. Tu as vu comme elle a réussi à entrer dans le jeu de Tom et Eva ? » dit l’éducatrice. Séverine acquiesce : « Oui, c’est super ! La séparation aussi s’est bien passée ce matin : au début elle n’avait pas très envie de laisser partir sa maman, mais ensuite elle est venue facilement dans mes bras. J’ai eu un échange avec la maman dont je te reparlerai au colloque. J’ai déjà noté le point sur notre agenda électronique. »

Quel type de prise en charge voulons-nous pour les enfants de demain ? Comment offrir un accueil extra familial qui garantisse l’intérêt de l’enfant. Plus encore, qui permette une meilleure égalité des chances pour tous, qui soit un plus dans le développement de l’enfant et dans sa socialisation. Cette question devrait être ramenée au centre du débat. Sans cela, c’est comme si on construisait une maison sans avoir de plan, un mur par-ci, un mur par-là sans savoir à quoi ils vont servir. Actuellement, un certain nombre de jeux sont faits, et on ne pourra pas revenir en arrière. Il serait délétère de se battre contre d’autres professionnels qui arrivent sur le terrain. Par contre, il me paraît important de garder en tête ce vers quoi nous voulons aller, ce qui doit être préservé.  De continuer à développer notre réflexion professionnelle afin d’offrir aux enfants une réelle « prise en compte », dans le sens que lui donne Saül Karsz[2]. En d’autres mots, acceptons d’être souple sur la forme, mais soyons intransigeant sur le contenu.


[1] Aragon (1965), C’est là que tout a commencé, préface d’une réédition des Cloches de Bâle, Folio pp 12-13.

[2] Saül Karsz, dans son ouvrage Pourquoi le travail social ? : définition, figures, clinique, Paris : Dunod, 2004, distingue trois archétypes dans le travail social : la charité qui s’adresse plus à un objet qu’à un sujet et est marquée par le don de soi et l’attente de reconnaissance. La prise en charge, qui s’effectue sur un mandat clair, institutionnel et part du manque, des difficultés des personnes pour chercher à y remédier et finalement la prise en compte qui cherche à construire un travail d’accompagnement à partir d’une reconnaissance des personnes pour ce quelles sont, avec leurs caractéristiques propres et non à partir de leurs dysfonctionnements. « Tenter des prises en compte », nous dit Saül Karsz (p.111), « suppose que le praticien est à même de se prendre en compte lui-même. C’est-à-dire qu’il tente de comprendre quelque chose de ce sur quoi il travaille et de ce par quoi il est travaillé. (…) Il s’agit d’intervenants (…) qui tentent de se mettre au courant du fait qu’ils prennent part et parti dans les situations où ils interviennent, et qu’ils ne sauraient être neutres. Ces précautions permettraient de ne pas vouloir faire, trop vite au moins, le bien d’autrui, c’est-à-dire se faire du bien par autrui interposé.»

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