Avec sainte jeanne des abattoirs

Nous avions publié dans la Revue [petite] enfance N° 107, janvier 2012, un article de Veerle Vervaet intitulé « Inclure des enfants à besoins spécifiques, c’est accueillir la diversité ». Il anticipait ce N° 110 et mérite un détour par vos archives. Vervaet y oppose le modèle du déficit, qui est centré sur ce qui manque à l’enfant par rapport à la norme, et le modèle de la diversité, qui lui prend en compte les différences et centre son action sur une pratique solidaire.

Parce que je déteste les manières euphorisantes de décrire le monde, j’avais alors posé une question sur le crédit que l’on pouvait accorder aux politiques d’inclusion, quand on voit une volonté généralisée des Etats occidentaux à exclure les intrus. La liste des proclamés* intrusifs ne cessant de s’allonger. Ma question a eu les allures du chien sur un jeu de quilles et une réponse statistique sur l’augmentation du nombre de structures s’essayant à l’inclusion a rassuré celles et ceux dont les choix politiques tiennent à l’évitement des problèmes.

Depuis on a interdit, ici les mendiants et là, on a interdit de périmètre celles et ceux qui font désordre dans l’opulence de nos villes. Ailleurs on a construit des murs et abattu les malvenus, hommes, femmes et enfants ; tandis que la Méditerranée s’encombrait des cadavres de naufragés* embarqués sur des barcasses sans espoir.

Dans la revue Pages romandes N° 3, septembre 2011, on trouve un dossier intitulé : « L’intégration, l’inclusion et les autres… » J’y ai commis une tribune libre qui porte un titre passablement explicite : « Insertion, intégration et inclusion : des publicités mensongères ». Ce texte commence ainsi :

Sainte Jeanne des abattoirs[1] commence à comprendre le monde : « Je vois bien ce système, que l’on connaît d’ailleurs depuis longtemps, de l’extérieur. Mais dont le mécanisme interne est ignoré. Quelques-uns – peu nombreux – sont placés tout en haut et un grand nombre en bas ; et ceux d’en haut leur crient : montez, pour que nous soyons tous en haut ! Mais à y regarder de plus près, on devine, entre les gens d’en haut et ceux qui sont en bas, quelque chose d’obscur qui semble être un chemin, en fait une planche, et l’on voit nettement qu’il s’agit d’une balançoire. Tout le système est un jeu de bascule dont les deux bouts dépendent l’un de l’autre ; et ceux-ci ne siègent en haut que parce que ceux-là se tiennent tout en bas, et seulement tant qu’ils y restent. »

Les lignes de Brecht demeurent d’une cruelle actualité.

Au cinéma Ernest et Célestine font aujourd’hui un tabac entièrement mérité. Les souris habitent en bas et les ours en haut ; les souris organisent la peur des terribles ours et les ours entretiennent leur haine des abominables souris. Quand une souris tente de vivre avec un ours, tous deux sont pourchassés et condamnés par la justice d’en haut et la justice d’en bas.

Dans une salle comble, il y avait autour de moi nombre de jeunes enfants qui comprenaient parfaitement de quoi il était question. L’insertion, l’intégration et l’inclusion n’étaient pas les maîtres mots de leur description du réel. Nous sommes donc plusieurs chiens galeux sur ce jeu de quilles-là ; pas très bienvenus sans doute, mais pas non plus obsessionnellement idiots.

Encore une fois la petite enfance n’est pas un isolat miraculeux où l’on serait défait des horreurs géopolitiques du monde. S’y jouent les mêmes rapports de domination et d’exploitation que dans le monde des grands. Les enfants sont des exploitables dans les mines de charbons, dans les champs de maïs et dans les caddies des hypermarchés. Ils sont objets de spéculation sur les marchés de l’adoption et, comme prescripteurs d’achat, ils sont les manipulables du marketing. Ils sont soldats, prostitués ou enfants soi-disant rois.

Ils n’en demeurent pas moins l’avenir de l’humanité. La question lancinante, qui reste en travers de bien des gorges, est de savoir de quelle humanité il peut bien être question.

Si l’on accepte que l’éducation de la prime enfance ne se déroule pas dans un paradis extraterrestre, il nous appartient de « possibiliser », ici et maintenant, l’inclusion contre l’exclusion et l’intégration contre la désagrégation. Cela revient à lâcher les béatitudes de la vie des saintes pour travailler, en connaissance de cause, à la construction d’un monde autre. Mais cessons de prendre des vessies pour des lanternes, un engagement professionnel sérieux ne saurait s’appuyer sur les simulacres humanitaires d’un capitalisme compassionnel.

Ce siècle n’en a pas fini avec les quatre catégories habituelles de discrimination : la classe, la race, le genre et le handicap. Warren Buffet a dit qu’il y avait bien eu une lutte des classes, et que les riches l’avaient gagnée. Cet homme sait comment il a entassé ses milliards. Mais nos sociétés sont toujours divisées en classes sociales et quelques uns* n’ont pas renoncé à la lutte. Pour moi, éduquer c’est travailler contre les asservissements et contre les bannissements ; là-dessus nous sommes plusieurs à être d’accord ; il nous est plus difficile de définir ce que devrait être une éducation émancipatrice. Seule une élaboration critique articulant ces quatre discriminations sera capable d’ouvrir des espaces éducatifs intéressants.

Dans les milieux de la petite enfance, mon propos reste largement minoritaire, dans cette revue aussi. Non que l’on me taxe d’ignorance délirante, mais tout de même, un peu excessif, un rien grandiloquent, avec cette touche d’inconvenance énervante…

Les éducatrices* de la petite enfance parlent, depuis longtemps, petitement de petites choses, à petite voix. L’appellation nouvelle, qui a supprimé le « petite » pour évoquer une enfance générique et nébuleuse, a le propos tout aussi minuscule, quand il est audible. Il ne s’agit en rien d’une belle humilité, il s’agit d’une atrophie langagière, culturelle et intellectuelle. Il n’y a pas plus d’imbéciles incultes chez les éducateurs* que chez les pédiatres ou les petits gars du bâtiment ; il n’y a qu’un amenuisement assigné par les siècles aux tâches éducatives de la prime enfance. Qu’il convient d’enterrer. D’où cette volonté de donner de l’ampleur politique à l’analyse, au verbe et à l’action. Politique ne signifie pas ici le port d’une étiquette, qu’elle soit chrétienne-sociale, libérale de l’extrême centre ou sociale-démocrate. Ce qui est politique est ce qui donne une visibilité sur la place publique aux changements sociétaux que l’on estime nécessaires. Un peu comme sur l’agora des citoyens athéniens au cinquième siècle avant notre ère, où tout était constamment lié à la vie de la cité.

La sagesse populaire prétend que, pour vivre heureux, il faut vivre caché et que bienheureux sont les ignorants. Pour mon compte, je pense qu’une intelligence sans courage est un gaspillage ou une inconsistance, et qu’un travail éducatif sans engagement est un leurre. Il est temps de se défaire des furtivités constantes qui ont envahi les métiers de la petite enfance, si l’on tient à faire reconnaître leur importance.

Nous n’avons qu’un monde et il n’y a pas de vie humaine possible dans un hors-monde. Les pratiques de déportation dans un bagne tropical ou dans un territoire des antipodes ne sont plus d’actualité. Les tropiques se sont décolonisés et les territoires de détention sont devenus des Etats. Il n’y a pas à pleurer ce bon vieux temps d’esclavagistes et de geôliers pour qui un au-delà des mers signifiait une totale impunité. Convenir que notre monde est unique implique de contrer la bêtise des tentatives ségrégatives. Même nos prisons les plus inhumaines et nos guerres les plus bestiales sont de ce monde.

Les enfants, eux, viennent au monde, puis sont au monde. La légitimité de cette présence est irrévocable.

Pour intégrer/inclure, il faudrait aussi assumer une volonté de faire monde commun ; et c’est là que nous manquons d’une pensée suffisamment grande, d’un engagement suffisamment fort pour une action suffisamment efficace. Je sais pourtant que ce sont les bricoleurs* d’intégration qui feront bouger les choses, je sais aussi que ce sont ces essais et ces expériences qui traceront des voies. J’aimerais tant que l’on passe demain à la « déclandestinisation » des pratiques, que l’on puisse enfin problématiser ce qu’impliquent ces efforts d’humanité ; pour trancher enfin entre ce que l’on veut et ce que l’on subit.

Ce numéro 110 aimerait initier des voisinages critiques entre professionnel·le·s des métiers de l’humain. Nous savons les proximités, mais nous peinons à les concrétiser. Ce n’est pas sur les divisions hiérarchiques que nous butons ; nous avons de nombreux liens avec des enseignant·e·s qui savent que les éducateurs et les éducatrices de la petite enfance ne sont pas que blaireaux et bécasses. Si nous voulons désenclaver les disciplines et les professions, nous avons à entreprendre une lecture historique et critique des frontières disciplinaires et de ce qu’elles empêchent, et nous cherchons des coopérations possibles. Ce sera un des chantiers de ces prochaines années.

Les images sont, comme d’habitude, à une distance respectueuse, voire craintive, des enjolivements. Elles font la part belle à la géographie bernoise et sont la trace d’une belle installation provisoire dans une discrète rue lausannoise.

Un jour, peut-être, crieront-elles leurs couleurs. Ce jour de richesse n’est pas à l’agenda, nous imprimerons encore en noir et une couleur pour un certain temps.

Au chapitre des nouveautés, nous avons réussi à mettre en ligne un site internet (www.revuepetiteenfance.ch); un peu tardivement sans doute, mais avec l’obstination nécessaire qui caractérise toutes les démarches éducatives. Dans la rubrique archives nous mettons en téléchargement gratuit le numéro 100 qui est épuisé. Nous ferons de même avec tous les numéros devenus indisponibles. On peut nous reprocher une certaine lenteur, mais nous ne sommes pas encore devenus de pingres rentiers*.


[1] Brecht, Bertold, Sainte Jeanne des abattoirs, L’Arche, Paris, 1961, 1974.

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