Quand un droit devient un «passage obligé»

En cette fin d’année 2011, lorsque nous avions fixé les thèmes de dossiers pour les revues à paraître en 2012 et en 2013, j’étais occupée à organiser mon voyage d’études pour la Suède.

La Suède, ce pays doté d’un système social de rêve selon les rumeurs venues à mes oreilles, semblait être un endroit de tolérance et d’acceptation : un congé maternité de 420 jours à partager entre homme et femme ou encore entre homme et homme ou femme et femme, les mariages homosexuels et l’adoption pour ces couples étant des droits reconnus. Un pays sans institutions spécialisées, dans lequel l’inclusion aussi bien des enfants en situation de handicap qu’il soit physique ou psychique que des adultes dans une même situation est monnaie courante. Ce que je peux dire de ce pays, c’est qu’il me paraissait proche de la perfection sur la question de l’inclusion.

Rapidement, j’ai été d’accord, voire enthousiaste, d’écrire un article sur le sujet. Je me voyais mettre sur papier des éloges de ce pays du Nord, de pouvoir partager des pistes au sujet de l’inclusion, de pouvoir montrer aisément que oui, cela marche, non bien plus que « marcher », leur manière de faire répond aux besoins essentiels. Mais comme c’est si souvent le cas, les réponses ne sont ni blanches ni noires, elles sont plutôt grises.

Je ne vais pas revenir sur toutes les rencontres de ce voyage très riche, coloré et intense, mais tenter de transcrire un entretien avec la maman de Laura, aujourd’hui adulte, en situation de handicap. Un entretien fort en émotions qui m’a laissée pendant de longs mois songeuse et qui reste gravé dans ma mémoire.

Cette maman, que nous appellerons Anna, était d’accord de nous recevoir, nous, quatre étudiant-e-s de la Haute Ecole Sociale suisse-occidentale, suivant une formation de stratégie et direction d’institutions pédagogiques, sociales et socio-sanitaires et de partager son expérience avec, vous l’aurez compris, de parfaits inconnus. Avant de rencontrer Anna, nous nous étions préparés à l’entretien en réfléchissant aux thèmes que nous pensions aborder et aux renseignements que nous souhaitions obtenir. Pour des questions de pratique, un directeur d’institution suédois, parfaitement bilingue, s’était prêté au jeu de guide et de traducteur.

Nous nous sommes alors trouvés face à Anna, femme d’une quarantaine d’années, s’exprimant en suédois et en anglais.

Anna commence à nous parler de sa fille Laura, souffrant d’un syndrome extrêmement rare, qui provoque de légères différences physiques, peu remarquables, et un retard mental associé à une difficulté de comprendre le sens des faits et gestes de tous les jours, mais une grande capacité d’apprentissage et de mémorisation.

Laura a pu profiter des établissements publics depuis son plus jeune âge (3 ans) en école enfantine, la maman se déclare satisfaite et heureuse de cette inclusion . Laura est alors une fille contente de se rendre à l’école, jouant avec les autres et donnant l’impression de se trouver au bon endroit. Laura grandit, d’autres enfants sont intégrés, il y a alors la classe ordinaire avec les quatre, voire cinq enfants intégrés et suivis par un éducateur spécialisé, celui-ci accompagné et soutenu par différents aides. Anna s’exprime toujours contente de l’inclusion de sa fille bien qu’elle soulève que la composition du groupe « enfants intégrés », c’est-à-dire un enfant trisomique, un enfant hyperactif, un enfant avec une déficience mentale importante et sa fille, n’était pas évidente à gérer et que, par moment, elle se demandait comment pouvaient bien s’y prendre l’éducateur et l’enseignante pour répondre aux besoins fondamentalement différents des quatre enfants, tout en tenant compte du reste de la classe. Laura était toujours motivée et contente d’aller à l’école. Elle était invitée aux anniversaires et prenait activement part aux discussions et aux échanges entre les enfants. Ses résultats scolaires permettaient à Laura de poursuivre ce que nous appelons communément le cursus scolaire ordinaire.

Lorsque Laura a eu douze ans, elle a dû changer d’endroit pour être intégrée dans une classe supérieure. Tout d’abord, remplis de fierté par la réussite de leur fille, les parents ont été enthousiastes à cette idée. Laura devait désormais prendre un grand bus, car l’école se trouvait à plusieurs kilomètres de la maison.

A partir de cette période, la maman dit avoir vu sa fille dépérir. Laura ne voulait plus aller à l’école : à plusieurs reprises elle s’était perdue, car elle sortait trop tôt ou trop tard du bus, incapable de s’orienter et de savoir où et comment prendre un autre bus, pourtant capable de connaître les dix derniers présidents des Etats-Unis et d’effectuer des calculs compliqués. Laura perdait confiance en elle. Ses camarades de classe s’adonnaient à des discussions desquelles Laura se trouvait exclue, non pas parce que ceux-ci ne voulaient pas d’elle, mais par son incapacité d’accéder au sens des contenus, parfois abstraits ou par sa difficulté de saisir ce qui est « à prendre au deuxième degré ».

Sensibles à sa détresse, les parents de Laura ont demandé à ce qu’elle puisse intégrer une classe spécialisée dans un endroit adapté. Je me permets ici un petit détour explicatif : en effet, la Suède se dit un pays qui a banni les institutions spécialisées puisque toute personne avec un besoin spécifique est censée trouver sa place dans les institutions dites ordinaires. La réalité de notre voyage nous a montré que tel n’était pas tout à fait le cas. Il existe une forme de micro-institution que l’on peut définir comme un endroit où plus que cinq personnes sont regroupées sur un même lieu. Au cours de nos visites, nous avons rencontré des mini-institutions avec des directions (à chaque fois responsables du mini-lieu et en interaction directe avec l’Etat), mais rattachées à une sorte d’ensemble sous une direction sans engagement envers l’Etat. Ces quelques phrases pour mettre en lumière le fait que des lieux spécifiques pour des enfants avec des besoins particuliers existent bel et bien. Revenons à Laura et à la demande des parents à ce qu’elle puisse intégrer un tel lieu. A la suite de cette sollicitation, l’école, les psychiatres, les enseignants et les éducateurs procèdent à plusieurs tests et déclarent Laura apte à poursuivre le cursus scolaire ordinaire. C’est sur cette aptitude de scolarisable que les autorités fondent leur refus d’interrompre l’inclusion. Abasourdie par cette décision, la maman dit ne rien comprendre : bien sûr, elle ne voudrait que le meilleur pour sa fille ; oui, elle souhaite que son potentiel soit exploité, qu’elle puisse être incluse, mais pas à n’importe quel prix.

Laura continue à fréquenter l’école avec des résultats scolaires satisfaisants dans les matières qu’elle suit. La maman constate que Laura reste toujours seule à la récréation et pendant les pauses de midi. Laura commence à pleurer le matin, à ne plus vouloir aller prendre le bus. Elle dit qu’elle n’a pas d’ami·e·s et qu’elle est seule.

Les parents ne savent ni que dire ni que faire, ils tentent d’encourager Laura, peut-être aussi de s’encourager eux-mêmes. Au bout de quelques mois, ils demandent de nouveau à ce que leur fille puisse quitter l’école et intégrer une communauté de vie. Cette fois encore, leur demande est refusée. Commence alors un combat sur plusieurs mois jusqu’à ce que les parents réussissent à pouvoir sortir leur fille de l’école pour l’inscrire dans un lieu, selon eux, adapté à ses besoins.

Le regard et la voix de la maman s’illuminent lorsqu’elle parle des années que Laura a pu passer dans ce lieu. Pour la première fois de sa vie, Laura pouvait être parfois la meilleure dans certaines branches, Laura n’était plus la dernière, mais parmi les autres. Laura comprenait les discussions et pouvait choisir ses ami·e·s parmi les jeunes présents.

Aujourd’hui, Laura vit dans un appartement aménagé dans un immeuble ordinaire. Elle profite d’une grande panoplie d’aide et de soutien basé sur la LSS (une personne qui passe pour faire le ménage, les repas qui lui sont amenés, une personne qui s’occupe de toutes les tâches administratives, une personne à qui elle peut faire appel pour faire du shopping, une promenade ou encore aller au cinéma), elle travaille dans un magasin comme vendeuse et gagne sa vie. Elle fait toujours partie de la communauté de vie dans laquelle elle a passé plusieurs années et entretient ainsi un réseau d’ami·e·s.

Interpellée au sujet de son avis sur le système social suédois, Anna déclare qu’il est très bien et qu’il offre d’importantes aides et ressources. Elle regrette simplement la période de vie de Laura durant laquelle le droit à l’inclusion est devenu une obligation à l’inclusion. Elle déplore cet acharnement qui peut faire perdre de vue les réels besoins de l’enfant concerné. Elle dénonce aussi un manque de rapport de réciprocité qui empêche un développement social dans le sens où Laura a toujours dû s’appuyer sur les autres mais n’a jamais pu apporter de l’aide à ceux-ci, fait qui selon la maman, fausse complètement les rapports sociaux. Elle nous fait savoir que Laura n’a jamais été autant exclue que lorsqu’elle était « incluse », entre 12 et 14 ans.

Le récit de cette maman m’a profondément touchée, j’ai été amenée à repenser les mots comme « inclusion » et « droit ». Lorsqu’on est inclus, c’est par rapport à quelle exclusion ? Quelle est la norme qui fait référence de normalité ? Est-ce qu’être normal impose une « mêmeté » ? Comment peut-on travailler ces normes et leur donner du jeu ?

Un versant inattendu des mots « intégration » et « inclusion » s’est ainsi offert à moi. Est-ce qu’« être parmi » suffirait à « être heureux » ? Le récit d’Anna laisse penser que ce n’est pas le cas. Bien que Laura ait été déclarée « apte à l’intégration », celle-ci n’a pas eu lieu. Peut-être faudrait-il se poser la question d’un autre point de vue ? Est-ce que l’école est apte à accueillir tout le monde, est-ce qu’elle peut être un lieu d’inclusion obligatoire ? Cet endroit où les différences sont rendues visibles par différents actes et actions, est-il le bon lieu où il est possible de se sentir inclus ? Tout le monde se rappelle du « dernier de la classe », « de la meilleure » (eh oui, c’était souvent une fille), de « celui qui oublie tout », de « celle qui n’arrive pas à prononcer le s ». Nous savons depuis un certain temps que la différence peut être accueillie lorsqu’elle est nommée et reconnue. Soit. Mais que vit la personne concernée lorsque les autres entament ce cheminement de reconnaissance des différences en passant par une mise en débat de celles-ci. Admettons que le regard porté, au final, une fois toutes les diversités reconnues, soit bienveillant, accueillant, que deviennent les actes et les relations quotidiens ? Je pense à une classe d’école enfantine à côté de chez moi, quinze enfants et Charles, porteur d’un important handicap mental et physique : les enfants l’accueillent, jouent avec lui, l’invitent à leurs anniversaires, lui apportent les différentes affaires dont il a besoin, ont appris à communiquer avec lui à l’aide du petit cahier attaché à son pantalon… Inclus ? Oui, jusqu’au jour où la vie des autres évolue, ils prennent le bus (chose extrêmement compliquée pour Charles), ils doivent changer de bus pour une question d’organisation (chose possible, compliquée, mais possible pour Charles, mais impossible dans le temps imparti) . L’exemple de Charles montre qu’avant d’être différent, les enfants sont des enfants quelle que soit leur « couleur », aussi qu’ils disposent de ressources pour évoluer avec les diversités mais que cette évolution est freinée par l’environnement (le bus), qui accentue les différences. Je ne dis pas que l’inclusion passe par l’éradication des différences, il est évident que la diversité ne peut être acceptée que si les différences font partie de la vie de tous les jours, il s’agit d’un changement sociétale et non seulement d’un tiraillement des normes. Il me semble que ce serait les normes qui devraient être adaptées pour être aptes à accueillir les différences.

Charles, est-il inclus ? Est-ce la famille qui sait si leur enfant peut/doit être inclus, et, si oui, peut-elle choisir les moyens et l’endroit ? Ou est-ce que ce sont les résultats scolaires qui déterminent l’intégration comme cela s’est produit pour Laura ? Une personne peut-elle être réduite à une définition de l’aptitude à l’inclusion ? Qu’en est-il des émotions, de l’être ? Est-on inclus pour toujours, pour un jour ou pour quelques jours ? Quel événement, quel ressenti nous permettent de nous sentir accepté avec notre diversité ? Bien des questions sans réponse, il me paraît important de soulever que le fait de déclarer que « c’est pour son bien », est au mieux insuffisant ou au pire, comme pour Laura, dévastateur.

J’ai entendu au colloque petite enfance des 2 et 3 novembre 2012 à Genève, Azouz Begag qui a dit que l’acceptation de la diversité sous-entend le fait d’exister dans le regard de l’autre. Quel est alors le moyen déployé ou à déployer pour que les uns puissent exister dans le regard des autres ? Etre parmi, serait-ce suffisant ? « Non », nous dit Michel Vandenbroeck, non, « être ensemble ne suffit pas » (Vandenbroeck, 2005, p. 84). Il faut bien plus, il faut de la rencontre, il faut des objectifs communs et bien d’autres ingrédients et encore, rien n’est assuré.

Au cours de ces deux jours de colloques, d’autres aspects ont été développés, comme la vision de Laurent Ott qui dit qu’il ne faut pas faire venir les gens dans les institutions, mais aller là où ils sont. Bien entendu, il évoque ici d’autres groupes de personnes différentes, mais ne pourrait-on pas transposer ses dires pour chercher des réponses aux interrogations qui nous préoccupent ? Pourquoi la classe de ce petit village ne se rendrait-elle pas tous les vendredis matin à Lavigny pour faire la gym avec une « autre » classe ? La rencontre doit-elle impérativement avoir lieu dans ce que nous avons décrété être la « norme normale » ? Ne serait-il pas possible de faire évoluer la norme établie vers une certaine diversité ?

Si la maîtresse d’école enfantine était en chaise roulante, non seulement Charles se sentirait bien plus vite inclus, mais les autres enfants ne feraient-ils pas un grand pas vers une autre normalité ?

Bien des débats à mener ! Je n’ai assurément pas fait avancer le schmilblick avec ces quelques lignes, ce qui n’était pas ma prétention non plus. J’ai simplement voulu éveiller l’intérêt à la réflexion au-delà des frontières, en Suède, par exemple où le proverbe « Tout ce qui brille n’est pas d’or ! » a pris tout son sens. Un système prônant l’inclusion à 100% n’est peut-être pas la seule et unique solution à l’acceptation et à l’accueil bienveillant de la diversité. J’ai pu découvrir qu’un droit peut devenir une obligation et que la diversité demande peut-être aussi des solutions diverses.

Bibliographie

Ott, Laurent, Une pédagogique pour tous les éducateurs, Chronique sociale, Lyon, 2011.

Vandenbroeck, Michel, Eduquer nos enfants à la diversité, érès, Toulouse, 2005.

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