Et l’on voudrait «peinardiser» la foudre…

« L’enfance n’est pas un vase qu’on remplit mais un feu qu’on allume. » Ben Soussan note que cette phrase est attribuée à Rabelais, mais que parfois on l’accorde à Aristophane, à Socrate, à Montaigne, à Yeats et probablement à quelques autres encore.

Si j’avais été capable de paroles à ce moment-là, j’aurais aimé l’avoir dite à la naissance de mes enfants.

Le capitalisme nous presse, c’est sa vocation d’accélérer l’exploitation et de maximiser le profit. Le slow management ralentit, c’est sa mission de nous vendre des freins, sans plus. Pour ses tenants, la lenteur est un décor ou un artifice ; vite ou lentement peu importe, ce qui se perpétue c’est l’accaparement du pouvoir, de la richesse, de la distinction, des privilèges…

« La bêtise aime à gouverner. Lui arracher ses chances. Nous débuterons en ouvrant le feu sur ces villages du bon sens. »[1]

Lenteur et vitesse sont des choses relatives aux situations quotidiennes. Je connais une petite fille de deux ans et des poussières pour qui une trottinette va vite, puisqu’elle dépasse les piétons ; elle trouve aussi que ce train qui se traîne roule vite, puisqu’il dépasse les trottinettes.

« Il faut être l’homme de la pluie et l’enfant du beau temps. »[2]

Vitesse de l’adulte et lenteur enfantine, ou le contraire, c’est selon…

François Mitterrand prétendait laisser du temps au temps, c’était adroit et séduisant tant qu’il s’abstenait de préciser de quel temps il s’agissait.

Mon voisin de palier écoute de la musique aussi. J’ai lu dans une anthologie de l’humour à l’usage des anarchistes que Nietzsche considérait que, sans musique, la vie serait une erreur. Quand le ton et le tempo des chansons voisines ne me conviennent pas, je vais prendre un café au bistrot du coin. Hier, mon voisin et moi étions exceptionnellement et particulièrement synchrones, Janis Joplin chantait : « Oh Lord, won’t you buy me a Mercedes-Benz ? » Mais cela n’a pas convenu au voisin du dessus, il est venu tambouriner à la porte d’à côté, et nos préoccupations spirituelles ont été interrompues, Janis s’est tue. Le problème des temporalités se tient à la croisée de leurs diversités conflictuelles.

Dans mon histoire, entre la musique et la lenteur, il y a eu le slow. Une danse incroyablement fantasmatique qui tenait rarement ses promesses. Le tout n’était pas de ralentir, encore fallait-il se trouver en phase avec l’environnement.

« Aujourd’hui on n’écrit plus de lettres. C’est comme s’il n’y avait plus d’enfants pour jeter sa balle de l’autre côté d’un mur.

Le monde a tué la lenteur. Il ne sait plus où il l’a enterrée. »[3]

Le monde d’antan ne m’a jamais paru un bon adepte de la lenteur ; mes parents étaient souvent pressés, mes grands-parents aussi. Mais c’est vrai, en ce temps-là on s’écrivait des lettres, j’en écris toujours.

Aujourd’hui, je vois encore des enfants aux prises avec la lente brutalité de l’ennui, celle que l’on mesure à l’aune du prévisible, et c’est triste.

Je connais assez bien cette fadeur qui vous serre le cœur en murmurant bis repetita… Puis l’heure tourne, c’est le temps des sonneries libératrices dans ces cours de récré modernes, où les maîtres, d’un pas de moine repu, quadrillent continuellement la cour. Alentour, les enfants jaillissent de nulle part, courent, sautent et gesticulent dans le fracas des cris. Aucun doute, s’il y a désastre, c’est du côté des maîtres.

C’est la récré qui distingue le mieux l’école de la crèche, les éducatrices des maîtresses ; la récré et la mesure du temps sont les grandes différences entre ces deux mondes si proches.

« Tu es pressé d’écrire

Comme si tu étais en retard sur la vie

S’il en est ainsi fais cortège à tes sources

Hâte-toi

Hâte-toi de transmettre

Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance

Effectivement tu es en retard sur la vie

La vie inexprimable

La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t’unir

Celle qui t’est refusée chaque jour par les êtres et les choses

Dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnés

Au bout de combats sans merci

(…) »[4]

Dans les situations d’urgence quotidienne, les injonctions à la lenteur sont terriblement meurtrières. Qui peuvent être ces papes du lentement et ces prescriptrices de tempo ? Que savent-ils/elles du temps de chacun, de la mesure de chacune ? Au nom de quelles certitudes métronomiques cherchent-ils/elles à instaurer les canons d’un temps juste ?

Les temporalités intimes sont multiples, mystérieuses et évidentes, essentielles et futiles, simples et complexes. Les temps sociaux, eux, ont des allures planifiées, comme un agenda public qui tiendrait du bottin de téléphone et de l’horaire des chemins de fer. Mais ce n’est qu’une apparence, les temps sociaux sont plus versatiles que codifiés. Les aléas du quotidien sont à peine moins prévisibles que la météo. Il pourrait tomber de 5 à 25 centimètres de neige sur les crêtes dès 1200 à 1800 mètres d’altitude, une guerre civile pourrait éclater demain ou après-demain, ici ou là.

Le conditionnel est un mode d’une grande tendresse, infiniment plus humain et plus réel que l’indicatif.

Plusieurs fois par semaine, je passe devant la vitrine d’un ébéniste. Il a installé un panneau qui proclame qu’il faut danser pendant que l’orchestre joue. Plusieurs fois par semaine, je trouve ce conseil drôle et juste, mais un peu vain. Souvent je me demande pourquoi son échoppe est toujours fermée, en me disant que sa musique doit se jouer ailleurs. Manifestement nous ne partageons pas les mêmes temps.

Il y a le temps de la vie et le temps de la mort. Elémentairement, la vie c’est quand on n’est pas mort, et la mort c’est on ne sait pas quand. De dire à un enfant ou à un mourant qu’on a tout le temps est un mensonge. Que pourrait-on dire de bon au sujet d’une charmante lenteur qui se déploierait en attendant les métastases ? Qui pourrait retenir un enfant quand il est au seuil de comprendre un truc ? Qui peut exiger un mollo devant le surgissement de la beauté ?

Il faut freiner ce qui nous presse trop, et fulgurer ce qui nous porte loin. Ce qui n’a pas l’air d’être simple, ni réaliste d’ailleurs. Le réalisme a souvent une fâcheuse tendance à ressembler au réalisé, c’est ce qui lui donne cette allure replète, ce ton compassé.

« Sur l’amour on avait écrit

Sortie de secours interdite en cas d’incendie

Sur le ciel on avait écrit

Vous vous trompez ce n’est pas ici

Et sur la nuit on avait écrit

On n’avait écrit rien du tout sur la nuit »[5]

Ce poème est intitulé Le phénix renaît de ses cendres. Encore des histoires de feu. Le feu ronronne, soudain il rugit, puis semble s’éteindre. En fait, il couve, un souffle et il surgit à nouveau. Si les enfants sont des feux qu’on allume, le travail éducatif ne se réduit pas à des actes pompiers (ni au sens du style ni au sens de l’action salvatrice).

Travailler avec des enfants implique des temporalités incendiaires et des temporalités d’extinction. Parfois il s’agit de souffler sur les braises, et d’autres fois il faut contenir les flammes. Ce n’est pas sans risque, ce n’est pas simplissime et ce n’est jamais exactement ce que l’on attendait.

L’ « apprenance » est souvent une énigme, ça ne veut pas dire que l’on n’y comprend rien. On comprend des bouts, on se trompe sur des séquences, on répare de bric et de broc, on suture, on tricote, on ravaude, on invente et souvent il se passe de belles choses, à ras les désastres, à la lisière des tempêtes. L’enfance est un devenir, pas un programme.

L’enfance n’est pas au ciel.

« Au jeu du malheur, l’enfance en effet a toutes les chances de gagner dans une société qui apparaît réduite à vendre ses enfants, à utiliser leur corps, leurs petites mains, à en faire des esclaves ou des orphelins, sans instruction ni avenir. (…) De tout temps et partout, l’enfance est amputée, niée, exploitée, attaquée, violée, assassinée, torturée. (…)

Et pourtant l’enfance résiste, se réveille, survit. (…)

Alors, s’il est des enfances qui finissent avant même d’être, victimes de ces “horreurs ordinaires”, s’il est des enfants qui ne croient plus depuis longtemps au Père Noël, l’enfance, elle, heureusement ne nous oublie pas et nous rappelle “au devoir de vivre et de penser”. »[6]

Parce que c’est bien d’un travail éducatif que nous parlons ; faire, défaire, refaire, s’abstenir de faire, tout en pensant, en repensant, en dépensant parfois sans trop y penser…

L’éducation de la petite enfance, n’est pas une sinécure, c’est à l’évidence un métier d’engagé×e×s, même si l’on y trouve l’habituel lot de planqué×e×s.

Les descriptions catastrophistes d’un calvaire éducatif sont massivement des propos d’ultra-nostalgiques d’un âge d’or de l’enfance qui est une pure affabulation. C’est aussi un métier avec ses rires et ses petits bonheurs. Une injonction à rire lentement est aussi aberrante qu’une injonction à pleurer lentement. Les rires peuvent être tonitruants ou discrets, les larmes peuvent être rares ou torrentielles, mais, question tempo les rires et les larmes n’obéissent à la baguette de personne.

Jacques Kühni

[1] Char, René, [1935-1936] Le marteau sans maître, poésie/ Gallimard, 2002, p. 131.

[2] Ibid. p. 136.

[3] Bobin, Christian, (2014) La grande vie, Paris, Gallimard, p. 17.

[4] Char, René, [1935-1936] Le marteau sans maître, poésie/ Gallimard, 2002, p. 142.

[5] Aragon, Louis [1925-1926] Le mouvement perpétuel, poésie/ Gallimard, p. 131.

[6] Ben Soussan, Patrick (2014) Qu’apporte la littérature jeunesse aux enfants ? et à ceux qui ne le sont plus, Toulouse, érès.

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