La légende des trois bonnes

La légende des trois bonnes[1]

Il était une fois, dans une maison réputée pour bien élever les petits enfants, trois sœurs, grandes, fières et imposantes. Elles s’étaient présentées ensemble un matin pour être engagées comme bonnes.

Elles avaient fourni des références impressionnantes ; elles étaient citées par de grands intellectuels qui disaient d’elles qu’elles étaient indispensables, travailleuses et inséparables. Impressionné, le directeur les engagea immédiatement sur des postes clefs et demanda au reste du personnel de les adopter par principe. Il les présenta par leur prénom, il y avait la bonne Pratique, la bonne Distance et la bonne Attitude.

Jusqu’ici, les équipes de travail étaient composées ainsi : celles censées penser et donner l’éducation, celles censées faire l’éducation comme les premières la pensaient, celles censées aider et apprendre. Avec, à tous les étages, un certain nombre de bonnes Intentions. L’arrivée des trois nouvelles bonnes ajouta un étage hiérarchique.

Très vite, de nouveaux conflits apparurent autour du travail. Il y en avait toujours eu un peu, car la distribution théorique des tâches n’était pas toujours suivie ; il arrivait souvent qu’une aidante se permette de penser ou qu’une pensante oublie de le faire. Mais il devint soudain très difficile de se saisir des problèmes. Le dîner se passait mal, on accusait un manque de la bonne Pratique ; un invité repartait fâché, on disait que l’équipe chargée de l’accueil ne mobilisait pas la bonne Attitude ; quelqu’un était surpris à discuter trop longtemps avec un membre de la famille, on accusait un manque de la bonne Distance.

Un peu démuni de voir que les trois bonnes n’arrivaient pas à être partout à la fois, ou semblaient être là, mais manquaient quand même, le directeur, Monsieur Projet Pédagogique, les convoqua. L’entretien le conduisit à engager une bonne supplémentaire, experte en organisation, une cousine des trois sœurs : la bonne Habitude.

Cela sembla marcher quelque temps, puis d’autres problèmes apparurent. Une nouvelle professionnelle questionnait sa collègue sur l’utilité de défaire le lit à 18 h 00, on lui répondait que c’est ce qu’ordonnait la bonne Pratique depuis longtemps. Une jardinière demandait pourquoi tous les arbres étaient taillés pareil, on lui répondait que c’était pour suivre la bonne Habitude. Pire, un membre de l’équipe d’accueil voulait discuter de l’idée de recevoir les invités dans le corridor étroit et sombre, on lui répondait que c’était un ordre de la bonne Attitude pour être sûr de garder la bonne Distance.

Inquiet, le directeur prit conseil auprès d’un ami, qui lui recommanda d’engager un majordome de sa connaissance, expert en organisation institutionnelle, qui dirigerait tout ce petit monde et ordonnancerait le travail de manière unilatérale ; un certain Monsieur Protocole.

L’arrivée du majordome mit de l’ordre dans la maison, pour un temps. Mais, très vite, les ennuis recommencèrent. A chaque catastrophe, et il y en avait, Monsieur Protocole donnait une nouvelle série d’ordres, menaçant le personnel de toutes sortes de désagréments s’il ne les suivait pas. Beaucoup refusaient de prendre des initiatives, le personnel préférait ne rien faire et ne pas réfléchir à la situation, tant que Monsieur Protocole ne s’y appliquait pas lui-même. A suivre ses ordres à la lettre, cela donnait d’autres catastrophes pour lesquelles il donnait de nouveaux ordres.

Pour résoudre « ces petits soucis de travail », Monsieur Protocole réussit à convaincre le directeur d’engager un ami à lui, expert dans le coaching individuel, un certain Bonsens.

Ce fut le début de la fin. Bonsens était un type d’apparence simple, abordable et proche de tous. En réalité, il était très sournois, ne donnant jamais le même conseil à deux personnes différentes, s’amusant particulièrement à martyriser les bonnes Intentions qui pleuraient croyant être condamnées à aller en enfer.

Perdu, Monsieur Projet Pédagogique convoqua une assemblée du personnel pour tenter de remettre de l’ordre. En bon gestionnaire, il s’appuya sur une intervenante externe, professeure, experte dans son domaine, une certaine Madame Pratique Réflexive.

Celle-ci prit tout le monde de haut et se lança dans un grand discours : « Vous devez penser le travail, vous remettre en question et être proactifs. Il ne suffit pas de suivre Monsieur Protocole ou la bonne Pratique, vous devez savoir pourquoi vous le faites ! »

Dans l’assemblée silencieuse, les réactions étaient diverses. Certaines hochaient la tête en guise d’approbation, d’autres, à l’inverse, secouaient la tête, dubitatives, une partit aux toilettes, une autre s’endormait dans le fond, mais personne ne disait rien. Monsieur Protocole s’était assis au premier rang, très fier, les bras croisés, entouré des quatre bonnes, qui le regardaient avec dévotion.

– Avez-vous des remarques ou des questions ?  demanda alors le directeur.

Il y eu d’abord un silence, puis quelqu’un lança : – Il me semble que, depuis que Protocole et Habitude sont là, Confiance travaille moins, on pourrait pas l’augmenter ?

– Oui, renchérit une autre, et Compétence aussi !

Un brouhaha s’ensuivit avec toutes sortes de suggestions du même ordre. Le directeur leva le bras pour faire taire tout le monde : – Très bien, très bien, je vais étudier vos suggestions avec sérieux. Quelqu’un veut-il ajouter quelque chose ?

Une main se leva au milieu de l’assemblée : – Est-ce qu’on pourrait parler un peu du travail ?

Madame Pratique Réflexive et le harem du premier rang sursautèrent. – Pardon ? demanda la première.

Une pensante se leva : – Je demande si on peut arrêter de parler des bonnes Choses et Bidule et parler enfin du travail.

Une aidante renchérit en se levant à son tour : – C’est vrai ça, on parle toujours des bonnes, mais au final c’est nous qui nous coltinons le travail, si on en parlait un peu !

– Eh bien, répondit le directeur, c’est-à-dire qu’en principe, elles doivent vous guider, tout comme Monsieur Protocole. Vous dire quoi faire et comment le faire pour que cela soit plus facile…

Une troisième intervint : –  Sauf qu’elles et lui sont opaques, bourrées de principes et de certitudes, résistant aux changements et franchement butés. Et comme ils commandent, nous on ne peut rien en faire.

Bonne Pratique intervint : – Oui enfin, sans moi et Cohérence…

Mais elle fut aussitôt interrompue par une autre professionnelle : – Allons on ne parle pas de toi, mais du travail, on te dira comment tu peux être utile quand on l’aura défini !

Et se tournant vers le directeur, la professionnelle ajouta : – Est-ce que vous savez qu’elle essaie régulièrement de nous marier avec ses cousins Dogmes ?

Un grand débat s’ensuivit, il y eut même des discussions houleuses sur le rôle des bonnes, défendues surtout par celles qui avaient épousé un cousin Dogme. Il fallut bien admettre qu’au final, les professionnelles n’étaient pas toujours d’accord et que les lignes de conduite données par Monsieur Projet Pédagogique étaient sujettes à des interprétations de la part des bonnes.

Ainsi, quand le directeur Projet Pédagogique disait qu’à table il fallait encourager l’enfant à goûter à tout, Monsieur Protocole disait de ne jamais forcer un enfant ; la bonne Habitude ne voulait pas lâcher et les menaçait de les priver de dessert, ce qui était pourtant interdit par la bonne Pratique ; la bonne Attitude ordonnait à certaines de cacher le légume dans les pâtes, à d’autres de déposer un petit bout sur la lèvre de l’enfant et à la troisième de ne pas insister ; enfin les professionnelles ne s’interpellaient pas entre elles pour se faire des remarques sur leur travail respectif, comptant sur Bonsens pour le faire.

Monsieur Projet Pédagogique en prit pour son ego. Le débat déborda en dehors des heures, mais fut fructueux. Les professionnelles exigèrent que la hiérarchie soit inversée et qu’elles aient le pouvoir de questionner les bonnes, de s’en éloigner pour innover et de les détourner lorsque le travail l’exigeait. En contrepartie, elles s’engagèrent à accepter la confrontation professionnelle.

Monsieur Protocole se vit remercié et réengagé comme consultant extérieur. On découvrit que Bonsens était un copieur et que ses conseils relevaient en fait d’un mélange de savoirs, d’expériences et d’aptitudes piqués à son interlocuteur. Il fut renommé et attaché à l’équipe Intelligence Pratique qui se répartissait à part égale entre toutes les employées.

Le lendemain, le travail reprit à la grande satisfaction du directeur qui avait eu chaud. Oh, bien sûr, il y eut encore des conflits, avec encore et toujours des professionnelles qui oubliaient de penser, d’autres qui heureusement s’y essayèrent. Les bonnes réussirent encore un ou deux mariages avec un cousin Dogme. Elles prirent aussi parfois le dessus sur les équipes, car il peut être reposant de se réfugier derrière des concepts et de moins travailler. Mais il est dit aussi qu’au service des équipes, elles contribuèrent à l’éducation heureuse et réussie de beaucoup d’enfants.

Cécile Borel

[1] Ceci est un conte, toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé serait purement fortuite.

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