Labellise-moi; chronique d’une qualité normative

Il est possible aujourd’hui de trouver un point commun entre un morceau de fromage, un hôtel, une entreprise de terrassement, un T-shirt, une perceuse, un lave-vaisselle, une rose, une étagère, l’huile de palme, une école d’anglais et un monument historique. Eh oui, tous peuvent être « labellisés ». Nous connaissons en général assez bien les grands classiques de l’agroalimentaire : AOC, Max Havelaar, biosuisse, etc. Nous en apercevons d’autres, moins évidents à appréhender, comme les certifications ISO. Et l’on trouve de tout, pour tout, de l’automobile à l’hôtellerie, en passant par les instituts de formation.

Alors finalement, un label, c’est quoi ? Ce sont des normes, rattachées à toute une série d’aspects de la production d’un produit ou d’un service. Ces normes sont définies par l’organisme qui met en place le label et qui vient évaluer la production du produit ou du service dans l’entreprise (ou qui délègue l’expertise à un autre organisme). L’idée étant de garantir la recherche d’une qualité standard dans un domaine ou dans un autre. Le Label doit pouvoir s’afficher, il est pensé comme un signe extérieur de qualité (et bien souvent de richesse, puisque la majorité des labellisations sont payantes).

Le premier défaut du label est donc d’être à la mode et de se multiplier, à tel point d’ailleurs qu’il devient difficile de s’y retrouver. C’est le cas dans l’agroalimentaire où un produit peut afficher deux ou trois labels différents : le chocolat bio-Fairtrade-sans lactose-AOC[1].  Et voici poindre le second défaut du label, qui se veut, par principe, la garantie de certaine(s) qualité(s) : il devient un argument marketing qui permet bien souvent de vendre le produit plus cher (et pas uniquement à l’avantage du producteur). Enfin, le label ne garantit en général que certains aspects de la production. Un logo bio ne garantit pas que le transport se fait d’une manière écologique ou que l’entreprise de production traite bien ses employés. Il n’est pas impossible de trouver un même produit, vendu sous deux noms, une fois avec le label et une fois sans, avec, bien sûr, deux prix différents.

Et ce qui arrive aux entreprises, aux fromages, aux T-shirts et aux monuments historiques, est en train de rattraper l’éducation ; le label pour les crèches ce n’est pas pour demain, mais pour tout de suite. En effet, la fondation Jacobs a édité un label (QualiIPE) pour les IPE. Des institutions affichent déjà le label Fourchette Verte, ajoutez le label QualiIPE et le  ISO9001 (ou autres chiffres nébuleux) et nos institutions risquent fort de finir par ressembler à la tablette de chocolat de tout à l’heure.

Il apparaît donc nécessaire et indispensable de s’interroger sur le rôle et le bien-fondé des démarches de labellisation, en particulier pour nos institutions.

La course au label ou l’avènement de la normalisation :

Au-delà de la recherche de la qualité qu’il suppose, le processus de labellisation est avant tout une source de normalisation et d’externalisation de l’expertise ; voici le discours sur « enseigner la normalisation » par L’ISO[2] :

« L’apport des normes ISO est considérable aux niveaux technologique, économique et sociétal. Elles contribuent en effet à harmoniser les spécifications techniques de produits et de services, rationalisant ainsi les processus industriels et supprimant les obstacles au commerce international. En définissant de bonnes pratiques pour l’utilisation des technologies et la gestion des processus associés aux aspects économiques, sociaux et environnementaux, (…). »[3]

Et encore, dans les initiatives dont l’entreprise se vante, on trouve : « un trophée pour promouvoir les établissements d’enseignement de premier plan dans le domaine de la normalisation ». On peut se demander où sont les savoir-faire, les professionnels, l’expérimentation et la spontanéité. Faudra-t-il donc, un jour, « rationaliser les processus éducatifs pour supprimer les obstacles à l’apprentissage en définissant de bonnes pratiques ? » Moi, ça me fait froid dans le dos.

On pourrait considérer que la normalisation des produits et des services « industriels » est très loin de nos pratiques en éducation, et pourtant si l’on se penche sur les labels qui concernent plus directement la petite enfance, le doute est permis.

Ce d’autant, que comme l’explique Béatrice Hibou, auteur de La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale[4] dans un entretien accordé à  Jérôme Skalski dans l’Humanité du 19 août 2013, nous sommes, nous-mêmes, vecteur de la norme. Nous sommes en demande de certification du risque zéro et de la qualité à tout prix : « Les normes ISO par exemple, et notamment la norme ISO 9000 de qualité et de management, étaient en germe dès les années 1950, mais l’ISO 9000 n’est devenue dominante et incontournable qu’à partir du moment où elle a rencontré des revendications et des objectifs d’organisation de défense de consommateurs. »[5]

Si les responsables politiques ou d’institutions adhèrent aux processus de labellisation, le risque est de créer un discours normatif sur les pratiques, qui enferment les professionnels dans l’application plutôt que de soutenir leur créativité dans l’innovation pédagogique et éducative, à travers le débat et la confrontation. Le dogme est l’enfant de la norme et de la « bonne pratique », et pour s’en défaire, il faut légitimer la transgression, l’expérimentation, le débat, ce qui n’est pas dans la nature des labels.

Quand Big Brother cuisine :

La qualification par la normalisation sous-tend une expertise externe, avec tout ce que cela implique. Qui surveille le respect des normes dictées par le label ? Dans l’agroalimentaire, certains étiquetages ne sont là que pour faire illusion, le label n’est alors plus qu’un logo à gogo. Pour les autres labels, qui répondent à un cahier des charges, le nombre de contrôles et leur fréquence restent variables. A l’heure où le cheval court comme un bœuf dans les lasagnes, difficile de ne pas être méfiant.

Et le label Fourchette Verte s’inscrit dans cette démarche de normalisation. Car même si l’intention est de faire évoluer les pratiques alimentaires, en garantissant un repas équilibré, cela passe par l’édification de normes qui survivent assez mal à certaines réalités. Le label s’est soumis en 2012 à un audit[6]… ce qui est une bonne chose, mais je ne peux m’empêcher de le remarquer, c’est aussi une évaluation de la qualité de ce qui garantit la qualité… on s’y perd un peu non ?

Quoi qu’il en soit, cet audit a le mérite d’illustrer parfaitement les limites que rencontrent les normes qualité dans leur application. Parmi les critiques récurrentes dans le rapport susmentionné, le fait que la qualité du repas dépend encore et toujours du cuisinier (oh ! surprise !). L’assiette Fourchette Verte n’a pas le même goût, la même allure, la même cuisson et surtout pas la même qualité, lorsqu’elle est préparée par un cuisinier rattaché à l’institution ou par une chaîne de restauration. Les doléances sont que la nourriture livrée est trop cuite, trop salée, mal présentée, manque de variété, etc. Le plaisir des yeux, ce qui donne l’appétence plus que l’appétit, disparaît derrière une « garantie » d’un repas équilibré.

Le système de contrôle est aussi critiqué. Faute de moyens, une fois le logo, pardon, le label obtenu, les contrôles sont plus rares, fondés, entre autres, sur la soumission des menus, comme si ce qui était sur la feuille disait tout de ce que l’on trouve dans l’assiette.

Le rapport le souligne bien, dans la partie Evaluation et suggestion, que la majorité des défauts énumérés ne relève pas de la responsabilité du label, mais du travail du cuisinier, qui est lui soumit à toutes sortes d’autres contraintes qui n’entrent pas dans la définition des normes. Et quand une fourchette verte rencontre la marge de profit des entreprises de restauration et la cuisine industrielle, le résultat peut-être très discutable.

Enfin, et surtout, lorsque la norme se cogne si fort contre la réalité, qu’elle devient difficile à appliquer, elle entraîne alors des pratiques clandestines. On dit ce qu’on fait, mais on ne fait plus ce qu’on dit…

La qualité oui, le travail non :

Pour ce qui est du label QualiIPE, si chercher et promouvoir la qualité pédagogique d’une institution est louable, la difficulté avec les normes, toutes précises et multiples qu’elles soient, c’est qu’elles demeurent une définition figée qui ne peut tenir compte ni des particularités, ni du contexte dans lequel s’exerce la production.

C’est déjà vrai pour les labels agroalimentaires, qui doivent revoir parfois leur copie pour pouvoir s’adapter aux réalités du marché. Ainsi les produits composés (yaourt, chocolat, etc.) estampillés Max Havelaar sont passés en 2011 de minimum 50% à minimum 20% de produits issus du commerce équitable dans leur composition[7]. Si cela ne met pas réellement en cause la pratique du commerce équitable, ça illustre néanmoins l’aspect souvent nébuleux et complexe de la garantie qualité. Et rien ne nous interdit d’imaginer qu’une crèche labellisée passe de 50% à 20% d’éducatrices/teurs diplômés.

Si les politiques changent, comme c’est le cas à Genève en ce moment, et que les normes d’encadrement sont revues à la baisse, cela se verra-t-il sur les murs des institutions labellisées ?

Dans l’émission On en parle[8], Kaspar Burger, docteur en sciences de l’éducation et l’un des auteurs du label QualiIPE, défend l’idée que le label est une manière de montrer au monde politique l’importance du travail fait jour après jour. Mais c’est oublier que les professionnels sont soumis à des contraintes qui, comme je l’ai déjà dit, n’apparaissent pas dans les normes. Et quand on applique un standard, on n’illustre pas l’importance du travail éducatif et pédagogique, mais seulement la correspondance de ce travail à une norme.

Car le travail pour correspondre à cette norme est totalement différent dans un jardin d’enfants de campagne, que dans une crèche urbaine dans un quartier où 8% de la population est au chômage et 50 à 75% des enfants sont allophones. Ou quand on accueille 15 enfants à la demi-journée dans une maison avec jardin, ou 30 enfants 12 heures par jour au huitième étage d’un immeuble en pleine ville.

Tout comme le label Fourchette Verte ne dit rien des conditions de travail du ou des cuisiniers (salaire, horaire, nombre de couverts) qui pourtant influencent bel et bien la qualité de l’assiette, le label QualiIPE ne dit en fait presque rien du travail réel, et c’est bien là le cœur du problème.

Bibliographie

Hibou, Béatrice (2012), La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte.

Jérôme Skalski, Béatrice Hibou « La vie quotidienne est de plus en plus envahie par l’ordre néolibéral », penser un autre monde, l’Humanité 19 août 2013, pp. 25-34.

On-en-parle, RTS, 23.10. 2013.

A bon entendeur, TSR, 11 octobre 2011 : http://www.rts.ch/emissions/abe/environnement/3361578-jungle-des-labels-des-garanties-pas-toujours-garanties.html (consulté le 05.12.2013)


[1] Exemple totalement imaginaire, mais totalement possible aussi…

[3] Les caractères en gras sont un ajout pour souligner les points forts du discours.

[4] Hibou, Béatrice (2012), La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris La Découverte.

[5] Jérôme Skalski et Béatrice Hibou « La vie quotidienne est de plus en plus envahie par l’ordre néolibéral », penser un autre monde, l’Humanité, 19 août 2013, pp. 25-34.

[8] « On-en-parle » RTS 23.10.2013

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