Le radeau n’est pas une barricade

En regardant

Ce gamin, là de Renaud Victor, France, 1975

Paru dans le DVD: Le cinéma de Fernand Deligny, Ed. Montparnasse, 2007

Ce gamin, là c’est Janmari. Un enfant autiste qui fait partie des pensionnaires du hameau des Graniers, dans les Cévennes, là où Fernand Deligny a établi sa structure d’accueil pour enfants autistes, entre 1968 et 1989.

Pensionnaire, structure, on s’en rend compte très vite, sont des mots qui ne conviennent pas. Car ainsi que le montre le film, il n’y a pas de murs, pas de chambres et pas d’asile, mais quelques chaumières, des champs et, surtout, des espaces vides, naturels et apparemment sauvages dans lesquels ces enfants déambulent, explorent et observent, avec leurs gestes saccadés et leurs moues incertaines, des gens qui s’affairent, coupent du bois, labourent, cuisinent, sans sembler prêter attention à ces étranges spectateurs. Ces gens, ce ne sont pas des éducateurs/trices, mais des participant·e×s au projet de Deligny, un pédagogue rendu célèbre par sa manière controversée d’appréhender l’autisme non pas comme une maladie incurable, mais comme un modèle d’existence anonyme, « non assujettie, comme il le dit, aux normes de la domestication symbolique. »[1] Un projet qui avait pour but d’accueillir des enfants « incurables » hors d’un cadre institutionnel et de permettre à ceux-ci une liberté de mouvement et d’action quasi totale, jusqu’à faire oublier la notion même de travail éducatif. Le film Ce gamin, là relate ainsi en partie cette expérience.

Si le film traite de ce sujet, il ne s’agit nullement d’un documentaire au sens où on l’entend habituellement, c’est-à-dire un film qui présenterait les principes de fonctionnement du projet, les idées ou les concepts qui les fondent et le rôle de ces participant·e×s. Malgré la présence d’une voix off  ̶  celle de Deligny  ̶  qui intervient pour donner quelques explications au sujet de ce Janmari qui revient sans cesse à l’image, il reste difficile de saisir en quoi le projet consiste et impossible de mesurer la portée de ce qui est fait sur les enfants. La raison en est simple : ce n’est pas un film sur le projet, mais plutôt une réflexion sur la représentation filmique de l’altérité.

Proche du courant intellectuel du réalisme de l’après-guerre, Deligny était de ceux, comme Godard, Truffaut, Jean Rouch ou André Bazin  ̶  un des principaux théoriciens de la Nouvelle Vague  ̶  qui croyaient que le cinéma était progressivement sorti de sa faculté ontologique de « donner à voir », pour se concentrer sur des histoires à raconter et, qu’en cela, il s’inféodait à des impératifs commerciaux extérieurs à sa « nature ». Dans un célèbre article que Deligny connaissait bien, André Bazin préconise un cinéma qui doit limiter le montage[2]  ̶  outil dirigiste par excellence  ̶  pour se concentrer sur la composition du cadre, comme une peinture. Dans cette optique, le travail du cinéaste est de laisser un sujet prendre forme par l’image et non par le récit qui met en forme cette dernière. Concrètement, cela revient par exemple à ne pas céder à la tentation d’ancrer systématiquement chaque séquence dans une unité  ̶  la narration  ̶  et d’éviter de vouloir expliquer ce qui y est montré. Laisser le temps aux spectateurs/trices de s’interroger sur ce qui est vu, de se demander qui sont les personnes dans le cadre et pourquoi elles font ce qu’elles font, cela revient à accorder une confiance aux facultés humaines de perception, et de créer un visionnement plus actif que la simple réception d’informations prémâchées. Et cette perte d’explications, frustrante pour nous spectateurs/trices d’une autre époque, est largement compensée ici par la satisfaction de trouver des motifs qui reviennent, d’isoler, au fur et à mesure, des indices qui éclairent telle ou telle activité montrée. La confiance, comme on dit, est une affaire de réciprocité. Cela fonctionne aussi dans ce cas : avoir confiance en le travail du cinéaste qui, comme ceux et celles qui se trouvent derrière l’écran, cherche à comprendre, à donner du sens, à créer des liens. Et le sens arrive finalement. Pas comme on a l’habitude de le recevoir, dans un paquet tout prêt, mais à force de concentration et de recherche, en collaboration avec l’image qui finit par dévoiler ses secrets.

C’est le cas, par exemple, des fameuses cartes. Pour qui ne connaît pas le travail de Deligny, la présence, récurrente, de ces étranges cartes topographiques laisse perplexe. Même si le pédagogue apparaît plusieurs fois devant celles-ci et les commente, on ne comprend pas de quoi il s’agit : qui dessine ces cartes ? Les enfants ? Les participant·e×s ? Deligny ne le dit pas. Il se contente de les interpréter, avec sa parole poétique caractéristique, mais n’en explique ni la provenance, ni la fonction. C’est peut-être lors de telles séquences pourtant que l’attention se fait accrue, et pour cause : quoi de plus irritant que la sensation de ne pas comprendre en présence de ce qui s’apparente pourtant à une explication. Mais en même temps qu’une impatience légitime, une concentration monte sourdement et aiguise la volonté de soutirer aux images les éléments manquants. Puis, plus loin, soudainement, on comprend. Avec le soulagement, surgit alors la perception rétrospective de la logique, habile, entre cette manière de faire le film et la fonction de ces objets énigmatiques au sein du projet : ces cartes, dessinées par les participant·e×s, font office de rapports sur les enfants. On y trace leurs déplacements, leurs parcours et leurs mouvements, comme pour essayer de comprendre, par analogie, la géographie de leur esprit[3]. En ne dévoilant pas immédiatement la raison d’être de ces cartes, le film recrée, d’une certaine façon, une dimension centrale du projet : la recherche progressive d’une manière de comprendre ce que font ces enfants, en dehors des outils d’analyse habituels, en se focalisant sur ce qu’il y a de commun entre eux et nous, et non sur ce qui diffère. Laissé×e×s momentanément dans une zone de mystère face à ces images, les spectateurs/trices sont en quelque sorte invité·e×s à partager le processus d’approche des participant·e×s qui demande de percevoir, dans l’apparent désordre des comportements et l’arbitraire des gestes obsessionnels, une logique, un langage propre.

L’autre grand exemple, qui va dans le même sens, est la présence et la fonction des participant·e×s. Comme dit plus haut, on ne voit que des gens qui font des tâches caractéristiques d’une communauté rurale  ̶  visiblement hippie  ̶  en présence des enfants ou plutôt à côté d’eux, sans interagir avec eux. Tout occupé×e×s à déterminer leur rôle et donc à attendre d’être informé·e×s à ce sujet, nous ne voyons pas qu’en réalité, c’est cela leur rôle : être là et faire. Qu’on juge la mesure adéquate ou non, force est de constater qu’il y a du moins une logique pensée et travaillée derrière ce que nous prenions pour de l’indifférence. Notamment, et c’est sans doute là le véritable propos du film, en ce qui concerne Janmari. Ne parlant pas, ou plutôt ne « possédant pas le langage », comme le dit Deligny, l’enfant ne peut pas communiquer par cette voie. Par contre, il possède ses cinq sens et une grande faculté d’observation. Là où le travail psychiatrique dénoncé par l’auteur chercherait à comprendre et à diagnostiquer (et donc à catégoriser, à classifier) une maladie, et à parler à cet enfant, Deligny opte pour un déplacement de paradigme : la situation de l’enfant est un état de fait qu’il faut considérer comme tel, comme une manière d’être qui en vaut une autre, celle qu’on appelle habituellement normalité. L’apparent mutisme des participant·e×s marque ainsi une volonté de ne pas «semblabliser »[4] l’enfant, c’est-à-dire de ne pas imposer le langage de la norme à cet enfant qui n’y entend rien, mais de mettre sous ses yeux des activités qu’il peut appréhender avec ses facultés propres. Et la chose semble fonctionner : Janmari, on le voit, se met à imiter progessivement les mouvements, à refaire les choses, voire à participer aux tâches. Même si les gestes sont parfois hasardeux et contreproductifs, le/la participant·e ne tente pas de rectifier, de conseiller ou de faire une démonstration. Il/elle ne commente pas non plus la réussite ou l’échec de l’entreprise, mais reprend la tâche, comme si ces notions n’importaient pas dans le processus. C’est que Deligny nomme « l’agir improductif »[5], le geste pour rien. Non pas qu’il ne faille pas parvenir à un certain aboutissement, mais l’idée est que ce ne soit pas là l’unique but. Selon lui, c’est la circonstance qui détermine l’action, et non le principe de cause à effet. Le rôle des participant·e×s est d’accueillir « l’insu »[6], le non-prévu, et d’en faire cas. Dans ce sens, toute la démarche apparaît non pas comme une mesure pédagogique active et déterminée par des objectifs, mais comme une forme d’hospitalité envers des hôtes étrangers qui ne savent pas la langue, mais qui perçoivent ce qui se passe et ce qu’ils peuvent faire, à ceci près que ces enfants, eux, ne savent pas le langage.

Très existentialiste en ce sens, Deligny se focalise sur le faire plutôt que l’être. Dans sa devise tirée de son roman Adrien Lomme, « les aider, pas les aimer »[7], il y a l’idée que c’est parce qu’on estime un état inférieur à la norme qu’on éprouve de l’empathie, et que ce sentiment entrave le véritable travail qui est avant tout de permettre à ces enfants d’avoir une existence autonome. En accord avec certains penseurs de son temps, le pédagogue pratique le refus des fixations identitaires et fait du rapport aux autistes non pas une tâche à accomplir mais une « œuvre de soi-même », c’est-à-dire une activité à la fois de soi-même et sur soi-même. Et dans ce cadre, la séparation entre éducteurs/trices et « pensionnaires » ne peut se faire selon la hiérarchie habituelle et sur le principe de « compétence ». D’où le fait qu’aucun·e de ces participant·e×s ne soit formé·e×s ou expert·e×s en la matière. Deligny engage des ouvriers/ières et des artisan·ne×s et met à profit leur savoir-faire pour créer ce qu’il appelle des « présences proches », telles qu’on les voit dans le film.

En ce sens, Ce gamin, là constitue un parfait exemple d’un travail qui tient plus d’une sorte d’ethnographie filmée que de l’explication d’un projet qui passerait nécessairement par une mise en ordre narrative des séquences. Loin d’être inutile pourtant, cette manière d’opérer nous donne à voir une approche de la pédagogie qui laisse une grande place à l’autonomie de l’enfant et nous donne à penser qu’à l’ère de la spécialisation professionnelle qui est la nôtre, on peut parfois oublier que la socialisation de l’enfant ne consiste pas uniquement à transmettre des normes préétablies et qu’il y a chez ce dernier, pour autant qu’on lui laisse la liberté de l’exprimer, un langage propre qui peut nous faire réfléchir sur notre volonté de réguler le monde et nous permettre de nous envisager différemment dans le monde. «Je dis tout simplement qu’un radeau n’est pas une barricade et qu’il faut de tout pour qu’un monde se fasse »[8], affirme Deligny.

Jean-Marie Cherubini

A lire

Textes de Fernand Deligny

  • Deligny, Fernand, « Graines de crapule », dans Deligny, Fernand, Œuvres, Ed. par Sandra Alvarez de Toledo, Paris, L’Arachnéen, 2007, pp. 119-143.
  • Deligny, Fernand, « Les vagabonds efficaces », dans Deligny, Fernand, Œuvres, Ed. par Sandra Alvarez de Toledo, Paris, L’Arachnéen, 2007, pp. 161-214.

Sur les théories du réalisme au cinéma

  • Bazin, André, « Le montage interdit » et « Ontologie de l’image cinématographique », dans Qu’est-ce que le cinéma, Paris, Ed. du Cerf, 1999, pp. 48-62 et pp. 9-18.

[1] Deligny, Fernand, Œuvres, Ed. par Sandra Alvarez de Toledo, Paris, L’Arachnéen, 2007, p. 22.

[2] Bazin, André, « Le montage interdit », dans Qu’est-ce que le cinéma, Paris, Ed. du Cerf, 1999, pp. 48-62.

[3] A ce titre, il est difficile de ne pas voir une ressemblance troublante entre ces cartes et un réseau de connections synaptiques.

[4] Deligny, op. cit., p. 25.

[5] Ibid., p. 24.

[6] Ibid., p. 22.

[7] Deligny, Fernand, Adrien Lomme, reproduit dans Deligny, Fernand, Œuvres, ibid., pp. 443-585.

[8] Ibid. p. 23.

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