Que le spectacle commence: récits vivants d’un travail animé

Le travail d’une professeure d’arts plastiques

Comment les personnes racontent-elles leur travail ?  Les manières de raconter son travail donnent-elles des éclairages sur les manières de travailler ? Sur les vécus de travail ? Sur les processus de travail ?

Si on considère les discours et les histoires comme des constructions de la réalité, à quoi les narrations de travail donnent-elles accès ? Dans mon métier de psychologue du travail, écouter les discours, être attentive aux mouvements de pensée, repérer les insistances, les discours pleins, les discours tout faits, peu engagés, font partie d’un exercice quotidien, jamais routinier, toujours compliqué. Ecouter des histoires de travail est comme une partition de musique que je m’attelle à déchiffrer, à interpréter en même temps que je soutiens les mouvements d’interprétation et de réinterprétation chez les personnes qui me parlent. Les silences, la fluidité des mots et les dissonances me font de l’effet. En entendant les discours, je me laisse voyager dans des univers parfois familiers parfois lointains, voire étrangers. Je travaille surtout sur les métiers du social et de l’enfance. Ecouter raconter le travail avec des enfants est une musique particulière que je prends plaisir à entendre, car j’en sors souvent enrichie. Au fur et à mesure, l’écoute s’aiguise, les fausses notes s’appréhendent, la justesse résonne. Je cherche à entendre le son juste, le ton juste chez mes interlocuteurs. Je n’écoute pas sans réagir : je fais répéter, j’interpelle, je cherche à comprendre, je sollicite, je questionne, je contredis. Je cherche « à faire résonner » ce que l’on me dit.

 Je me centrerai ici sur ma rencontre avec une professeure d’arts plastiques travaillant avec des enfants dans des ateliers d’arts plastiques extrascolaires et scolaires et avec qui j’ai eu l’occasion ces derniers mois d’interroger le travail. Ce texte est une manière de continuer à faire vivre la matière que nous avons fait émerger ensemble en analysant la façon dont elle travaille dans ses ateliers et ce qui compte pour elle : « Développer la créativité des enfants ». Cette visée qui revient comme un refrain insistant, j’ai tenté de mieux l’entendre, mieux le comprendre et surtout d’entrouvrir des petites portes pour que nous ayons accès à l’épaisseur de l’œuvre qu’elle crée quotidiennement avec une multitude d’enfants dans une petite commune de Seine-Saint-Denis.

Plongée dans le travail singulier d’une professeure d’arts plastiques pour enfants

Gloria M., artiste et professeure d’arts plastiques, née à Barcelone, anime depuis trente ans, pour une commune de la région parisienne, « des ateliers d’arts plastiques » tous les mercredis après-midi pour des enfants de 4 à 12 ans, et intervient chaque jour pour des ateliers dans des classes maternelles et primaires de toute la commune.  Les ateliers extrascolaires[1] qu’elle anime le mercredi durent 1 h 30 par groupe d’enfants[2]. Chaque groupe est composé d’une douzaine d’enfants d’âges mélangés. Le lieu d’exercice comprend deux petites salles et un four. Le lieu est le même depuis l’origine de l’atelier. Chaque recoin est utilisé et ici on travaille avec ce que l’on a, notamment des contraintes fortes en termes d’espaces, de matériaux et de budget. Se travaillent l’argile, appelée de préférence « la terre », la peinture, le dessin mais se travaille surtout tout support permettant de « créer ».  De nombreux parents y amènent leurs enfants alors qu’eux-mêmes y participaient durant leur enfance.

Les ateliers qu’elle anime dans les écoles durent environ 1 h 15. Les groupes sont constitués des élèves d’une classe. Cette professeure d’arts plastiques coopère avec les professeurs des écoles qui souhaitent mettre en place un « projet d’arts plastiques » pour leur classe. Elle intervient entre 6 et 12 séances par an par classe.

La présence de Gloria dans les écoles et la légitimité des ateliers qu’elle propose sont acquises pour la commune. Toutefois, ce qui se fait, se vit pour les enfants, pour les professeurs a peu l’occasion d’être discuté et analysé.

J’ai conduit six longs entretiens[3] avec Gloria, observé plusieurs moments d’ateliers du mercredi et assisté à la fête de fin d’année qui les clôture. Les entretiens ont été « animés ». Nous avions comme trame d’attention et d’intérêt le souhait de mettre en visibilité et en perspective l’expérience de Gloria auprès des enfants. Son expérience de pédagogue est dense. Comme souvent, la narration de chaque geste de métier renvoie à celles d’autres gestes plus anciens, à des expériences de travail mais aussi de vie[4]. Le travail qu’elle fait, elle le fait sans y penser. Les réflexions qui ont construit son expérience sont devenues actions spontanées. En parler, c’est les « intellectualiser » à nouveau, en faire des objets de pensée, rendre visible pour elle-même ce qu’elle faisait sans ne plus le voir, sans s’en apercevoir. Parler de son travail permet de le re-découvrir et de le ré-interpréter, de se dire à soi-même en même temps qu’on dit à l’autre des choses qu’on ne s’était pas dites, en tout cas pas comme ça. C’est à partir de cette mise en visibilité qu’on a pu accéder à l’activité de Gloria. Parmi les riches échanges, je m’attarderai sur un fil conducteur de son travail que nous avons progressivement élaboré ensemble et qui nous a surprises. Gloria vit sa présence dans l’atelier comme une présence sur une scène. Elle entre dans une classe comme elle monterait sur les planches. Puis elle sort éprouvée de sa « performance »[5] à chaque fin d’atelier.

Embarquer l’autre dans un « spectacle d’art vivant », un savoir-faire pédagogique

En entendant les descriptions de Gloria, je me suis surprise plusieurs fois à rire et à me sentir comme transportée dans l’atelier. La pensée selon laquelle j’aurais aimé participer à ses ateliers quand j’étais enfant m’a plusieurs fois traversée. En l’écoutant, j’avais parfois l’impression d’« entrer » dans l’atelier. J’étais comme plongée en son cœur. L’écouter m’a fait osciller entre l’envie de me laisser embarquer (comme une petite fille me replongeant dans une forme de curiosité enfantine ?) pour entrer dans les histoires[6] (sans chercher ou non à y croire) et la nécessité de saisir ce qui se glissait derrière ces narrations de travail. Son art de raconter m’a-t-il emmenée dans le voyage de l’atelier ? M’a-t-il fait entrevoir ce que pouvaient vivre les enfants ? Pouvais-je m’arrêter là en termes d’analyse du travail ? Sans doute que non. Pourtant ceci nous a menées jusqu’à certaines hypothèses à propos de son travail. Au fil de nos échanges, Gloria nommera et réalisera du même coup que sa forme d’approche quotidienne avec les enfants dans l’espace de l’atelier s’apparente à un spectacle. Elle semble réaliser cette dimension de son travail en même temps qu’elle le dit. Elle poussera l’analogie : « Dans une pièce de théâtre, tout est organisé, il y a des moments forts, des moments creux (…). » Elle me dira : « En fait, quand je rentre dans la classe, je le conçois comme un spectacle. (…) sinon les enfants, ne te regardent pas. » Ainsi se mettre en scène remplit une fonction bien précise. Gloria réalise qu’elle ne peut pas ou ne sait pas faire autrement pour travailler. « A partir du moment où je sais que je vais commencer, je suis là et je me donne à fond jusqu’au moment où je finis, jusqu’à ce que j’ai dit au revoir à tout le monde. »  Interrompre quelques minutes l’atelier, boire un café ou faire un texto sont pour elle des gestes qui feraient échouer le travail. « (Si je sors) ça ne va pas marcher, ça ne peut pas marcher », pense-t–elle tout haut. Le temps de l’atelier est vécu comme une « entrée en scène » au service de buts qu’elle se fixe. En effet, dans son activité, Gloria cherche à mobiliser les enfants, à les faire entrer dans le vif d’une histoire en train de se faire ; elle leur demande d’être acteurs au sens d’investir ce qu’ils font. Mais aussi d’être acteurs du travail créatif en train de se faire. Se prendre au jeu de sa propre histoire, jouer avec ses élans créatifs, se laisser porter par son imagination.

Savoir se faire comprendre, une question de langue ?

Gloria maîtrise plusieurs langues : le catalan, sa langue maternelle ; l’espagnol ; le français, sa langue d’adoption… mais elle a aussi développé la langue avec laquelle elle s’adresse aux enfants. En effet, à travers ses récits de travail et aussi à travers la vivacité avec laquelle je perçois qu’elle parle et prend plaisir à dialoguer (elle rebondit, associe, revient sur ce qu’elle dit…), j’observe que ce qu’elle m’adresse et me raconte reprend la manière de s’adresser aux enfants. Je me remémore les ateliers auxquels j’ai assisté et je réalise que les dialogues prennent beaucoup de place dans sa pédagogie ; ils ne sont pas accessoires. S’adresser à moi comme s’adresser aux enfants dans ces ateliers d’arts plastiques apparaîtra au fur et à mesure des entretiens comme central dans son approche. Gloria se surprendra elle-même en train de dire : « En fait dans les ateliers, je parle tout le temps ! » et d’ajouter : « Je ne montre jamais rien avec un crayon… ».  Apprendre à « dessiner la réalité » est un processus qu’elle prend par exemple plaisir à décrire et à expliquer aux enfants. Elle « fait un condensé » pour que les enfants puissent comprendre l’essentiel. Pour la perspective, elle leur dit : « Tu vois quand je suis tout près de toi tu me vois très grande mais si je m’éloigne (elle s’éloigne de l’enfant) tu me vois toute petite. Pourtant je suis la même, toujours Gloria ! » Les explications de Gloria « parlent »[7] aux enfants (son savoir-faire pour s’adresser et être comprise des autres serait-il aussi le fruit de son expérience d’avoir eu et d’avoir à manier plusieurs langues ?). Il apparaît toutefois qu’elle s’implique pleinement et corporellement dans les explications et utilise « son personnage » pour entrer en lien avec les enfants. Son savoir n’est pas désincarné, abstrait, extérieur à elle. Il est intriqué à la situation et articulé à son interlocuteur. Le personnage de Gloria joue ce « qu’elle est » mais aussi avec ce qu’elle est et a été. Elle en fait un outil pédagogique. Etrangère, parlant le français avec un fort accent, elle joue de son incompétence à bien le parler, de son incapacité à l’écrire. Mais joue aussi de son insuffisance langagière qui ne l’a pas empêchée de « travailler dans une école française ! ».  Elle utilise sa différence pour transmettre et expliquer. La mise en scène de sa manière de se débrouiller de ce qu’elle est, invite chacun à un dépassement. Les enfants peuvent à la fois lui « obéir» comme à un enseignant mais peuvent aussi s’identifier à elle, comme une adulte pas tout à fait comme les autres, plus joueuse que les autres adultes et comme une figure qui les transporte dans une « aventure ». Les enfants peuvent alors entrer dans le jeu sans crainte d’être non conformes, non satisfaisants. Ils peuvent aussi rater. Les ratages sont d’ailleurs pensés dans l’atelier. Gloria ne travaille jamais avec des crayons et des gommes. Mais avec des feutres noirs. Quand on rate, on se rattrape. On ajoute, on transforme, on trouve des idées… on ne se laisse pas saisir par le ratage humain, par la dépréciation de soi. On transforme, on cherche à faire à partir de là où on est ; avec ce que l’on a ; et ce que l’on est. Les sorcières, les ratés, les « crottes » font partie de l’atelier où il ne s’agit pas de répondre aux attentes du « beau résultat » qu’ont la plupart du temps les parents, mais de chercher à rendre vivant, à « animar »[8] – comme il n’existe pas de mot en français – ce lieu de vie et de ne surtout pas en faire un lieu mort, un lieu d’ennui et un lieu de conformité passive.

L’art de jouer avec les « maux »

Pour se faire comprendre par les enfants, Gloria raconte des histoires, des vraies et des fausses mêlant événements authentiques et fiction. Elle raconte d’ailleurs dès le premier jour de l’atelier que sa propre mère est une sorcière. Malheureusement elle, sa fille, n’a pas pu aller à l’école des sorcières, car en faisant une mauvaise opération de sorcellerie, elle s’est transformée. Elle n’est donc plus sorcière comme sa mère. Ce fil sera repris par les enfants mais aussi par elle qui en fait un personnage qui va faire de ses erreurs et de ses différences des formes d’atouts. Les enfants entrent dans une histoire où les ratés existent bel et bien aussi chez les adultes. Si ce qu’elle dit aux enfants relevait au départ d’improvisations à partir de ce qui venait faire obstacle à leur implication dans l’atelier, ces histoires sont aujourd’hui répétées. Elles ont valeur et font partie de son patrimoine d’astuces de métier. Il est très rare qu’un enfant n’entre pas dans l’atelier et qu’il reste dans son coin sans se mettre au travail. Evidemment, c’est un travail de tous les jours et de tous les instants. Mais certaines techniques ont fait leur preuve, et Gloria les réutilise. Elles deviennent des gestes de métier. Les enfants disent toujours « qu’ils ne savent pas dessiner », ce avec quoi elle lutte quotidiennement (avec les enfants mais surtout avec l’éducation qu’ils ont reçue). Nos entretiens m’ont conduite à penser que Gloria déploie un panel de savoir-faire scéniques, métaphoriques mais aussi de techniques psychologiques éprouvées pour que les enfants « entrent dans le jeu de l’atelier » et qu’aucun d’entre eux ne soit laissé de côté. Gloria m’explique devoir être attentive à tous, à ceux qui s’ennuient, qui décrochent, à ceux qui font toujours des activités similaires, à ceux qui s’inquiètent de ne pas savoir quoi faire…  Elle cherche à ce que tous les enfants « réussissent » dans le sens de se « mettre au travail » ; un travail joué, un jeu travaillé. Elle mobilise aussi la métaphore du jeu de cartes : « C’est comme un jeu de cartes, moi j’ai des cartes, toi tu en as, si tu ne veux pas jouer avec moi, on ne peut rien faire ensemble… » Sans l’autre, pas de travail possible, pas de créativité collective possible. Ce qui compte pour Gloria, c’est que l’enfant puisse se dire : « J’ai réussi à faire quelque chose que je ne pensais pas réussir à faire » et qu’il puisse être content de ce qu’il va faire même si d’autres adultes qu’elle pourraient ne pas être satisfaits du résultat.

 Elle propose aux enfants un cadre pour collectivement « trouver des idées et trouver des solutions pour les réaliser » quels que soient les supports et les matériaux utilisés. Non pas en vue de produire un beau dessin ni un beau pot en terre mais en vue de saisir le vivant dans le processus créatif, le play comme dirait Winnicott, de saisir le moment et l’endroit où l’enfant enclenche un mouvement vivant, un mouvement de créativité, un mouvement de travail. Là où certains pourraient être pris par l’inhibition, la peur, le retrait  accompagnés de sentiment de dépréciation de soi.

Attraper des idées au vol, un travail de mise en scène instantanée

Dans les entretiens, en interrogeant Gloria sur sa manière à elle de trouver des idées pour l’atelier, je comprends que les idées lui viennent très vite tout comme son répondant du « tac au tac ». « C’est comme une gymnastique, me dira t-elle. Je suis très entraînée ! » Elle se nourrit de tout, de ce que sa sœur fait à Barcelone dans une école alternative, de ce qu’elle a vu à la dernière exposition, de ce qu’il se passe à Barcelone pour l’indépendance, d’une idée dont elle a entendu parler. Elle fait feu de tout bois ! Elle développe et enrichit un patrimoine d’idées, de gestes et de directions de travail. Dans l’atelier avec les enfants, le processus de créer ensemble est très singulier, il est à la fois très ouvert et très cadré. Jamais prévisible d’une séance à l’autre, mais plutôt sous la forme d’une improvisation collective. Parfois, c’est un enfant qui lance une idée, parfois c’est elle : « Qui veut faire la boutique des couleurs ? », et d’une idée, elle m’explique qu’en arrivent toujours d’autres… elle prend en exemple le dernier atelier pour m’expliquer comment peut se dérouler le processus : « On va par exemple commencer par faire des mélanges de couleurs, les mettre dans des petits pots, puis jouer à la marchande (…) puis à un moment arrivera un voleur (…) plus tard arrivera une dame qui voudra qu’on lui peigne ses ongles (…). » Etc., etc. En fonction du temps, de l’espace et des possibilités, elle dirigera tout ça en jouant avec eux mais aussi en intervenant ; elle me raconte : «  Si une cliente arrive sans dire bonjour, je lui dis non, tu n’entres jamais comme ça dans une boutique, n’est-ce pas ? » « Bonjour Madame », reprendra-t-elle. S’il ne reste que dix minutes, il faudra penser à ranger et ça fera partie du jeu. Elle annoncera que la boutique va fermer et proposera de « faire les soldes ». Les enfants se mettent à calculer des pourcentages mais si c’est trop compliqué elle leur dira : « Fais 50%, ce sera plus facile. » Elle m’explique que d’une idée qui peut être à elle ou à un enfant, « ensuite ça part, comme des allumettes ! ». L’émergence de ces idées est très orchestrée, il s’agit d’être toujours sur le qui-vive, « nourrir quand ça s’essouffle », d’être « toujours là » pour intervenir quand « ça ne marche pas » ou « quand le jeu manque un peu de flamme » et de tenir la loi pour « que ce ne soit pas n’importe quoi ». Gloria fait toujours partie du jeu, mais ne perd jamais de vue son rôle. Elle est à la fois actrice mais elle met aussi en scène, elle joue avec les enfants en restant l’adulte. Elle reconnaît que ce serait beaucoup plus simple et moins fatigant de travailler avec les enfants en leur disant quoi faire et comment le faire mais ne conçoit pas son métier de cette manière.

Un habile processus de travail

Finalement, ce que produisent les enfants n’est pas le principal, c’est davantage l’engagement dans un processus créatif et le processus de créer quelque chose ensemble. Non pas pour produire à tout prix, mais pour entrer dans le monde des homme[9], comme dirait Tosquelles, pour entrer dans « le processus d’humanisation » que permettent le travail et le langage. Ces deux êtres[10] ont un souci permanent de veiller à soutenir les processus d’humanisation, que ce soit auprès de psychotiques ou auprès d’enfants en conflit ou en lutte avec le système scolaire. D’ailleurs, de nombreux enfants qui échouent à l’école « entrent » dans le travail de Gloria. Ils trouvent un espace où ils peuvent « s’animer » pour reprendre son mot – on pourrait jouer de la proximité des mots pour dire « s’aimer ». Sa manière de tenir la classe/l’atelier et les objectifs qu’elle poursuit s’écartent des méthodes et des visées des apprentissages académiques classiques ; elle cherche surtout à « animer » au sens de donner vie à la créativité[11].

La manière qu’a Gloria de parler de son travail paraît assez analogue à la manière dont elle cherche à faire avec les enfants. L’activité de Gloria, son savoir-faire font beaucoup appel aux mots et au récit, un récit animé et animant. Son souci de transmettre son expérience artistique emprunte les moyens du récit théâtralisé. Ainsi, la classe/atelier est conçue comme une scène ; elle utilise les personnages pour s’adresser à l’autre pour jouer/travailler : les histoires soutiennent également le « faire œuvre ensemble ». On a retrouvé ce plaisir du raconter dans les entretiens que nous avons eus ensemble. On voit chez Gloria une alliance inédite entre le raconter et le faire. Les deux sont intriqués.

De ma place, il a été particulièrement intéressant d’écouter, de dialoguer, d’interpréter avec elle lors de nos entretiens, puis sans elle, ses récits de travail dans lesquels l’activité auprès des enfants reste bien une « langue vivante » pour utiliser la formule de Livia Sheller[12].

Le travail de Gloria ne se laisse pas enfermer dans les oppositions binaires entre travail et plaisir, apprentissage et jeu, vérité et mensonge. Elle manie avec une grande subtilité la fantaisie dans les histoires et la vérité des consignes de travail qu’elle donne. Les arts plastiques nécessitent du travail et Gloria agit pour qu’il s’origine dans l’enthousiasme. Plus précisément, elle cherche à ce que les enfants s’engagent dans un processus créatif, qu’ils « jouent » à réaliser un objet et à se réaliser eux-mêmes.

Vaste programme d’enseignement. Pour les enfants et tout autant pour les adultes engagés dans la transmission et le travail d’éducation.

Bibliographie

Bruner, Jerome (1990)  …Car la culture donne forme à l’esprit. Editions Eshel, Paris.

Molinier, Pascale (2015) « Histoire de la vieille bouchère et autres récits. L’autodérision et la création du semblable dans le travail de soin. », Champ psy, vol. 67, N° 1, 2015, pp. 133-145.

Sheller, Livia (2003). Thèse. Elaborer l’expérience du travail : analyse dialogique et référentielle dans la méthode des instructions au sosie. Paris, Cnam.

Tosquelles, François (2009) [1967]. Le travail thérapeutique en psychiatrie. Toulouse, Editions Erès.

[1] Cette activité est payante pour les parents, le montant étant déterminé par le quotient familial de chaque famille.

[2] Il y a trois groupes d’enfants qui s’enchaînent les mercredis après midi. Gloria coanime cet atelier avec Caroline. Je n’ai pas étudié ici ni les interactions, ni la place de chacune dans ces ateliers sans sous-estimer l’ l’importance de cette coanimation. Mon matériel clinique s’appuie ici sur le travail spécifique de Gloria.

[3] Ces entretiens ont été enregistrés et partiellement retrancrits.

[4] Il est intéressant de voir comment les expériences de vie sont mobilisées pour parler de son travail. Voir à ce propos l’article de Pascale Molinier cité en bibliographie.

[5] Le mot « performance » est ici utilisé au sens de performance artistique. Une performance est une pratique qui définit une œuvre par le moment de sa réalisation, c’est une œuvre sous forme « d’événement ». La performance a historiquement toujours eu pour but de mettre en scène une forme d’expérimentation, d’ouvrir de nouveaux champs de recherche et d’engagement, de transgresser la norme, de questionner la production artistique et d’engager le spectateur dans le processus.

[6] Bruner à propos de la propension à « entrer » dans les histoires dit : « L’omnipotence de pensée » de l’enfant me paraît demeurer suffisamment vivace chez l’adulte pour que nous soyons capables d’enjamber la rampe afin de devenir (fût-ce pour un instant seulement) n’importe quel personnage de la scène, quelle que soit l’intrigue à laquelle il est mêlé. En un mot, l’histoire est une expérience vécue par procuration, et parmi les trésors de récits dans lesquels nous pouvons entrer, il y a à la fois, des éléments rapportés de l’expérience réelle et des aspects relevant d’une imagination façonnée par la culture » (p. 67).

[7] Pour François Tosquelles,  « parler c’est bien s’inscrire dans le groupe de parlants concrets avec lequel on est en interaction, s’adresser à quelqu’un et soutenir au moyen du langage notre existence humaine ainsi que celle du prochain (…) » (p. 40).

[8] Animar en catalan peut être traduit par « encourager les gens à agir ».

[9] « Son destin [de l’homme] et le processus d’humanisation ne se posent jamais sous le dilemme de s’adapter ou périr. Il construit avec les autres hommes un monde dans lequel “il se fera homme” » Tosquelles (p. 37).

[10] François Tosquelles et la famille de Gloria (son grand-père, sa mère) viennent du même village de Catalogne, pur hasard ?  Peut-être y a-t-il une culture spécifique dans ce village. Il faudrait mener l’enquête.

[11] Tosquelles a défini ce qu’il appelle l’activité propre, bien distincte de l’agitation pour répondre aux injonctions d’autrui : « Il ne faut pas confondre le concept d’activité avec la simple prestation de mouvements, voire d’efforts (…) soumis au désir du maître d’école ou du maître d’œuvre. Activité ne veut pas dire mouvement quelconque ni mouvement adapté. Activité veut dire activité propre : activité qui part et s’enracine dans le sujet actif pour s’épanouir le cas échéant dans un contexte social. »

[12] Dans sa thèse, Livia Sheller montre, à travers une méthode d’élaboration subjective de l’expérience de travail, comment le travail peut contenir les potentialités implicites d’une langue vivante. Pour elle, le travail peut œuvrer psychiquement comme le fait le langage. Il peut être une langue plus ou moins vivante selon qu’on parvient ou non à y être créatif.

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