Le temps dans le soin: lenteur et attente ou rythme et sens?

Les soins au bébé, ces gestes répétés plusieurs fois par jour, assurent nourriture, chaleur et propreté que demande un bon développement.

Ils sont nécessaires mais non suffisants. Le bébé vit aussi de relations, il a besoin de partenaires qui lui témoignent de l’intérêt, qui le font grandir et l’humanisent, lui permettant de découvrir pas à pas qui il est et qui sont les autres. L’approche piklérienne propose un soin bientraitant qui constitue le socle de la relation. En parallèle, l’activité propre de l’enfant est autonome, dans un cadre conçu pour satisfaire ses besoins de mouvements et de découverte.

On considère souvent ces deux éléments – soins et activité autonome – comme les piliers de cette approche, et toute personne un tant soit peu au fait des idées piklériennes les connaît et s’y réfère, pour s’en inspirer ou pour les critiquer. Mais la métaphore est trompeuse : plutôt que de piliers, il vaut mieux s’imaginer les brins d’une même tresse, qui s’entrelacent et ne sont pas séparables. Plus encore, il y a de la relation et du soin dans l’activité autonome, et de l’autonomie de l’enfant dans les soins. La pensée piklérienne ne se laisse pas réduire à quelques idées générales.

C’est la part d’autonomie dans le soin qui nous intéresse ici, et son rapport avec la lenteur apparente d’un change, d’un repas, d’un bain tels qu’on peut les voir dans les vidéos qui nous restent de la pouponnière de Lóczy. La douceur des gestes et des paroles, le déroulement sans à-coups du soin, le calme et l’assurance de l’adulte frappent tout d’abord. A y regarder de plus près, le comportement de l’enfant présente des caractéristiques similaires. Le soin se joue à deux, les partenaires parfaitement accordés suivent une invisible partition, rythme et harmonie sont là. On remarque des temps d’attente ou de latence offerts par l’adulte à l’enfant, comme pour lui permettre de jouer sa partie. Par exemple, la cuillerée de purée est montrée, à hauteur des yeux, et le bébé ouvre la bouche ; ou encore, la manche qu’il doit enfiler est présentée, ouverte par les doigts de l’adulte, pour qu’il puisse tendre son bras ; il voit le coton qui va nettoyer un de ses plis avant qu’il ne touche sa peau ; plus grand, la lavette qui lui est présentée et le commentaire de l’adulte l’incitent, dans le bain, à tendre son bras ou sa jambe.

Ces moments où le soin est comme suspendu nous semblent contenir plus que la volonté de ne pas prendre l’enfant par surprise. Il s’y joue quelque chose d’important entre les deux partenaires du soin. Pour approfondir et tenter de le comprendre, il faut poser des questions. Et pour être au cœur de l’expertise piklérienne, j’ai souhaité les poser à Anna Tardos, Eva Kallo et Geneviève Appell.

Le temps dans les soins / Anna Tardos

Dans son exposé lors de la journée du 20e anniversaire de l’Association Pikler Suisse à Berne, en septembre 2013, Anna Tardos a souligné que les bébés ne peuvent pas se dépêcher. Il leur faut du temps pour comprendre, pour intégrer et pour réagir ; de la part de l’adulte, cela implique un intérêt véritable et une présence authentique. Emmi Pikler, dans son ouvrage destiné aux parents[1], insiste sur ce point : « Ne nous hâtons jamais lorsque nous avons à faire avec un bébé », « ne soyons jamais pressés lorsque nous nous occupons d’un nourrisson ».

Des gestes rapides dans les soins sont désagréables pour le bébé, qui va réagir par un tonus de plus en plus fort. En réponse, les mains de l’adulte peuvent se faire plus brusques. Dans les lieux d’accueil, les soignantes sont habiles, donc rapides. Si elles n’y prennent pas garde, il y a un réel risque de dépersonnalisation. Le problème est donc crucial.

Le soin, dans un groupe de petits enfants, est une bonne occasion de rencontre individuelle, d’échange de personne à personne. Le vrai contact dans ces moments passe par le fait de proposer à l’enfant, de l’inviter à participer, de saisir les signes qu’il donne et y répondre en adaptant sa conduite. Le soin doit non seulement être agréable, mais offrir du temps pour être ensemble. A défaut, il n’y a pas de vraie rencontre entre deux personnes, l’une manipule et l’autre subit.

Outre les gestes lents et doux par lesquels l’enfant fait connaissance de l’adulte, ce dernier parle et permet à l’enfant de coopérer. Il faut donc avoir le temps. Pour cela l’organisation de l’environnement est primordiale : l’éducatrice, pour n’avoir pas besoin de se dépêcher, a tout sous la main ; des barrières tiennent à l’écart les autres enfants, avec lesquels, toutefois, le contact visuel est constamment possible. Le travail des services de maison soutient ce calme et cette centration sur le soin, qui sont également rendus possibles par le fait que les autres enfants jouent activement et ne sont pas dans une attente impatiente.

Il ne suffit cependant pas d’organiser le temps, mais il faut encore aider les éducatrices à trouver « comment donner le temps à l’enfant ». Il y a des règles précises et concrètes, apprises par les nurses à Lóczy, dont l’application est une vraie aide. L’enfant est alors présent, il coopère ; c’est un retour positif dans tous les cas, et particulièrement important dans le repas. Voici quelles sont ces règles :

  • prévenir l’enfant de ce qui va venir, pour qu’il puisse se réjouir, et pas seulement se préparer ; il faut donc dire avant, pas pendant, c’est différent de ce que l’on entend souvent par « verbalisation » ;
  • donner un petit temps pour que l’enfant réalise ce qui va se passer ;
  • parler est absolument nécessaire ;
  • laisser bouger l’enfant ;
  • ne pas faire à la place de l’enfant s’il veut faire lui-même.

Les petits signes de l’enfant sont décryptés, par exemple s’il n’ouvre pas la bouche, ou s’il tourne la tête.

La bonne technique est un élément important, elle facilite un cercle vertueux, une réaction positive de l’enfant qui conforte l’adulte dans sa manière de faire qui peut ainsi devenir « naturelle ». Cela ne repose pas sur la spontanéité.

Si ces techniques sont appliquées, cela aide l’enfant à se sentir accepté, il peut participer, prendre des initiatives. Cela demande un apprentissage chez l’adulte, ce n’est pas rapide. C’est plus facile dans le change et le bain. Pour le repas, il y a davantage de tensions : l’enfant a plus ou moins faim, il aime plus ou moins ce qu’on lui propose.

La technique des soins n’a un sens que si elle se fonde sur un intérêt véritable pour l’enfant. Mais, pour que l’éducatrice puisse être intéressée, présente, empathique, il est nécessaire de soutenir son intérêt : à Lóczy cela prend, entre autres, la forme du cahier d’observation quotidienne, du cahier de développement, du rôle d’éducatrice de référence. L’intérêt est organisé, soutenu, professionnalisé grâce à un travail d’équipe. Le temps qu’on donne à l’enfant est le résultat de cet intérêt.

Le soin, une des sources du sentiment de compétence / Eva Kallo

Exercer sa compétence est un besoin fondamental. La visite des pouponnières roumaines dans les années 1990 a montré à Eva Kallo que les carences dramatiques qu’on pouvait y observer étaient liées à un manque absolu pour l’enfant de pouvoir éprouver son sentiment de compétence : les soins donnés à la chaîne, par de nombreuses personnes différentes les en empêchaient et les amenaient à renoncer à la joie d’être.

Dès les premiers jours, le bébé a la capacité et les moyens d’exprimer ses demandes. Il peut signifier ce qui est bon pour lui ou non, par des crispations, des mimiques, des regards, des gestes. Il dispose de beaucoup plus de moyens que ce qu’on ne le pense généralement.

Il appartient à l’adulte de faire connaissance avec le bébé, de s’ajuster, de regarder les choses avec ses yeux. Cet ajustement, qui découle de l’empathie, est fondamental pour les tout-petits. Il s’agit de se plonger dans leur univers. C’est la clé d’un attachement sécure : décoder les signaux de l’enfant et y répondre adéquatement.

Les soins à l’enfant doivent être donnés d’une manière qui corresponde à ses besoins physiques ET émotionnels. Pour lui permettre d’éprouver son sentiment de compétence, il est important qu’il puisse participer et coopérer aux soins. Cela est possible si le soin est donné toujours de la même manière ; il peut alors se repérer. Les changements dans la façon de donner le soin le réduisent à la passivité : pour participer, il faut pouvoir anticiper.

Des moments critiques apparaissent dans les soins. Par exemple lorsque l’enfant bouge, se déplace et change de position sur la table de change. Cela complique la tâche de l’adulte, mais malgré cela il est important de préserver l’autonomie de mouvement de l’enfant. De même, lorsque l’enfant découvre et explore l’environnement et attend que l’adulte partage son intérêt : des échanges s’installent, la relation s’élargit. De nouvelles perspectives s’ouvrent dans la relation, alors que le contact physique diminue. La relation s’intellectualise, l’enfant demande à ce qu’on satisfasse ses besoins de connaissance, il éprouve sa compétence dans de nouveaux domaines.

La temporalité est importante, car l’adaptation mutuelle entre deux partenaires demande du temps. Prendre le temps, ne pas être pressé permet à l’adulte de

  • comprendre
  • essayer de répondre
  • attendre que l’enfant réagisse
  • et corriger sa manière de faire si nécessaire.

Il n’est pas facile de comprendre et d’accepter que l’enfant veuille influencer l’adulte, faire valoir ses propres intérêts. Ce n’est pas dans la manière traditionnelle d’éduquer.

Cet ajustement à chaque enfant est primordial dans les collectivités. Dans la famille, les situations où l’enfant peut influencer l’adulte sont nombreuses. Dans la collectivité, le moment de relation intime qu’offre le soin est le seul où l’adulte est pleinement disponible. Si le petit enfant ne fait pas l’expérience qu’il peut, dans cette situation, influencer l’adulte, il lui est difficile de se livrer avec joie à ses propres activités. Au contraire, s’il a pu le faire, il se sent compétent dans ses jeux aussi.

Spécificité du soin piklérien et de sa temporalité / Geneviève Appell

Le soin piklérien est clairement différent de ce que l’on observe d’ordinaire chez les professionnelles. Geneviève Appell fait référence à une pouponnière où elle a travaillé et où les enfants dans le change, dit-elle, étaient comme des boîtes de chocolat, traités avec soin de façon que le « paquet » soit joli, mais néanmoins comme un paquet.

Chez les mères, c’est différent. Il y a contact quand elles prennent le bébé et le posent sur la table de change, mais dans le soin lui-même, ce contact se perd plus ou moins. En général, le rythme du soin n’est pas rapide, mais continu. Le bébé ne devient toutefois pas un objet. Chez le bébé plus grand, plus actif, l’enfant est exclu du soin, on cherche à ce qu’il ne dérange pas, en lui donnant un objet à manipuler, ou en maintenant la tête, un membre pour un soin précis. L’intérêt pour que l’enfant participe apparaît seulement plus tard.

Dans le soin piklérien, le temps d’arrêt existe, car l’adulte cherche la collaboration de l’enfant ou au moins son intérêt. Le sens de cette lenteur est inséparable du scénario ritualisé du soin. L’étude des patterns d’interaction mère-enfant[2] a montré que, quand mère et bébé vont bien, le soin se déroule en gros toujours de la même manière. Donc, les temps d’arrêt interviennent toujours aux mêmes moments. Ce n’est pas vraiment une question de lenteur, l’arrêt fait partie du scénario, au moment où l’enfant peut agir. Et plutôt que de « lenteur », il vaudrait mieux parler de calme, douceur et pauses. On donne à l’enfant le temps d’intégrer et de préparer sa réponse.

Dans le système lóczyen, l’anticipation (source de sécurité pour l’enfant) se met en place dans la lenteur, la répétition et la régularité. Cela est probablement vécu avec plaisir et pose les bases d’une bonne relation avec son propre corps. A titre d’exemple, à la pouponnière déjà mentionnée, si un enfant pleurait pendant le soin, l’adulte accélérait pour pouvoir ensuite le consoler. A Lóczy, l’accélération n’est jamais la réponse.

Quelque chose de très fort se noue au niveau du corps propre et du corps dans la main de l’autre. Le soin est le lieu où l’on peut commencer à exister et à s’exprimer. Il permet la constitution du sentiment d’être, d’exister.

Si l’on considère que le temps d’attente de l’adulte qui suspend son geste permet l’expression de la compétence de l’enfant, il faut aussi prendre en compte la manière piklérienne d’éviter le sentiment d’échec. Pour l’enfant, s’il fait le geste proposé, il est compétent. Mais s’il ne le fait pas, il n’est pas en échec pour autant.

En résumé, le soin piklérien permet un bon rapport avec soi-même, un plaisir physique d’être. Ces sentiments sont générés par soi-même et grâce à l’autre. On est à la racine de l’intersubjectivité. On peut imaginer que les sentiments du bébé sont de l’ordre de « je suis bien, l’adulte est bon, je suis rassuré, j’ai le temps de réagir ». Ce qui est perçu comme lenteur est plutôt le temps donné à l’enfant pour qu’il s’exprime et se sente entendu. L’absence de hâte et les temps de pause favorisent les chaînes interactives.

Dans ce mode de soin, l’intérêt pour que l’enfant participe n’est pas le souhait qu’il fasse seul ; on est dans une activité commune partagée, on fait ensemble et on se le dit. On donne à l’enfant le temps de le percevoir, on attend davantage sa participation intéressée que le résultat.

Lorsque la lenteur de l’enfant est mal tolérée, on est dans une situation violente. S’adapter au temps de l’enfant est de l’ordre de la vraie douceur. Un enfant bousculé ne se sent pas bon. Actuellement, les enfants subissent beaucoup de pressions pour aller vite, faire vite.

La non-précipitation permet au bébé d’être présent à ce qui lui arrive, à ce que l’adulte lui fait et à ce dernier de recevoir la réaction-réponse de l’enfant. La non-hâte donne une disponibilité à l’adulte qui le laisse ouvert aux signaux de l’enfant – à ce qui vient de l’enfant, à ce qu’il est.

Une temporalité porteuse de sens

Le tempo et le rythme du soin, loin d’être des « trucs » qu’il s’agirait d’appliquer pour favoriser une atmosphère paisible, découlent donc de la place que l’adulte fait au bébé dans le déroulement du change, du repas, du bain. L’enfant n’est pas simple objet de soin, mais il participe, au début de façon très ténue puis de plus en plus activement. L’enjeu n’est pas prioritairement dans les gestes, dans le « faire ». Il est dans l’« être ensemble », dans le dialogue des attentions, dans les intérêts partagés, dans la compréhension mutuelle. Et le rythme est fondamental dans la subtile partition qu’exécute le duo adulte–enfant et dont, progressivement, l’enfant devient le soliste.

Raymonde Caffari

[1] Traduction allemande : E. Pikler, Friedliche Babys, zufriedene Mütter. Pädagogische Ratschläge einer Kinderärztin. Herder, Freiburg, Basel, Wien, 1982, pp. 63-64.

[2] La relation mère-enfant : étude de cinq « patterns » d’interaction entre mère et enfant à l’âge de un an. David, Myriam ; Appell, Geneviève in La psychiatrie de l’enfant, vol. 9, n° 2 (1966).

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