L’éducation lente rencontre l’approche piklérienne

En 2013, l’association Emmi Pikler Suisse a fêté son 20e anniversaire sur le thème de l’éducation lente. Dans notre monde de compétition généralisée, de vitesse effrénée, de stimulation, en constante accélération, la notion de lenteur nous a en effet non seulement paru d’actualité mais même quelque chose d’essentiel, qui parle à tous, à tout moment.

Ce n’est pas un hasard si le courant « slow » connaît une certaine popularité dans divers domaines. D’un certain point de vue, on peut même dire que le fait de prendre position pour la lenteur rejoint une position morale et politique.

Dans le domaine spécifique de l’éducation, les parallèles que nous tirons avec les idées d’E. Pikler sont nombreux. J’en retiens quelques-uns : l’éducation lente fait référence à la possibilité de prendre du temps pour trouver le temps juste, parfois lent, parfois rapide : le temps qu’il faut. Car le temps est relatif, contextuel et personnel à chacun, à l’intersection entre les rythmes biologiques et ceux de la société, il possède sa psychologie propre. L’éducation lente se voudrait donc à l’écoute des besoins de l’enfant et de son rythme. Il s’agit d’éviter les projections pour laisser l’enfant suivre sa voie, afin de progressivement découvrir ses compétences, ses intérêts et ses projets. Car la vie est rythme, fondamentalement et dès ses premiers balbutiements.

Cette notion de rythme se retrouve par exemple dans deux grands axes développés par l’approche piklérienne :

1.- L’activité autonome et la liberté motrice, souvent mises en avant par Emmi Pikler, traitent de ce respect du rythme d’acquisition en relevant bien que c’est la qualité qui importe et non la vitesse. Comme le dit E. Pikler : « L’enfant qui parvient à quelque chose par ses propres moyens acquiert des connaissances d’une autre nature que celui qui reçoit la solution toute faite.»[1] Permettre à l’enfant de passer les étapes successives de son développement selon son rythme va cependant à l’encontre des pressions de notre société, notamment au niveau de la motricité. En effet, les attentes des adultes amènent en toute logique la stimulation, la précocité étant promue au rang de standard, engendrant une pression de plus en plus grande pour accélérer certaines acquisitions spécifiques. E. Pikler a pu démontrer l’importance et la solidité des acquisitions liées à l’activité propre de l’enfant. L’éducation lente, selon moi, c’est aussi laisser le temps de ne rien faire ; ces moments flottants que l’on croit non productifs et qui sont si nécessaires au développement de l’imaginaire et de ses ressources vivifiantes. Il est certain qu’il s’agit d’avoir confiance dans les capacités des enfants, reconnaître qu’ils disposent des compétences nécessaires pour découvrir, expérimenter, comprendre, ordonner à leur rythme les objets, les relations, bref, le monde qui les entoure. Pour les professionnels, il s’agit d’effectuer une (toujours difficile) décentration de soi, d’observer avec intérêt l’activité et les projets de l’enfant. Ce respect de l’activité autonome va permettre à l’adulte d’assumer sur un autre mode sa part active de professionnel, non comme on le pense souvent en montrant à l’enfant ou en voulant ajouter une pièce à son projet, mais bien en portant un intérêt profond à ce qu’il crée sous ses yeux, observant, organisant le temps et l’espace, etc. Pourquoi voulons-nous toujours que l’enfant fasse plus que ce qu’il fait déjà ? Pourquoi avons-nous sans arrêt besoin de nous mettre dans une position asymétrique en montrant, ajoutant, modifiant, accélérant et souvent cassant l’esprit chercheur de l’enfant ?

2.- Nous pouvons également trouver cette notion d’éducation lente dans le principe de la relation privilégiée. Je veux parler du respect, de la sécurité et de l’autonomie comme composantes fondamentales et fondatrices de la relation soignant-soigné. Les gestes lents et rassurants du soignant ont une valeur en soi. Judith Falk, dans une conférence en 1994 à Lausanne, a pu mettre en avant que les soins donnés doivent être basés sur une relation affective et non effectués dans l’urgence. Le rythme de participation à l’interaction serait d’ailleurs l’essence même de ces accordages et désaccordages de l’intersubjectivité dont parlent de nombreux psychanalystes. Les observations cliniques faites à Lóczy montrent l’importance de la continuité des soins qui se réalisent dans cette articulation des rythmes de la nurse et du bébé, interpénétration de l’un à l’autre dans la navette relationnelle. Toute relation où l’autre personne est considérée avec empathie va pouvoir se faire dans cette danse à travers laquelle il peut se sentir reconnu, compris et participant. Cet « être ensemble » est le fondement de tout soin, il est décrit dans l’article de R. Caffari qui a interrogé trois expertes de l’approche Pikler. C’est dans le cadre d’un système stable de liens interpersonnels et d’échanges réels que l’intégrité individuelle et l’identité de l’enfant vont pouvoir se structurer. Ainsi la qualité de la relation se construit dans la lenteur, la stabilité et la profondeur. L’attachement possède lui aussi ses rythmes, ses cycles. Malheureusement, le temps travaille aussi quelquefois contre nous : pris dans des impératifs nombreux, il nous est difficile de considérer l’autre comme un partenaire actif et nécessitant son propre rythme pour se développer ou simplement vivre.

Un autre aspect doit également être soulevé : il s’agit de la problématique de la transmission des connaissances et des savoirs. Puisque l’objectif premier de notre association est de faire connaître et d’accompagner une certaine pédagogie dans sa mise en pratique, nous nous trouvons immanquablement confrontés à la lenteur nécessaire à chacun pour faire sienne cette approche en profondeur. Le thème du rythme de la transmission, ainsi que de la lenteur nécessaire pour intégrer l’approche Pikler seront finement exposés dans les articles de B. Golse et P. Jaquet Travaglini.

Il faut savoir tenir compte d’une certaine lenteur de la pénétration des idées dans les conceptions de l’enfance et dans les pratiques d’accueil et de soin. En effet, l’évolution des connaissances en matière de développement de l’enfant et d’éducation s’effectue à mesure que se transforment les cultures et surtout les sous-cultures dans lesquelles nous évoluons. C’est le creuset de la société que nous projetons de construire pour demain.

Agnès Rákóczy

[1] Pikler Emmi, Que sait faire votre bébé ? (1951 pour la version française)

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