Multiplicité des regards, diversité des pratiques

Nous travaillons dans une même institution, mais sur des groupes différents et devions intervenir lors d’une journée de formation intitulée : « Lire et réfléchir – lire et faire ». Cette journée a été annulée et nous allons tenter d’écrire ce que nous voulions dire.

Pour éclaircir un peu comment nos lectures professionnelles font vivre nos pratiques, nous sommes parties de quelques textes qui nous ont occupées durant nos colloques institutionnels. La parution récente d’Eloge de la diversité (2017)[1] est venue lancer le débat, tant nous rencontrons chaque jour la réalité de ces diversités, qu’il s’agisse des enfants avec leurs familles ou des professionnelles avec leurs parcours si différents.

Une dispute professionnelle pour réfléchir chez les « trotteurs »

Notre équipe éducative est, comme beaucoup d’autres, assez diverse. Diverse dans la formation (deux éducatrices sociales, une éducatrice de l’enfance, une assistante socioéducative et deux apprenties), mais aussi diverse par les personnalités, les expériences, la culture sociale et les valeurs… Au milieu de ces potentielles divergences, nous cherchons toutes à offrir un accueil de qualité aux enfants et à leurs familles. Il est donc nécessaire que l’équipe puisse s’accorder pour trouver ensemble des savoir-faire professionnels communs où chaque membre puisse se reconnaître. Débattre et communiquer semblent être les moyens les plus sûrs pour arriver à cette co-construction.

Dans notre institution, les échanges sont possibles lors de différents colloques. La prise de parole et la liberté d’expression semblent être instituées, néanmoins, chacune ne s’autorise pas forcément à dire. Alors, un premier questionnement émerge : qu’est-ce qui peut nous permettre de dire ou de ne pas dire ? Notre direction provoque les rencontres et autorise les paroles libérées de chaque professionnelle, pour ce faire « cela passe par la culture du respect d’autrui, mais encore par le fait que l’échange porte principalement sur les pratiques et non sur les personnes. Une idée centrale est qu’il ne peut être question d’avoir tort ou raison, de “gagner” ou de “perdre”, il s’agit de trouver ensemble la solution qui améliore la situation de chacun×e. »[2]

Ainsi, le colloque représente un collectif de travail où chacune a le sentiment de participer à une œuvre commune : ici, la qualité d’accueil des enfants et de leur famille.

C’est lors de ces discussions que vont émerger les disputes professionnelles soutenues par le dialogue et la controverse. La différence de perspectives constitue le point de départ de l’analyse de situations. C’est ici et grâce à cela, que vont naître les règles fabriquées, bricolées, ajustées au réel des situations singulières et partagées par les membres de l’équipe. « Chaque geste, chaque décision, chaque acte peut alors être exécuté avec la sérénité nécessaire que donne le sentiment de faire quelque chose de normal dans ce milieu, validée par une instance transpersonnelle. Le collectif protège la santé de ses membres en légitimant les actes réussis ou, en cas d’erreur, en incriminant d’abord la règle commune avant de l’imputer aux caractéristiques personnelles du travailleur. »[3] C’est la confection de ces règles de travail qui suscite et organise les controverses, voire les disputes professionnelles, entre les membres du collectif.

Pour illustrer ces propos, abordons un exemple concret tiré de notre expérience chez les « trotteurs » : le projet « doudou/lolette ». Il y a quelque temps, l’équipe l’a élaboré à la suite d’un travail de recherches théoriques, pratiques et réflexives. La mise à disposition des doudous, dans des poches personnalisées installées dans la salle, a été validée par toutes. Ainsi, l’enfant peut aller  chercher son doudou quand il le souhaite, enfin presque ! En effet, nous avons observé qu’au quotidien et selon les sensibilités de chacune, on avait plus ou moins tendance à demander aux enfants de ne pas les prendre, sous prétexte de conserver une dynamique de jeu. Ces différentes manières d’agir quant à cette disponibilité des doudous créaient alors un mal-être chez certaines. Lorsque cela touche un point de vue idéologique, il ne sert à rien d’essayer de convaincre, mais il faut essayer de le dépasser grâce à la mise en perspective de la dimension professionnelle par rapport à la dimension personnelle. Le débat semblait alors nécessaire. Différents points de vue ont pu émerger :

  • « A la maison, cet enfant n’a pas son doudou toute la journée à disposition ! On crée un comportement qui n’existait pas avant. La dépendance au doudou l’empêche de jouer, il faut trouver un autre moyen pour le sécuriser. »
  • « Cet enfant n’en a pas forcément besoin. C’est normal, à la maison, il a tout ce qu’il veut ! »
  • « Cet enfant a besoin de sécurité affective en ce moment, besoin de remplir son “réservoir” pour pouvoir ensuite se tourner vers le jeu. Nous ne sommes pas forcément des personnes ressource pour lui. »

Dans ces conditions, le projet initial est-il adapté au travail réel ? Certaines professionnelles ne respectent-elles pas ce projet parce qu’il ne leur correspond pas suffisamment ? Se confronte-t-il de trop près à leurs valeurs ? Autant de questions pour prendre du recul vis-à-vis de la situation, avancer ensemble et trouver des pistes d’actions plus adaptées où chacune puisse se reconnaître et, du coup, puisse agir au quotidien avec une certaine équité pour les enfants quelle que soit la professionnelle présente.

Ainsi, la dispute professionnelle serait un instrument centré sur l’activité, plutôt que sur celles et ceux qui la réalisent. « Séparer le travail du travailleur, séparer le discours convenu du déjà-dit et du prêt-à-penser ; de ce qui, dans le réel, est difficile à dire et à penser. Les autoconfrontations sont des centrifugeuses dialogiques. »[4] Lors de ces colloques, nous rendons visible le travail réel. La présence de la direction peut ainsi reconnaître les éventuelles difficultés et même parfois la souffrance des personnes. Il s’agit bien de discuter sur le travail lui-même. Le désaccord sur le travail devient alors source de la coopération.

« La dispute professionnelle est une pratique de métier essentielle, absolument centrale pour harmoniser la diversité et la transformer en richesse bénéfique. C’est une pratique qui a plusieurs effets préventifs de fond, tant pour les professionnel×le×s, que pour les enfants et les familles. »[5] Yves Clot en a fait son cheval de bataille, notamment dans son ouvrage Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux[6]. Pour lui, il faut instituer la controverse sur la qualité de l’activité pour permettre au collectif de s’entendre sur ce qu’est « le travail bien fait ». Pour faire son métier, il faut du désaccord sur le métier ! Ce qui permet d’inclure les notions de compétences, de subjectivité, de réflexion… Le professionnel n’est plus isolé, il est dans un collectif hétérogène où les conflits vont permettre de se pencher sur le travail réel. Le plus intéressant, dans l’existence professionnelle, c’est ce qu’on ne partage pas, ce qu’on n’arrive pas encore à faire ou à dire. Pour avoir le sentiment de « bien faire son travail », il faut y trouver du sens, et s’y reconnaître. L’idée de reconnaissance dans un geste, un langage, une technique… pour être quelqu’un au travail, en retirer un minimum de fierté, il faut se reconnaître dans quelque chose. Se confronter au regard des autres, aux désaccords, c’est aussi faire évoluer ses pratiques professionnelles. Un travail de coopération se met alors en œuvre. Les professionnels ont le pouvoir d’agir sur leur métier. Dès lors que l’on parle de qualité du travail, les points de vue divergent et sont contradictoires. La multiplicité des regards permet de ne pas tricher avec le réel qui se découvre mieux quand on organise sur lui des controverses, elles sont alors source de développement de l’efficacité et de la santé au travail.

Puisque nous avons conversé, débattu, ajusté et risqué des controverses, alors tout devrait rouler !

Et pourtant…

Entre le dire et le faire à la nurserie

La notion d’équipe renvoie à l’idée de collaboration, mais alors comment fonctionne le mécanisme des échanges, notamment lors de colloques ? Plus précisément, que se passe-t-il entre le dire et le faire ? Comment les différentes professionnelles arrivent-elles à s’entendre sur des outils ou des actions pédagogiques ? Comment les mettent-elles en œuvre ensuite sur le terrain ?

Pour mieux comprendre ce mode de fonctionnement, ce processus invisible qui se joue de la prise de décision à la mise en pratique, penchons-nous sur un projet institutionnel vécu récemment : la création d’un flyer explicatif sur la période de familiarisation à la nurserie à l’intention des parents.

« Oser dire » : avant de mettre en place un tel projet, qu’il soit approuvé et surtout appliqué par l’ensemble de l’équipe, il a fallu revenir sur ce qu’est la période de familiarisation. Pour cela, nous avons dû nous documenter, argumenter, proposer, confronter nos idées, donner nos points de vue, les compléter et les faire évoluer. Tout d’abord, nous nous sommes permises de dire, de « parler en tant que », parler en son nom, sentiment justement résumé par Philippe Meirieu : « Inscrire sa parole dans une situation qui permette de lui donner son vrai sens, de la comprendre dans sa spécificité ; c’est savoir se garder pour ne pas être dévoré tout entier par sa fonction ou son affectivité ; c’est savoir se faire “parole sociale” quand il le faut, c’est-à-dire être capable de se reconnaître et se faire reconnaître dans sa fonction sociale tout en manifestant la distance qui permet précisément à l’autre de prendre sa propre distance »[7].

Lorsque l’on travaille au sein d’une équipe pédagogique, il faut prendre en compte la diversité de celle-ci, ainsi chaque personne est importante grâce à son regard singulier sur la situation. Ce sont les avis divergents qui alimentent la réflexion. Il n’y a pas de juste ou de faux, toutes opinions méritent d’être entendues pour nourrir les échanges. « Le dire » appartient aux savoirs, aux valeurs, aux savoir-faire, mais aussi aux exigences institutionnelles qui sont définies par les règlements, les projets pédagogiques et divers protocoles.

Ainsi, pour donner suite aux multiples réflexions, discutions et allers-retours, le flyer a pu voir le jour. L’ensemble de l’équipe était arrivé à une collaboration. En tout cas, par écrit ! Il s’agissait maintenant de vivre ce projet au quotidien, face à des « vraies familles » avec des attentes authentiques.

« Le faire » ou, plus précisément, comment ce qui a été dit, réfléchi et décidé en équipe se retrouve confronté à nos pratiques ? Mais aussi, ce qui se joue dans la collaboration sur le terrain et quels sont les enjeux ? Deux nous viennent spontanément à l’esprit : le premier est le fait d’appliquer sur le terrain ce que nous avons pensé, ce que nous avons cru pertinent, ce qui a été approuvé et décidé par l’ensemble de l’équipe. Le second est de s’autoriser une véritable distance critique, sans que les émotions personnelles prennent le dessus.

Prenons un exemple plus concret : l’idée, devenue réflexion puis action, d’une période de familiarisation sur deux semaines ! Sur le papier, cela nous semblait être une bonne proposition. Or, en pratique, plusieurs familles ont été dans l’impossibilité de donner la suite imaginée à cette suggestion. Difficile d’admettre que notre protocole, si longuement pensé pour le prétendu « bonheur » des familles et des enfants accueillis, n’était pas adapté, souhaité, voulu pour et par tous. Une fois la frustration passée, en tant que professionnelles, nous savons bien que certaines décisions ne sont pas applicables dans leur intégralité, elles doivent être modulées en fonction de la diversité. C’est ici que se révèle la compétence professionnelle. Les projets et les actions pédagogiques sont faits pour être transformés, modifiés, adaptés afin de répondre aux réalités multiples qui se jouent devant nous : « Parce que les faits ne se reproduisent jamais à l’identique, parce que les personnes et les situations, même si elles se ressemblent, ne sont jamais complètement les mêmes, parce que lui-même est toujours différent, enrichi ou meurtri de ses expériences passées, parce qu’il ne sait jamais vraiment ni à qui ni à quoi imputer les résultats qu’il observe, est bien condamné “à avancer dans le vide”, à assumer irrémédiablement le risque et l’incertitude.»[8]

En effet, l’incertitude et la prise de risque sont à considérer lorsque l’on établit un projet, se dire qu’il n’est pas toujours possible ni souhaitable de suivre à la lettre ce qui est écrit !

Chaque jour, nous, les professionnelles, devons effectuer des allers-retours entre le dire et le faire, où le dire serait ce que l’on réfléchit, ce que l’on pense et comment on va le concrétiser, alors que le faire suivrait plutôt un principe de réalité. Mais, qu’implique ce principe de réalité dans ces va-et-vient ? Nous sommes souvent confrontées à l’impossibilité de mettre en œuvre des décisions ou de suivre des protocoles établis. Cela nous amène parfois à emprunter des détours, voire même à revenir sur nos pas, certaines conditions étant imposées par le monde extérieur.

Nous mettons ainsi le doigt sur l’importance de s’octroyer une marge de manœuvre. Le fait de dire et de poser des valeurs professionnelles de base en équipe permet de lâcher prise et, par conséquent, génère plus de souplesse sur le terrain. D’ailleurs, certaines professionnelles ont affirmé qu’il n’était pas si grave d’effectuer un pas en arrière, l’importance résidant dans le fait de reculer tous ensemble.

Revenons plus précisément sur une question essentielle : comment des valeurs professionnelles mises en commun amènent-elles une compréhension ou des actes différents sur le terrain ? Pour ce faire, prenons un exemple concret : une collègue qui assoit un enfant (celui-ci ne sachant pas encore le faire tout seul), alors que notre projet pédagogique stipule bien le respect du développement moteur de l’enfant et qu’ainsi nous évitons de l’asseoir s’il ne sait pas le faire de lui-même !

Face à cet acte « déplacé », quel est notre ressenti professionnel ? Deux mots sont évoqués : heurtées et agacées ! Une décision, qui a été prise en équipe, n’est pas respectée et devient un acte déviant, modifié de manière individuelle. Cela peut être perçu comme une forme de déloyauté, de transgression qui peut devenir inconfortable pour les membres de l’équipe.

De plus, notre ressenti, sur le moment même, dépendrait également de notre niveau de sensibilité au vu de la situation, mais également de l’affinité que nous pouvons avoir avec la collègue concernée. En effet, nous travaillons dans un domaine social où l’humain prédomine et il ne va pas de soi de pouvoir coopérer de la même manière avec toutes nos collègues, compte tenu de nos différences dans divers champs (personnel, professionnel, culturel, social, expérimental…).

Pour donner suite à ces propos, il nous semble important de rebondir sur la notion de confiance professionnelle : que signifie-t-elle pour nous ? Comment se construit-elle ? Que permet-elle au quotidien ? Nous sommes toutes des professionnelles, et même si les affinités ne sont pas toujours au rendez-vous, nous devons composer avec cette réalité. De plus, la confiance professionnelle naît à travers le dire et, plus précisément, dans la collaboration que nous entretenons en équipe pluridisciplinaire de manière fréquente. Prenons un exemple : dernièrement nous avons créé un blason d’équipe, qui nous a permis de poser un cadre et d’avoir des valeurs professionnelles communes résonnant pour toutes, car choisies ensemble. Grâce aux colloques, aux échanges entretenus de manière régulière, mais aussi aux réflexions et aux divers protocoles mis en place, on apprend progressivement à se connaître professionnellement. D’autre part, ces règles négociées ensemble permettent une meilleure mise en œuvre sur le terrain, ce qui va venir renforcer la confiance mutuelle. Un peu paradoxalement, c’est cette confiance réciproque qui « possibilisera » des écarts dans nos pratiques.

Une réflexion coopérative pour déjouer la complexité de la profession

Il y a donc une marge entre le dire et le faire, mais aussi entre le dire et le ne pas dire. « La psychologie du travail a mis en lumière le fait que les mots manquent toujours pour décrire ce que l’on fait au travail. Les actes, les gestes de travail dépassent les mots. L’intelligence du corps devance l’intelligence de l’esprit. »[9]

En effet, l’une des spécificités de notre travail est la difficulté de rendre observable nos actes, car ils sont discrets, voire invisibles : « Le travail ne se voit que quand il n’est pas fait ! Anticipant sur le besoin d’autrui, les savoir-faire interviennent avant que le manque ou l’inconfort ne s’installent. »[10] Nous sommes dans un métier du faire, de l’action où le risque est de se perdre dans des gestes quotidiens qui s’automatisent et s’uniformisent. Nous développons des savoir-faire individuels et collectifs afin d’appréhender le travail réel auprès d’enfants dans un environnement « sécure » et serein.

Avant tout, nous souhaitons être « de bonnes professionnelles » et exercer notre métier dans de « bonnes conditions », que ce soit pour les enfants, pour les parents, pour la direction, pour nous et selon des attendus sociaux : « La puissance du stéréotype contribue au “ne pas dire” mais aussi au “ne pas se dire”. L’énonciation des épreuves à l’égard d’enfants mettrait les professionnelles en risque d’être regardées et de se regarder comme incompétentes, voire comme déviantes. »[11] Ainsi, lorsqu’on est face à une équipe aux compétences diverses et au tempérament singulier, il faut oser parler de sa pratique, mettre des mots sur ses maux, exposer devant ses collègues ses faiblesses, ses doutes, ses émotions (…) à visage découvert et sincère.

Il semble, ici, primordial de souligner l’importance de la formation. C’est elle qui va nourrir, enrichir et faire germer l’identité professionnelle. Bien entendu, le professionnel a une formation initiale dans le domaine du social et/ou de la petite enfance, mais également une formation continue, qu’il va pouvoir acquérir au fil du temps grâce à des formations certifiantes, ponctuelles, des séminaires, des journées d’études, mais aussi au travers de lectures et d’expériences diverses.

Ainsi, l’un des inconvénients d’exercer au sein d’une équipe hétérogène serait la différence de niveaux de connaissances et/ou de formation provoquant, parfois, l’incompréhension, le décalage dans la pensée et dans les actes, les désaccords. Autant dire que, en IPE, la diversité de l’équipe éducative peut venir complexifier les pratiques quotidiennes et les compétences individuelles de chaque membre peuvent être gommées au point d’en arriver à ne plus se reconnaître dans tel ou tel acte, geste ou pensée.

L’écriture comme expression de notre vécu

Ecrire est une aventure solitaire ou commune. Ecrire pour faire mémoire, pour partager, pour provoquer une pensée plus claire, plus élaborée et plus riche. Selon Voltaire, « l’écriture est la peinture de la voix. » On parle plus qu’on écrit, car on veut écrire mieux que ce qu’on parle…

Dans notre institution, l’écriture tient une place importante, car on lui reconnaît toutes sortes d’attraits. Malgré cela, la participation de certaines collègues reste aléatoire. Il nous semblait donc important de nous arrêter un moment et de nous interroger sur ce qu’implique le fait d’écrire. Qu’est-ce qui peut nous motiver ou, au contraire, nous freiner à oser passer à l’écrit ? Que cela implique-t-il ? Quels bénéfices et/ou quelles prises de risque pour soi ? Pour l’équipe ? Pour le métier?

Dans notre profession, nous sommes fréquemment confrontées à un paradoxe : on entend et pense souvent que notre travail est peu reconnu et qu’il faudrait le rendre plus visible. Toutefois, nous ne le faisons que trop peu !

L’écrit serait une excellente manière de le faire, mais encore faut-il oser se lancer. OSER ! Ecrire est une réelle prise de risque, car une fois les mots couchés sur le papier, l’écrit reste et il faut assumer ce qui peut en découler. En effet, écrire c’est laisser une trace de notre pensée et une porte entrouverte sur notre pratique. Voici donc un premier frein souvent entendu auprès des professionnels : « Est-ce que je suis capable d’écrire ? Capable de poser mes idées sur cette page blanche ? Mon texte est-il assez solide et pertinent ? »

Outre cette prise de risque, l’action d’écrire demande aux professionnelles quelques « efforts » : prendre du temps et engager un réel investissement personnel. En effet, cela demande de faire des recherches, de nouvelles lectures, de rassembler ses idées et de leur donner du sens. Il faut aussi prendre du recul sur ses propres actions, ainsi que sur soi-même. Prendre à la légère un écrit pourrait venir décrédibiliser notre profession, notre institution ou encore nos collègues. Ainsi, cela requiert une certaine prise de responsabilités.

Après que l’on a dépassé ces premières appréhensions et que l’on a décidé de se lancer, la tâche est loin d’être encore accomplie. En effet, avant d’atteindre ce fameux texte final, celui qui sera publié, on peut passer par différentes phases qui peuvent nous faire renoncer :

  • avant d’écrire : on peut ressentir de l’enthousiasme, celui d’avoir pris la décision d’oser écrire et celui d’écrire sur un sujet qui nous intéresse, de pouvoir « rendre visible », mais aussi à la pensée d’une certaine reconnaissance, de soi, de notre travail ;
  • pendant l’écriture : face à notre papier ou face à notre ordinateur, on peut être rapidement rattrapée par la réalité. Il y a, tout d’abord, la fameuse peur de la page blanche ;
  • l’après : une fois que notre texte est écrit, achevé, nous entrons dans une dernière phase durant laquelle il faut avoir le courage de déposer son texte. Assumer son travail et en être fière. Avoir le courage de ses idées, de ses mots et de ses opinions. Que ce soit personnellement ou encore en équipe.

Dans notre expérience, écrire a toujours été un plus pour celles qui ont franchi le pas. Nous savons l’importance de la réflexion dans notre profession et le fait d’écrire a souvent beaucoup apporté à notre travail grâce à de nouvelles pistes de pensées et d’actions engendrant la motivation et la perspective d’un nouveau quotidien. Un nouvel élan personnel et, parfois aussi, un nouvel élan pour une équipe.

Ecrire seul ou écrire en équipe ?

Le fait d’écrire « à plusieurs » prodigue un effet rassurant. On sort de notre isolement et on partage la responsabilité. L’écriture commune renforce la cohésion et la collaboration. Mais, il va falloir s’écouter les unes les autres (par conséquent, se respecter), confronter ses idées à celles de ses collègues pour aboutir à un consensus, une vision commune sur un thème commun. L’articulation et la composition d’un texte d’équipe deviennent plus délicates. Chacune a sa propre manière de dire et de faire. Ainsi, il faut que chaque membre de l’équipe se reconnaisse dans le texte. Un travail de « puzzle » s’organise alors où les sentiments positifs (épanouissement, fierté, reconnaissance, motivation…) et négatifs (désaccords, remise en question, non-reconnaissance…) s’entremêlent.

Dans notre institution, nous avons pris ce fameux risque d’écrire plusieurs articles en équipe. Ce furent des expériences enrichissantes tant sur le plan humain que professionnel.

Pour terminer, il nous semble important de revenir sur ces quelques mots qui résonnent au moment d’écrire, pour oser écrire :

  • le courage (de ses opinions, de se lancer),
  • la prise de risque,
  • l’investissement personnel,
  • la motivation,
  • et le partage.

Pour conclure, ou plutôt pour continuer à réfléchir :

« Oser » semble être le maître-mot et l’enjeu de notre réflexion : oser dire, oser se dire, oser faire, oser écrire. On peut construire à condition d’échanger, de donner une partie de soi et surtout de se permettre un retour en arrière.

La diversité fait partie de notre quotidien : diversité des familles, diversité des enfants, diversité des situations, diversité sociale et économique, et diversité d’équipe. La diversité est bénéfique pour changer les regards, pour avancer vers d’autres horizons et pour évoluer dans nos pratiques. Il faut donc faire attention à l’uniformité, cette tendance à vouloir tout protocoler. La réalité du terrain n’est pas un simple « copier-coller », il ne s’agit pas uniquement de suivre une manière de faire, mais de trouver d’autres manières de faire.

Ainsi, on ne parle plus, au sein de notre équipe, de consensus mais de collaboration, car chaque membre de l’équipe ne perd pas un bout de soi-même. Au final, nous avons de la chance d’évoluer dans un métier en constante mutation, évitant ainsi de tomber dans une routine insensée. Nous travaillons directement avec la société de demain. Nous exerçons avec de l’humain et nous sommes humaines.

Céline Nunes Delion, Laure Schürmann, Claire Kohler, Claudia Mühlebach

[1] Eloge de la diversité (2017), « La qualité du travail avec des enfants en collectivité est une activité collective », Pro enfance.

[2]  Idem, p. 20.

[3] Roger, Jean-Luc (2007) « Refaire son métier. Essai de clinique de l’activité. », Erès.

[4] Ibid.

[5] Eloge de la diversité (2017), Pro enfance, p. 20.  

[6] Clot, Yves (2010), Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, Paris, La Découverte.

[7] Meirieu, Philippe

[8] Meirieu, Philippe (1995), La pédagogie entre le dire et le faire, ESF, Paris, p. 249.

[9]Sadock, Virginie « Dire et ne pas dire chez les professionnelles de la petite enfance », Revue [petite] enfance N°109, septembre 2012.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

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