Entre entraves et émancipation

Pour de petits enfants, le terme d’émancipation est peu utilisé et semble un peu incongru. Une lutte politique pour des droits et des moyens permettant de se libérer d’un assujettissement ? Qu’est-ce que cela apporte pour l’éducation des jeunes enfants ? Le champ professionnel recourt plutôt aux notions  d’autonomie ou de participation. Ce texte discute en premier lieu la signification de ces différents termes, avant de s’intéresser aux pratiques réelles portant sur la « gestion » d’un groupe d’enfants. Comment une analyse interactionnelle peut-elle éclairer les liens asymétriques entre enfants et éducatrices de l’enfance qui s’inscrivent dans un contexte collectif ? Comment les règles institutionnelles, la répartition des enfants et la mise en place des activités se réalisent-elles dans les structures d’accueil de l’enfance ?

Autonomie, participation, émancipation : ces trois termes interrogent les liens entre enfants et professionnelles de l’enfance. En ce qui concerne l’autonomie de l’enfant, plusieurs travaux récents considèrent qu’elle « existe par nature » (Guinchard Hayward et al., 2014, p. 208). C’est l’intervention de l’adulte qui risque de limiter cette autonomie « naturelle ». Pour qu’un enfant puisse être autonome, l’adulte se limite à aménager l’environnement de l’enfant qui « doit lui servir, dans les trois premières années de sa vie, à une chose et à une seule : sa propre construction » (Caffari et al., 2014, p. 65). D’autres approches tiennent compte d’un processus de construction, en soulignant cependant son caractère social. L’autonomie constitue alors une « conquête, toujours fragile et difficile, à travers un apprentissage que rend possible l’appartenance de l’agent à un monde social » (Descombes, cité par Aubin, 2006). Le terme d’autonomie considéré comme construction propre et « naturelle » ou, au contraire, comme construction sociale et collective, met en lumière le cheminement de l’enfant pour se dégager de son état de dépendance initiale. Selon les perspectives, les éducatrices laissent faire ou accompagnent le processus d’acquisition de l’autonomie.

Le terme de participation s’est répandu dans les milieux éducatifs à la suite de la Déclaration des droits de l’enfant en 1989. Il ne contraste pas avec l’idée de la dépendance, mais avec celle de l’exclusion. Participer signifie faire partie d’une société et disposer d’un certain pouvoir d’agir. La participation de chacun constitue une construction collective qui s’accomplit à travers des négociations situées ou des transactions sociales. Les enfants et les éducatrices sont ici partenaires dans une négociation incessante.

La notion d’émancipation souligne l’aspect d’une lutte pour se libérer, lutte pour obtenir les moyens permettant de se dégager d’une oppression. La lutte d’émancipation des femmes, par exemple, cherchait à obtenir le droit de vote, ou cherche encore à concrétiser un droit à l’égalité des salaires. En utilisant le terme d’émancipation des enfants, le rôle des éducatrices ne consiste plus à accompagner ou à s’engager comme partenaires dans une négociation réciproque. Les éducatrices peuvent être vues comme faisant partie du système d’oppression des enfants, ou elles peuvent se positionner comme porte-parole des oppressés. Dans les situations où la prise en charge d’autrui concerne des groupes s’inscrivant dans une position fortement asymétrique et dominée dans le contexte social, les professionnelles qui s’en occupent peuvent prendre un rôle de porte-parole des bénéficiaires de la prise en charge pour défendre «  leur cause » (Goffman, 1975, p. 37), en étant « des personnes de l’autre bord » (op. cit., p. 37).

Les termes de lutte et d’oppression peuvent heurter et sont en contradiction avec une vision souvent « enjolivée » (Sadock, 2003) de l’éducation de l’enfance. Pour comprendre ce qui se passe pour de jeunes enfants dans les structures d’accueil, il s’agit d’aller au-delà des débats conceptuels et de s’intéresser aux pratiques réelles. Les liens entre enfants et professionnelles se construisent dans les interactions situées et une perspective interactionnelle permet de les analyser.

Afin d’étudier ces liens entre enfants et professionnelles, et notamment leur asymétrie, la question du pouvoir décisionnel des enfants semble être un moyen d’analyse pertinent. Ce texte présente quelques éléments concernant les possibilités des enfants de choisir leur « copain », l’enfant avec qui ils veulent jouer. Le choix du partenaire de jeu est essentiel pour de nombreux enfants et se faire des « copains » fait partie de leurs préoccupations. Cependant, certaines dynamiques relationnelles peuvent compliquer la « gestion » du groupe d’enfants pour les éducatrices, comme les extraits suivants le montrent.

Les extraits présentés dans ce texte sont issus d’une démarche de recherche déployée dans plusieurs structures d’accueil de l’enfance (Zogmal, 2015). Certaines données retracent des activités réalisées par une stagiaire et sa référente professionnelle auprès des enfants, à l’aide d’enregistrements audio-vidéo. D’autres extraits portent sur les discussions entre ces deux professionnelles lors des entretiens de stage, enregistrés par audio, en dehors de la présence des chercheurs. Ces différentes données concernent un groupe de seize enfants, âgés de 3 à 4 ans, et sont transcrites selon les conventions suivantes :

Conventions de transcription

/ \                         Intonation montante ou descendante

ABC                      Segment accentué

::                          Allongements vocaliques

. ..                        Pauses

((abc))                  Transcription des éléments multimodaux (conduites, gestes, etc.)

REF                      Référente professionnelle

STA                      Stagiaire

KEN, DAR, etc.     Enfants

Le placement des enfants lors de la réunion

Le premier extrait d’un film vidéo se déroule au début de la réunion avec les enfants. Les enfants sont en train de s’installer sur des coussins, pour participer à un regroupement collectif. La référente professionnelle est assise sur une chaise, face aux enfants. Un des enfants, KEN, est couché sur DAR et lui tapote la tête. Les deux enfants rient. La référente professionnelle les sépare en prenant chacun des enfants par une main. Par son intervention, la référente montre qu’elle considère les conduites de DAR et de KEN comme non légitimes. Elle propose à KEN de s’asseoir à une place libre, à côté de WIL :

Extrait film vidéo : « Vous faites les fous » (P-A3, 19.43-19.49)

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WIL

REF

WIL

REF

KEN

REF

((agite son doudou (tissu) en direction de KEN))

ne tape pas . WIL\

mais je n’ai pas envie qu’il vienne à côté de moi/ ..

((touche le bras de KEN )) alors change de place . là/ ((pointe en face))

((se déplace et s’approche de la place à côté de DAR))

non non . ça va pas KEN à côté de DAR . vous faites les fous les deux\

Lorsque KEN s’approche, WIL prend son doudou en forme de tissu et le lève. Il l’agite dans la direction de KEN (l. 1). La référente l’interpelle : « Ne tape pas, WIL » (l. 2). Par cet énoncé, la référente catégorise les mouvements de WIL, qui ne sont pas clairement adressés à KEN, par le terme « taper ». WIL répond alors : « Mais je n’ai pas envie qu’il vienne à côté de moi » (l. 3). La référente touche le bras de KEN et lui désigne une place libre en lui proposant de changer de place (« alors change de place, là », l. 4). KEN se lève, mais il ne va pas vers la place désignée. Il retourne vers la place qu’il avait auparavant, à côté de DAR. La référente intervient et conteste la conduite de KEN : « Non non, ça va pas KEN à côté de DAR, vous faites les fous les deux » (l. 6).

La « gestion » d’un groupe d’enfants implique d’éviter que les enfants fassent « les fous ». Un des moyens pour éviter des agitations ou des conflits entre les enfants consiste à les séparer. Concernant WIL, la référente le « protège » de ce qu’il vit comme irruption dans son espace personnel. En ce qui concerne DAR, elle évite la présence d’enfants qui pourraient l’entraîner, ou se faire entraîner, pour faire « les fous ». Les critères pour placer un enfant à côté d’un autre ne sont que partiellement explicités et semblent émerger du contexte. Ils peuvent ainsi donner lieu à des incompréhensions ou des contestations, ce qui amène des déplacements multiples. Dans cette séquence, il n’est pas tout à fait clair pour KEN où il peut s’asseoir. Cependant, en ce qui le concerne, la référente considère qu’il acceptera les consignes pour se déplacer, sans résister et sans provoquer de situation conflictuelle. L’analyse de cette séquence montre l’existence de critères sous-jacents concernant le placement des enfants. Pour faciliter l’attention conjointe de la part des enfants, pour diminuer les distractions éventuelles et pour éviter que les enfants se disputent, il est important de veiller à qui s’assied à côté de qui. L’analyse fait ici ressortir que la « gestion » d’une dynamique de groupe implique tout un travail d’agencement des enfants. Lors du moment de la réunion, les enfants ne peuvent pas choisir à côté de qui ils veulent s’asseoir. Leur positionnement et leurs engagements relationnels sont régulés par les éducatrices.

La répartition des enfants en vue d’éviter des effets d’entraînement

L’entretien de stage consécutif à la matinée observée montre que ce travail d’agencement des enfants effectué par les professionnelles se base sur des observations des conduites des enfants et des préoccupations visant à éviter un effet d’« entraînement » :

Extrait entretien de stage : « Il y a un entraînement aussi » (P-EP3, 28.00-29.51)

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STA

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STA

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STA

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oui et il y a un entraînement aussi . parce que des fois . l’autre jour EDO il a dit à WIL . il allait taper IRI . je crois avec quelque chose . tu sais il y avait un marteau . et puis WIL bien sûr il est allé . EDO il n’osait pas le faire mais WIL il est-

oui . il y en a un qui va pas oser le faire . et l’autre il est sur content . parce que l’autre il l’a fait

voilà . ils sont tout contents parce qu’ils ont réussi à . braver l’interdit . en fait . 

ouais . et puis ils s’acharnent un peu sur . IRI .

ouais . IRI . ou KEN .

KEN . justement . ouf . c’est pour ça je voulais t’en parler . il y a quand même deux trois scènes je trouve c’est fort . hein/

hum hum . ça . je pense qu’il faut qu’on soit vigilant par rapport à ça [ouais . ouais ouais] et qu’on . qu’on a quand même une attention plus particulière sur DAR . WIL . EDO . les trois-là . quand il y a KEN qui est là\

Au début de cet extrait, la référente évoque le terme d’« entraînement » et l’illustre par le récit d’un conflit entre plusieurs enfants (l. 1-3). La stagiaire généralise cet énoncé et remarque que les enfants en question peuvent « s’acharner » (l. 6) sur IRI. La référente s’aligne et nomme IRI et KEN. La référente évoque ensuite les pratiques à mettre en place : il s’agit d’être « vigilant (l. 10) et de faire preuve d’une « attention plus particulière » (l. 11) lorsque DAR, WIL et EDO se trouvent en présence de KEN (l. 11-12).

La référente regroupe les enfants nommés dans un trio désigné par « les trois-là » et met ensuite ce groupe en opposition avec KEN. Les deux professionnelles considèrent ici qu’un effet « d’entraînement » signifie que les enfants forment une alliance entre eux, en opposition avec les professionnelles, mais aussi avec certains enfants.

Dans la suite de l’entretien de stage, la stagiaire et la référente planifient la prochaine activité menée par la stagiaire. Cet extrait permet de montrer comment la préconisation d’une vigilance et d’une attention accrue influence le travail d’anticipation et l’établissement de la liste des enfants qui participeront à l’activité prévue:

Extrait entretien de stage : « EDO, il faudra que tu l’aies à l’œil » (P-EP3, 32.10-33.43)

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REF

STA

il y a KAY qui va r’faire/ [hum hum] parce que .. je pense qu’elle prend bien le jeu et qu’elle peut bien entraîner aussi: eh . [hum hum] le jeu/[x]. il y aura IRI . il y aura EDO\ [hum hum] mais pas DAR . et pas WIL\

d’accord\ alors EDO il faudra que tu l’aies à l’œil . je pense [ouais] parce que LUI il peut . soit bien jouer . soit te faire . eh . dans la confrontation et t’embêter pour . ‘fin chercher . [ouais] chercher la limite .[ouais] il faudra voir\

ben . c’est à voir . vu que justement il y aura pas DAR .

En établissant la liste des participants à l’activité, la stagiaire nomme en premier KAY et légitime sa participation par son bon jeu (l.1). La stagiaire continue ensuite de désigner les enfants prévus pour la visite. La participation d’IRI ne nécessite pas de justification, mais va de soi (l. 2). La désignation d’EDO est mise en lien avec l’absence de DAR et WIL (l. 2-3). La référente reprend la thématique de la participation d’EDO et considère qu’il s’agit de l’avoir « à l’œil » (l.4), pour éviter qu’il cherche la « confrontation », qu’il « embête » ou « qu’il cherche la limite » (l. 5-6). La stagiaire répond en relevant l’absence de DAR (l.7). Le choix de la participation d’EDO implique l’absence de DAR. Une vigilance accrue peut ainsi impliquer de séparer des enfants. Un tel agencement du groupe d’enfants facilite pour les professionnelles la réalisation des activités prévues et constitue un moyen de régulation d’éventuelles confrontations. La suite de cet entretien montre que la présence d’EDO continue à déterminer en grande partie les choix des autres enfants présents :

Extrait entretien de stage : « Ils sont tout le temps (…) en train de se chercher » (P-EP3, 35.15-37.36)

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STA

REF

STA

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STA

mais est-ce que . je me dis que c’est peut-être plus facile de pas prendre KEN si je prends EDO . donc . [ouais ouais] tu vois ce que je veux dire/

que c’est déjà cette dualité tout le temps ouais . ouais [ouais] . ils sont tout le temps un peu en train de se chercher .

voilà\ c’est . au moins déjà ça . parce que si . EDO ne sait pas quoi faire et que . il trouve qu’à embêter [ouais] KEN . ben . moi . eh .

là il faudrait que tu interviennes . de toute façon

oui . ouais . ouais .

La présence d’EDO amène également à envisager l’absence KEN (l.1). La référente s’aligne et considère qu’EDO peut « embêter » KEN (l. 5). La référente montre que la présence d’EDO peut être problématique pour la stagiaire et l’animation de son activité, mais également pour certains des enfants. Le fait de prendre EDO constituerait une sorte de défi pour l’activité à mener.

Ces différents extraits montrent que les deux professionnelles cherchent à éviter des moments d’agitation, de confrontation et de disputes en procédant à un travail d’agencement des enfants. Elles les séparent physiquement, les répartissent dans des emplacements distincts, les distribuent dans des activités différentes et se positionnent pour assurer une vigilance et une attention constante. Ce travail de « gestion » du groupe se fait par la gestion des relations des enfants entre eux. Cela permet de mener les activités prévues et d’assurer la sécurité des enfants.

Des mouvements de « lutte » dans le collectif

Pour EDO, par exemple, cela signifie qu’il ne peut que rarement participer à des activités avec DAR, WIL ou KEN. Souvent, il est empêché de se trouver en leur présence. Alors, il profite des brefs instants de rencontres, lors des regroupements collectifs, des transitions et lorsque les professionnelles relâchent brièvement leur vigilance, pour vite jouer avec ses « copains ». Pour profiter des quelques secondes volées, EDO rigole, cherche le contact physique ou s’engage dans des conduites d’imitation. Ces conduites dérangent dans les interstices entre les moments agencés. Dans le collectif s’engage alors une lutte. La lutte des professionnelles pour séparer certains enfants contre la lutte de ces enfants pour se retrouver.

Etre empêché de jouer avec son « copain » peut être vécu comme une injustice. Dans certaines situations, les résistances des enfants peuvent constituer des tentatives de s’émanciper de ce qu’ils vivent comme une oppression. L’émancipation exige de (se) donner des moyens. Certains moments de la vie quotidienne dans une structure d’accueil sont peu propices pour « faire les fous ». Un travail de régulation des conduites des enfants, de répartition en groupes et d’agencement peut constituer une réponse pour faire « fonctionner » un groupe ou pour assurer la sécurité des enfants. Dans un contexte collectif, ces pratiques s’imposent parfois dans certaines situations.

Cependant, il semble possible de créer des espaces et des temps où les enfants peuvent se trouver entre « copains » et essayer de découvrir des solutions pour jouer ensemble. Parfois, cela demande des formes d’étayage de la part des éducatrices pour permettre aux enfants d’apprendre à réguler les interactions avec leurs pairs. Apprendre à jouer avec son « copain » en tenant compte des contraintes du contexte et des règles sociales du lieu nécessite parfois un processus long. Un accompagnement des enfants lors de leurs interactions avec les enfants constitue un travail exigeant. Un tel travail peut permettre, parfois, de soutenir « la cause » des enfants.

Marianne Zogmal

Bibliographie

Aubin, Vincent (2006). « La conquête de l’autonomie. Entretien avec Vincent Descombes ». Sciences Humaines, N°175.

Caffari, Raymonde ; Rakoczy, Agnès ; Bachmann, Véronique et Biancardi, Paola (2014). « Des objets pour bouger et manipuler ». In Meyer, Gil et Spack, Annelyse (dir.), Accueil de la petite enfance : comprendre pour agir. Toulouse : Ed. Erès.

Goffman, Erving (1973). La mise en scène de la vie quotidienne : La présentation de soi. Tome 1. Paris : Editions de Minuit.

Guinchard Hayward, Fabienne ; Rakoczy, Agnès et Desponds Theurillat, Véronique. (2014). « La participation de l’enfant : une notion à interroger ». In Meyer, Gil et Spack, Annelyse (dir.), Accueil de la petite enfance : comprendre pour agir. Toulouse : Ed. Erès.

Sadock, Virginie (2003). « L’enjolivement de la réalité, une défense féminine ? Etude auprès des auxiliaires de puériculture en France ». Travailler, 2, 10, pp. 93-106.

Zogmal, Marianne ; Trébert, Dominique et Filliettaz, Laurent (2013). « En quoi les éducatrices et les éducateurs de l’enfance sont-ils compétents ? Présentation d’une démarche de recherche ». Revue [petite] enfance, N°110, pp. 79-89.

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