Notes de lectures parsemées… de pensées subjectives

Ecrire l’expérience : Vers la reconnaissance des pratiques professionnelles, de Mireille Cifali et Alain André, Paris, PUF, 2007.

Ce livre se trouve depuis plusieurs années dans ma bibliothèque, je l’avais lu… il y a longtemps, il persiste quelques souvenirs, plutôt vagues, je l’avoue.

Depuis quelques semaines, la documentation, qu’elle soit effectuée par le biais de photos, de films ou encore d’écrits, se trouve au centre des colloques. Ainsi, en passant devant les livres alignés, celui-ci, et plus précisément, son titre dans un premier temps, a retenu mon intérêt. Vers la reconnaissances des pratiques professionnelles, un titre bien audacieux qui m’invite à me plonger à l’intérieur. Est-il intéressant, tient-il sa promesse ? Permet-il la reconnaissance des pratiques professionnelles ?

Reconnaissance des pratiques. C’est un mot qui me plaît, souvent j’y fais allusion. Reconnaître, sans connaître pas de reconnaître et, avant de connaître, faut-il encore naître. Dans ce sens, donner naissance à des pratiques par l’écriture paraît sensé, clair et limpide comme de l’eau de roche. Qu’en est-il dans mes/nos pratiques ? Quel habitus de l’écrit ? Est-il omniprésent ? Utilisé avec l’objectif de faire naître la connaissance de nos pratiques ? Force est de constater que le passage à l’écrit est parfois difficile, voire impossible. « Ce n’est pas parce qu’écrire est difficile que nous avons peur d’écrire ; c’est parce que nous avons peur qu’écrire est difficile. »[1] Peur de donner à voir, non seulement à voir mais à lire ce qui nous semble par moments relever des pratiques « indicibles ». Nous nous retrouvons dans un grand paradoxe ; d’un côté, nous déplorons le manque de reconnaissance, reconnaissance qui pourrait en partie être obtenue par l’écrit, et de l’autre côté, nous ne souhaitons pas écrire de peur de nous trouver figé×e×s, ou de peur d’être responsables ? La question est ouverte et les réponses sont certainement multiples, quoi qu’il en soit, je constate que bien des personnes se trouvent tétanisées à l’idée d’écrire les pratiques.

L’ouvrage en question est écrit à quatre mains. Celles d’Alain André, écrivain et animateur d’atelier d’écriture, qui nous fait part d’expériences d’écriture collective dans différents cadres et avec des consignes variées. Et celles de Mireille Cifali, psychanalyste, clinicienne et professeure en sciences de l’éducation, mais surtout praticienne de l’écriture. Ensemble, ils questionnent le sens des écrits, mais se posent également des questions sur la manière de les construire.

Dans un premier temps, les auteurs s’interrogent au sujet du geste de l’écriture, sa construction à travers les enseignements scolaires. Nous apprenons que l’écrit pour soi dans la solitude totale n’existe pas. L’écrit s’adresse à un tiers, même si celui-ci est « mon cher cahier ». Dans ce sens, l’écrit sert « la construction de la pensée, le sens qu’elle donne à l’activité ». Un petit retour historique nous permet de découvrir qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Longtemps, la parole et l’écrit n’étaient ni souhaités ni encouragés. Aujourd’hui, les choses ont évolué « (…) on parle, on tape sur le clavier, on écrit, pour mieux travailler »[2]. A travers l’écrit, il est cherché « à associer le personnel à l’activité et à son sens »[3]. Les auteurs, notamment Alain André, plus précisément dans sa fonction de directeur d’un centre de formation à l’écriture qui propose des ateliers pour les professionnels, constate que les écrits sont parfois purement fonctionnels, mais que certains résistent à cette approche opérationnelle. Il s’agit d’écrits en lien avec l’analyse de pratiques pour lesquels le processus est autant, si ce n’est pas plus, important que le résultat fini.

Il s’agit par conséquent de dépasser le fait de « décrire » et de se mettre réellement à « écrire », à aller au-delà de relater le travail tel qu’il est prescrit : « S’agissant du travail, la description du prescrit et la façon dont il peut précisément être écrit ne nous sont pas étrangères. Mais nous nous intéressions davantage à ce qui dérange ce prescrit, à ce qui relève de l’imprévu et provoque le professionnel à faire preuve d’une ingéniosité en général peu ou mal reconnue par les dirigeants, souvent plus attentifs à définir ce qui serait la “bonne” prescription du travail. Nous parlons ici du travail comme expérience. »[4] Il s’agit de mettre en mots des expériences, de les enrichir de manière consciente par des apports théoriques pour ainsi dépasser la “bonne” pratique et chercher plutôt à mettre en lumière une pratique contextualisée, partagée et enrichie. J’avoue que cette perspective retient mon intérêt. Bien souvent dans ma pratique, l’écrit est présent, mais il s’agit d’un écrit directif et procédural. Les professionnel∙le∙s ont bien souvent recours à l’écrit pour mettre sur papier la manière dont il faudrait procéder. La demande pour des protocoles et autres règlements est grande. Il existe une pensée magique qui protégerait les enfants, les familles et surtout les équipes de tout faux-pas lorsque l’on peut lire quelque part comment il convient d’agir. Il est déconcertant de voir que, bien que cette idée soit démentie à tout moment du quotidien, elle persiste ! Un petit exemple :

Le règlement indique clairement que les enfants doivent être arrivés à neuf heures au plus tard à la garderie. C’est écrit, de plus, les parents ont signé ce document (bien souvent sans l’avoir lu). C’est là, noir sur blanc. Deux possibilités s’ouvrent aux professionnel∙le∙s : premièrement, cinq fois par semaine, on peut rappeler la règle aux parents, se sentir non reconnu, se sentir malmené et se mettre en colère. On peut fermer la porte à clé, partir vite en promenade pour que le parent ne trouve plus personne en arrivant, le faire attendre et le laisser poiroter derrière la porte jusqu’à ce que l’accueil soit terminé, etc. Le parent ne changera rien, l’équipe discutera pendant des heures de l’enfant qui souffre, car il arrive en retard au milieu de l’accueil. Comme si les horaires avaient été créés pour le bien des enfants… Soit. La deuxième possibilité se trouve dans le fait de faire fi de la prescription et de se mettre à écrire et à penser. Que se passe-t-il vraiment pour les parents, pour l’enfant et pour l’équipe ? Quels « pas de travers » sont possibles ? Quel sens est donné à l’action professionnelle et de quelle manière l’équipe saura-t-elle développer de l’intelligence professionnelle ? Pour revenir au titre du livre, il me semble effectivement qu’un petit bout de reconnaissance à travers les écrits pourrait émerger de ce travail, de la mise en évidence des réflexions qui habitent la pratique, et de l’intelligence professionnelle qui dépasse le prescrit pour prendre en compte chaque contexte singulier.

Le passage par l’écrit soutiendra la réflexion professionnelle. Ceci dit, il ne suffit pas de simplement rendre compte de l’expérience, il convient également de penser les pratiques comme on élabore un texte, « l’écriture des pratiques intervient lorsqu’il s’agit de penser le travail dans l’après-coup, pour aider le travailleur dans la conduite de ses gestes, dans l’élaboration de son expérience »[5]. Lorsque l’on se met à observer et à laisser une trace de ce que l’on voit, les risques d’une survalorisation de notre subjectivité sont importants. Ainsi, si je suis persuadée que Julien souffre parce qu’il arrive à neuf heures quinze et non pas à neuf heures, il y a des chances que je sois particulièrement attentive à chaque signe de souffrance et, plus encore, que j’interprète ceux-ci en lien avec l’arrivée tardive. Bien que personne ne puisse jamais être complètement objectif, il s’agit d’une compétence professionnelle de savoir prendre de la distance par rapport à ses propres ressentis, préjugés et idées. Cette démarche n’est ni innée ni facile, elle s’acquiert tout au long de la formation et surtout lors des échanges en équipe. Comme nous le disent les auteurs : « L’écriture en tant qu’activité symbolique, productrice de sens, ne peut se réduire au rôle d’un outil de description puis de prescription. On ne peut ignorer ni l’investissement du sujet, avec son rapport à la langue et à l’écriture, ni son rapport aux situations de travail. »[6] Cette citation fait aisément comprendre que, malgré nos efforts d’objectivité, nos observations, nos analyses, nos réflexions seront toujours parsemées d’une composante purement subjective appartenant à la personne, à son contexte de travail, son intérêt et son implication. Un×e professionnel×le investi×e, trouvant son travail au quotidien intéressant et cherchant à tendre vers un accueil de qualité pour tous les enfants, ne réalisera pas les mêmes écrits que sa collègue qui est là essentiellement parce qu’elle a besoin de gagner son salaire. Et d’autant plus si elle pense que les enfants qui attirent l’attention négative ou, en d’autres termes, qui dérangent, ne devraient pas être accueillis dans les institutions ordinaires. Plus encore, ces deux-là ne percevront pas les mêmes choses dans le flux du quotidien, ne prononceront pas les mêmes paroles par rapport à leur travail et n’écriront pas les mêmes phrases. L’objectivité reste un leurre inatteignable. Il va falloir composer avec nos subjectivités.

Cependant, et les auteurs le confirmeront quelques pages plus loin, l’écrit professionnel, malgré ses biais et ses travers, constitue une importante richesse pour les pratiques. Il permet de percevoir l’activité sous un autre angle, la rend riche, intéressante.

« Il s’agit d’élaborer un savoir de l’expérience, non des certitudes sur le travail, en somme. »[7] Les écrits du quotidien accroîtraient les savoirs pour autant que le regard soit aiguisé. Cifali décrit les étapes qui nous amènent à penser le travail. Faire et penser seraient indissociables comme je l’ai lu dans un autre article : « On peut penser le travail sans le faire, mais on ne peut pas faire le travail sans le penser. »[8] L’écrit nous oblige à faire émerger ces pensées qui nous habitent lorsque nous faisons, à les mettre en mots, et nous permet de les revisiter avec du recul pour choisir de les conserver ou non. Au fur et à mesure de la découverte de l’ouvrage, il devient clair que l’écriture est un savoir-faire professionnel, savoir-faire qui nous empêche de tourner en rond, et qui, corrélé avec les savoirs théoriques, permet de penser et de faire évoluer le travail. En effet, en mettant les théories à l’épreuve du terrain, en les confrontant avec le réel, nous produisons de nouveaux savoirs singuliers. Bien entendu, la démarche, ici résumée en quelques lignes est loin d’être simple, il s’agit de passer de l’anecdote à un savoir élaboré[9]. Ce qui peut être comparé selon André à « un saut périlleux ».

Dans la dernière partie du livre, les deux auteurs cherchent à démontrer les bénéfices de l’habitus de l’écrit comme outil de la pratique réflexive au sein des institutions. Il s’agit de passer du « registre du sujet à celui du collectif »[10]. Ce chapitre m’a rassurée, rien n’est ni simple, ni limpide. De passer de récits individuels à une compréhension collective passe par la narration, l’interprétation et l’argumentation. La construction de connaissances requiert le collectif en mobilisant ce que les auteurs nomment « débat public ». Il s’agit d’entendre les contraires et les conflits pour aboutir à des pratiques réfléchies et contextualisées.

Je me permets ici une petite pensée ; si on écrit de manière subjective, avec notre histoire personnelle, nos connaissances et notre regard propre, on, en tous les cas moi, je lis également de façon « subjective ». Ce livre m’a donné à voir et à comprendre les aspects de l’écrit que je souhaitais certainement y voir et y découvrir ! La lecture de l’ouvrage m’a procuré du plaisir, m’a donné envie d’insister, de persévérer, de prendre des risques. Certes, écrire demande de l’investissement, c’est un travail professionnel qui exige de la disponibilité et du temps. Au-delà du fait d’écrire et/ou de documenter – je décide ici de ne pas relever le débat que les deux termes pourraient provoquer – cet ouvrage fourmille de références qui vont me permettre d’approfondir le sujet, d’en savoir plus, de découvrir d’autres points de vue.

Pour terminer, une dernière citation. De nombreux paragraphes m’ont donné envie de m’arrêter, de faire des liens avec mon travail, mon vécu. Dans ce sens, le livre tient ses promesses, il nous montre différents chemins possibles que nous pouvons emprunter pour utiliser l’écrit comme un outil professionnel. Un outil qui peut nous aider à faire reconnaître la valeur de nos pratiques pour autant que celles-ci soient argumentées et contextualisées. «Se décentrer du présent implique une force, psychique et politique, que l’on n’a pas toujours. Elle est plus difficile à mobiliser que jamais. Si le futur paraît fermé, s’il n’y a ni devenir ni souvenir, ne subsiste qu’un présent brut où l’on ne survit pas. C’est le projet qui aide à supporter ce que l’on vit. Pour tenir le pire, il est nécessaire de continuer à rêver, en s’accrochant à ce qui est le meilleur de l’humain. »[11] Ces phrases me permettent d’affirmer que, plutôt que de déplorer nos difficultés et nous morfondre dans la contemplation du malheur, l’écrit professionnel nous propose une autre voie : celle de chercher à comprendre ce qui se joue, d’argumenter, de confronter et de juger pour élaborer les pratiques de demain.

Claudia Mühlebach

[1] Cifali, Mireille et André, Alain, (2007), Ecrire l’expérience : vers la reconnaissance des pratiques professionnelles, Paris, PUF, p. 141.

[2] Ibidem, p. 65.

[3] Ibid. p. 69.

[4] Ibid. p. 74.

[5] Ibid. p. 138.

[6] Ibid. p. 155.

[7] Ibid. p. 161.

[8] J’ai pris cette phrase au vol, sans malheureusement noter son auteur.

[9] Ibid. p. 209.

[10] Ibid. p. 231.

[11] Ibid. p. 165.

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