Documenter sa pratique éducative: pour quoi faire?

Une analyse de la pratique de la documentation à Reggio Emilia

La ville de Reggio Emilia (dans la région italienne d’Emilie Romagne) connaît depuis 1991, avec la publication d’un classement des institutions de la prime enfance dans lequel elle figure par le magazine américain Newsweek, un certain succès sur la scène internationale de l’éducation préscolaire. Ses crèches et ses écoles maternelles municipales sont depuis sous le feu des projecteurs et attirent chercheurs et éducateurs du monde entier à des séminaires de travail proposés par Reggio Children, société créée en 1994 pour, entre autres, soutenir le dialogue entre la ville et ses structures d’accueil de la petite enfance municipale et l’étranger.

Alfredo Hoyuelos, chercheur espagnol et proche de Loris Malaguzzi, le principal fondateur de cette approche pédagogique, écrit qu’elle s’est construite comme un « puzzle » (Hoyuelos, 2004, p. 6), un puzzle complexe mais formant un tout cohérent. Nous proposons d’interroger dans cet article une « pièce » de ce puzzle, un outil quotidien utilisé par les différents membres de la communauté éducative : la documentation. A quoi sert-elle ? Pourquoi est-elle à la fois un outil de développement professionnel, un outil de coéducation, d’évaluation et un marqueur de la mémoire éducative reggiane, le tout au service de la construction d’une intelligibilité collective dynamique de l’action éducative ?

La documentation : pour le développement d’une posture professionnelle des éducateurs à la fois enseignants et chercheurs.

Lors d’un Study Tour réalisé en 2014, Carla Rinaldi, alors encore présidente de Reggio Children, ouvre le séminaire de travail auquel nous participons en rappelant le postulat suivant : « Etre enseignant, c’est un plaisir. » Elle ajoute qu’être enseignant, c’est s’inscrire dans une posture professionnelle d’enseignant-chercheur. Elle appuie ses propos sur les formules suivantes : « La recherche comme liberté » ; « La recherche comme possibilité » ; « La recherche comme le futur (qui est entre nos mains, notre tête) ». La pédagogie reggiane repose sur une conception volontairement positive et forte du jeune enfant : riche en potentialités, créatif et en quête de sens. L’enseignant doit accompagner les enfants dans cette quête. Il doit s’inscrire dans une réelle perspective de recherche et devenir enseignant-chercheur, valoriser cette culture de la recherche, de la curiosité. Pour cela, et dans la tradition de l’Education nouvelle, il collecte, tel un anthropologue, des traces des activités des enfants. Ce sont ces traces que l’on nomme « documentation » à Reggio Emilia.

« La documentation est le processus de collecte des preuves et des artefacts de ce qui se passe en classe. La documentation n’est pas seulement le processus de récolte (…), c’est aussi la collection physique des preuves et des artefacts, et la présentation de cette collection, ou d’une partie de cette collection, de manière à rendre visible l’apprentissage des enfants aux enfants, aux enseignants, aux autres adultes en incluant les familles et les visiteur »[1] (Wurm, 2005, p. 98).

Toutes ces traces sont donc utilisées pour rendre visible à tous l’apprentissage des enfants. C’est un outil de coéducation. Aux enfants, tout d’abord, puisque leurs productions leur sont ainsi visibles ainsi qu’à l’ensemble de leurs camarades. C’est par le groupe que l’on repense les situations pédagogiques et les projets initiés dans les institutions. C’est par un doute systématique que l’on invite les enfants à réfléchir leurs actes, à penser leurs actions passées et à venir. Aux enseignants ensuite, puisqu’ils peuvent ainsi voir et revoir comment les enfants apprennent. Aux parents enfin puisqu’ils sont ainsi plus qu’informés de ce qui se passe en classe, car ils peuvent le voir, le toucher, en discuter, grâce à la documentation produite et récoltée par les enseignants.

« La documentation offre une opportunité extraordinaire aux parents, car elle leur donne la possibilité non seulement de connaître ce que font leurs enfants mais aussi les processus. Par conséquent, les parents deviennent conscients de l’importance que l’enfant donne à ce qu’il ou elle fait » (Rinaldi, 1998, p. 122).

Pour constituer cette documentation, les enseignants doivent saisir sur papier, vidéos, photos ou autres supports, les activités des enfants.

« Nous utilisons des notes écrites, des grilles d’observation, des journaux, ou toute autre forme narrative, mais aussi des cassettes audio, des photographies, des diapositives ou des vidéos. Cela nous permet de rendre visibles le processus d’apprentissage des enfants, les chemins de construction de la connaissance, les aspects émotionnels et relationnels » (Rinaldi, 1998, p. 120).

Ces traces capturent ainsi non seulement les moments lors desquels se produit l’apprentissage, les attitudes et les comportements des enfants mais également les moments d’enseignement. C’est la posture de l’adulte enseignant-chercheur qui est également visible grâce à la documentation.

La documentation : un outil de développement professionnel et d’analyse de pratique collective.

Tout commence ainsi par l’observation minutieuse des enfants. L’objectif est d’abord de mieux les connaître et de mieux comprendre comment chacun d’eux apprend. L’apprentissage est un processus complexe qui exige des enseignants une attitude d’écoute active et sensible. Il s’agit là d’un positionnement difficile à trouver lorsque l’on enseigne, un entre-deux pédagogique subtil. Carla Rinaldi nous le rappelle :

« Le défi de l’enseignant est d’être présent sans être intrusif, de manière à soutenir au mieux les dynamiques cognitives et sociales lorsqu’elles surviennent. Parfois, l’adulte doit favoriser les conflits productifs en remettant en cause les réponses d’un ou de plusieurs enfants. D’autres fois, l’adulte doit intervenir pour rétablir une situation où les enfants perdent de leur intérêt parce que la carte cognitive qui est en cours de construction est soit au-delà ou en-dessous des capacités présentes de l’enfant. L’enseignant est toujours un observateur attentif, et au-delà de cela, un chercheur. Les observations et les retranscriptions des enseignants sont utilisées dans le cadre d’un groupe de réflexion par les collègues. La documentation stimule la propre réflexion des enseignants, elle produit des discussions et des débats parmi le groupe de collègues. De telles comparaisons d’idées entre collègues sont aussi importantes que les débats d’idées entre enfants. Les groupes de discussion servent à modifier, parfois radicalement, les pensées des enseignants et leurs hypothèses sur les enfants et leurs interactions avec eux » (Rinaldi, 1998, pp. 118-119).

C’est d’abord par ce positionnement de compagnonnage, d’accompagnement non directif, questionnant et bienveillant de l’enfant, qui correspond aux valeurs défendues par l’approche reggiane et à sa conception de la petite enfance et de l’apprentissage socioconstructiviste (Malguzzi, 1998, p. 83), en appui avec un outillage de recherche systématique et quotidiennement renseigné, que les enseignants construisent la documentation qui leur permet ensuite de réfléchir collectivement à leurs activités pédagogiques. Ils reviennent sur l’accompagnement des enfants durant les journées de classe, émettent des hypothèses sur le déroulement des journées à venir. Ils en discutent en analyse de pratique collective et de développement professionnel. Ils en discutent également avec les enfants, avec les parents. De cette manière, les enseignants se construisent progressivement une identité professionnelle, développent une pratique réflexive (Perrenoud, 2001) en prenant appui sur les traces récoltées et les discussions qui s’ensuivent.

Cette observation – nous insistons – outillée est ainsi utilisée pour reconstruire l’expérience pédagogique et la critiquer. L’objectif est le suivant : une fois l’apprentissage, l’expérience ou le projet réalisés, l’équipe éducative, grâce à la documentation, peut revivre les moments clés. Plus les détails récoltés sont riches, nombreux et variés, plus la revisite sera complète et enrichissante. Cette revisite est généralement collective, les enseignants étant familiers du travail collaboratif et ne craignant pas le jugement de leurs collègues.

« La documentation offre à l’enseignant l’opportunité unique d’écouter encore, de voir encore et donc de revisiter individuellement ou avec d’autres les événements et les processus dans lesquels il ou elle a été co-protagoniste, directement ou indirectement » (Rinaldi, 1998, p. 121).

Lors de ce temps didactique de travail en commun (inclus dans l’emploi du temps des personnels des crèches et des écoles), les enseignants se doivent d’effectuer un grand travail sur eux-mêmes pour accepter de se voir et d’être vus en situation d’enseignement, ce qui n’est pas habituel dans la culture enseignante. S’ensuit généralement un processus de recognition qui consiste à l’interprétation de la documentation produite (New, 1998, p. 170).

Cet outil pédagogique offre à la communauté éducative une occasion privilégiée de repenser le temps des actions didactiques. Car construire la documentation demande donc du temps, un temps qui peut être considéré comme un luxe qui vient rompre avec la vision traditionnelle du métier, dans lequel la notion d’urgence et d’imprévu prime parfois. Pourtant, c’est un temps nécessaire que les deux enseignants par classe à Reggio Emilia ne sacrifient pas et mobilisent chaque jour. En se voyant en situation pédagogique, en contact direct avec les enfants, avec l’apprentissage des enfants, les enseignants peuvent développer un regard critique envers leurs pratiques et les remettre en question. Ils prennent conscience des erreurs commises, de leurs failles et vont chercher les moyens d’y remédier. Ils prennent également conscience de leurs réussites, de leurs points forts, des singularités de chaque enfant.

« Je réalise qu’observer chaque jour requiert du temps. Cela pourrait être perçu comme un luxe ou quelque chose d’impossible que de se retirer juste assez d’une activité pour regarder et prendre des notes sur ce que l’on voit. Cependant, c’est probablement la manière la plus puissante et immédiate de changer sa pratique. L’observation quotidienne pourra révéler une mine d’informations à propos des élèves, à propos de leur développement, et à propos de notre propre travail d’enseignant » (Wurm, 2005, p. 104).

Les objectifs de cet usage de la documentation sont ainsi multiples :

  • rompre avec l’isolement de la classe ;
  • rompre avec la routine professionnelle enseignante ;
  • développer une culture professionnelle collective et collaborative ;
  • mieux comprendre les apprentissages des élèves ;
  • développer une pratique réflexive.

La construction d’une mémoire de l’action éducative et d’une intelligibilité collective dynamique de l’action éducative.

Renseigner les activités pédagogiques, retravailler sur les traces collectées, conserver les travaux intermédiaires et finaux des enfants, permet enfin de construire la mémoire de la pédagogie reggiane, et ce depuis 1963, année de l’ouverture de la première école maternelle municipale. Cette mémoire est essentielle pour inscrire au plus juste les actions dans la philosophie portée par cette pédagogie, elle est essentielle pour respecter cet héritage sociopolitique fort qui a marqué l’émergence de cette pédagogie (Dubois, 2015). Elle permet de ne pas déformer les principes défendus par Loris Malaguzzi, sans toutefois figer les pratiques éducatives. Elle permet de dépasser cet état de rémanence, de perte de sens, qui réduit parfois les pédagogies alternatives à de simples techniques éducatives pour, au contraire, les inscrire dans un legs conscientisé, dans un héritage assumé (Bugnard, 2006). Cette mémoire est collective, partagée. D’ailleurs, le personnel éducatif des écoles reggianes est multiple et pluriprofessionnel. Un artiste en résidence, l’atelierista, est présent au quotidien dans chaque institution. Il est l’éducateur qui apporte un regard différent sur la situation pédagogique et l’enfant, un regard plus artistique, plus esthétique. Un pedagogista (diplômé en sciences sociales) coordonne, quant à lui, quatre, cinq crèches ou écoles, s’assurant du bon fonctionnement des différentes structures pédagogiques, du lien permanent tissé et entretenu avec les parents et la commune. Tous les autres adultes présents (les cuisiniers, les personnels de soutien, d’entretien), à qui certains projets sont parfois confiés, participent également de cette construction collective et de ces moments d’analyse de pratique. Chacun apporte sa vision singulière, son regard professionnel sur ces traces collectées. C’est par la combinaison des regards que cette mémoire se construit. C’est finalement par cette mutualisation que se construit cette intelligence collective dynamique de l’action éducative que l’on peut voir se dégager de l’utilisation de la documentation.

Pour cela, le fonctionnement des crèches et des écoles maternelles municipales n’est pas contraint au respect d’un programme fixe et préconçu. C’est au contraire un curriculum souple et flexible à base de projets (nommé la progettazione) qui régit le quotidien des enfants et des éducateurs. C’est parce que l’apprentissage n’est pas linéaire mais plutôt considéré sous la forme d’une spirale que le projet a été préféré au programme prescriptif. Il permet d’être au plus près du développement réel et progressif des enfants, et d’adapter au mieux les propositions didactiques.

Conclusion

La documentation à Reggio Emilia, cette pièce du « puzzle » reggian à laquelle nous avons consacré cet article, est donc au final un outil multifonctionnel qui place, de fait, les enseignants, les enfants et les parents, dans cette posture de recherche que Carla Rinaldi nous rappelait en 2014. Elle les positionne en chercheurs, car elle les pousse à toujours chercher et à s’interroger sur le sens de l’action pédagogique, notion très importante dans cette approche. Elle les positionne en chercheurs, car c’est un matériel ouvert, accessible à tous, qui renseigne sur le processus d’apprentissage, permet son évaluation, donne à voir le processus d’enseignement, bouleverse l’acte d’enseigner. Elle est enfin la mémoire de l’expérience reggiane. Selon Wurm (2005), elle sert :

  • «aux enfants pour réfléchir sur leur propre travail
  • aux enfants pour se connecter et réfléchir au travail des autres enfants
  • aux adultes pour réfléchir sur le travail des enfants et faire des hypothèses sur le travail à venir avec les élèves
  • aux familles pour qu’elles expérimentent aussi le travail et les explorations de leurs enfants
  • à documenter le développement des enfants dans le temps
  • à développer une image complexe et détaillée de l’enfant dans tous les domaines développementaux
  • à partager avec l’ensemble de la communauté des éducateurs cette ressource pour mieux comprendre comment l’enfant apprend » (Wurm, 2005, p. 107).

Pour résumer, au terme de cet article, nous pouvons ainsi envisager la documentation comme un outil permettant la construction d’une forme d’intelligibilité collective dynamique de l’action éducative, l’esquisser de la manière suivante :

Bibliographie

Bugnard, Pierre-Philippe (2006). Le temps des espaces pédagogiques – de la cathédrale orientée à la capitale occidentée, Nancy, France : Presses Universitaires de Nancy.

Dubois, Emilie (2015). La pédagogie à Reggio Emilia, cité d’or de Loris Malaguzzi, Paris, France : L’Harmattan.

Hoyuelos, Alfredo (2004). « Une transgression esthétique », Enfants d’Europe N° 6, Strasbourg, France : Association Le Furet.

Malaguzzi, Loris (1998). « History, Ideas, and Basic Philosophy – An Interview with Lella Gandini. » Dans Edwards, C., Gandini, L., Forman, G. (dir.). The Hundred Languages Of Children : the Reggio Emilia Approach – Advanced Reflections, 2e édition. Westport, Etats-Unis : Ablex Publishing.

New, Rebecca S. (1998). « Theory and Praxis in Reggio Emilia : They Know What They Are Doing, and Why. » Dans Edwards, C., Gandini, L., Forman, G. (dir.). The Hundred Languages Of Children : the Reggio Emilia Approach – Advanced Reflections, 2e édition. Westport, Etats-Unis : Ablex Publishing.

Perrenoud, Philippe (2001). Développer la pratique réflexive dans le métier d’enseignant. Professionnalisation et raison pédagogique, Paris, ESF.

Rinaldi, Carla (1998). « Projected Curriculum Constructed Throught Documentation – Progettazione An Interview with Lella Gandini. » Dans Edwards, C., Gandini, L., Forman, G. (dir.). The Hundred Languages Of Children : the Reggio Emilia Approach – Advanced Reflections, 2e édition. Westport, Etats-Unis : Ablex Publishing.

Wurm, Juliane P. (2005). Working in the Reggio Way, A Beginner’s Guide for American Teacher. Saint Paul, Etats-Unis : Redleaf Press.

[1] Les citations sont des traductions proposées par l’auteur, les écrits sur la pédagogie de Reggio Emilia sont essentiellement en langues étrangères.

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