Petite enfance et politique : soupe populaire à la genevoise

« Les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien

(J.-J. Rousseau, le contrat social)

Le 17 mai dernier le Grand Conseil genevois, ou disons la droite dure et modérée dudit Grand Conseil, a voté une loi modifiant les taux d’encadrement dans les structures de la petite enfance.

L’objectif déclaré des mesures : faire baisser les coûts et augmenter les places en crèche. Pour ce faire, la loi fait passer le taux de professionnels de formation en Ecole Supérieure de 75% à seulement 50%. Les assistants socio-éducatifs couvriront 30 % et les 20% restant seront assurés par des personnes en formation ou en attente de formation. Autre mesure phare et très critiquée : le taux d’encadrement des 3-4 ans passe à 13 enfants pour un adulte[1] (contre 10 actuellement) et celui des 2-3 ans passe à 10 enfants pour 1 adulte (contre 8 actuellement). Relevons que le PDC, à l’origine du projet de loi mais dépassé par l’ampleur des mesures du projet final, l’a retiré quelques minutes avant le vote (geste symbolique totalement inutile, puisque le PLR l’a immédiatement repris et fait voter).

La population demande par votation au canton de participer au financement des institutions préscolaires pour augmenter leur capacité d’accueil et, en réponse, la majorité politique vote une loi qui économise sur les structures actuelles. Un calcul d’apothicaire, que dis-je du bricolage, qui permet en enlevant ici une armoire et là un vestiaire de gagner le mètre carré qui manque pour ajouter un enfant dans un groupe existant.[2] Et si on ne veut ou ne peut augmenter les mètres carrés, eh bien on peut toujours diminuer les pourcentages des postes de travail ou remplacer une ou deux éducatrices par des assistantes socio-éducatives, ou même les deux à la fois. Le nombre de places gagnées est donc dérisoire et hypothétique, la baisse dans la qualité de l’accueil, elle, est bien là.

Soyons direct, le personnel éducatif coûte trop cher, entre autre, parce qu’il est trop nombreux et trop formé. Remarquons tout de même que les politiques qui soutiennent cette loi sont principalement de deux courants : ceux qui défendent encore l’illusion que la libre concurrence ne se réduit pas à une course au profit et ceux qui pensent que, de toute façon, c’est la faute des autres.

La levée de boucliers a été immédiate et les associations professionnelles, soutenues par plusieurs partis de gauche, ont lancé un référendum qui, à l’heure où j’écris, est assuré d’aboutir. Rien n’est gagné pourtant, le texte sera soumis à la population, qui dans sa soif toute légitime de place en crèche, devra trancher entre une mauvaise loi, ou pas de loi du tout. En effet, en cas de rejet lors de la votation, tout sera à refaire.

Derrière ces mesures se cachent deux problématiques majeures : la qualité de l’accueil et de la prise en charge offerte aux enfants et à leur famille, mais aussi la dévalorisation du travail en général,et celui des femmes en particulier.

Enjeux pédagogiques : Jean-Jacques relève-toi !

Le créneau des économies a, reconnaissons-le, de beaux jours devant lui. Les crèches coûtent trop cher, surtout à Genève (tout comme, au cas où ça vous aurait échappé, les loyers, les transports, les soins, l’action sociale, etc.). La majorité du Grand Conseil balaye donc devant sa porte, et passe sous le tapis les principes et savoirs éducatifs des précurseurs, pédagogues et scientifiques que sont Jean-Jacques Rousseau, Edouard Claparède, Germaine Duparc et Jean Piaget. Et je ne parle ici que des auteurs genevois. Ceux-là même qui ont mis en avant l’importance des apprentissages durant cette période du développement, et celle de la qualité nécessaire de l’encadrement des jeunes enfants dans les collectivités.

Si je choisis de les citer, c’est bien parce qu’au-delà de la question économique, il y a un choix d’investir ou non dans la prime éducation en collectivité. Force est de constater que la majorité du Grand Conseil a bien peu d’estime pour le rôle socio-éducatif que jouent les structures d’accueil dans la société actuelle (à Genève comme ailleurs). La loi manque cruellement d’ambition et de vision d’avenir.

Lorsque les défenseurs des normes actuelles (ou d’un meilleur compromis) s’insurgent devant le chiffre de 13 enfants pour un adulte, un élu répond que les enfants de Neuchâtel où, selon certaines sources, le taux d’encadrement serait de 15 enfants pour un adulte[3], ne sont pas plus malheureux que les enfants genevois. L’argument du « pas plus malheureux » est à double tranchant ; pas sûr que les ouvriers du textile au Bengladesh soient plus malheureux que ceux de France ou d’ailleurs, eux au moins, ils ont du travail, même si c’est pour un salaire dérisoire et dans des conditions qui font qu’ils en meurent de temps en temps.

Mais surtout, il est discutable de comparer des normes entre elles, car elles sont liées à un contexte global et à un système éducatif complet : population accueillie (âge, origines, etc.), formation du personnel, mesures d’accompagnement et politique d’intégration ou d’inclusion, etc. Le choix est aussi dans le regard que l’on porte sur les normes, on peut s’insurger d’en faire plus que les autres, ou en être fier…

Enjeux socio-éducatifs : Difficile de comptabiliser des problèmes qui n’existent pas.

Face à des chiffres, il est toujours très difficile de défendre des enjeux socio-éducatifs et les effets de la qualité de l’encadrement. Pourquoi ? Parce que ce travail et ses effets sont très complexes à visibiliser et mesurer. Une étude actuellement menée dans les IPE de la Ville de Vernier, en collaboration avec la Haute Ecole de Travail Social (HETS)[4], montre que les professionnels font un important travail de prévention dite « naturelle » ; ils dialoguent avec les familles autour des fragilités qu’ils perçoivent soit chez l’enfant, soit dans le contexte familial, afin de s’assurer qu’elles ne sont pas les prémisses de problèmes réels et importants. Ils participent donc à la construction de bases solides sur lesquelles l’enfant et la famille pourront s’appuyer pendant la scolarité. Ils font en sorte, par leur travail quotidien auprès des familles et des enfants, que certains problèmes ne surgissent tout simplement jamais. (Mezzena, Stroumza, Borel, 2013)[5]

La crèche (ou la garderie) devient, par le travail des professionnels, un lieu de transactions sociales. Les professionnels articulent un ensemble de règles institutionnelles et pédagogiques pour offrir aux familles de nouvelles fenêtres de compréhension et d’adaptation aux réalités du développement de leur enfant, mais aussi  aux réalités sociales et collectives. Le travail d’accueil et d’échange quotidien permet un ajustement réciproque de l’espace privé familial et de l’espace collectif et social.

Traduire les réalités du travail : complexité des actions éducatives en collectivité.

« les vrais besoins n’ont jamais d’excès » (J.-J. Rousseau, Julie ou la nouvelle Eloïse)

Ce qui rend le travail éducatif complexe (et passionnant) c’est qu’il n’existe pas deux fois la même réponse, ni deux fois la même situation. Pour faire un travail éducatif de qualité dans les collectivités préscolaires, les professionnels doivent être suffisamment formés pour percevoir les situations dans toute leur complexité et pour ajuster leurs réponses. De l’extérieur, le travail est souvent perçu comme très répétitif, ennuyeux et relativement élémentaire : proposer des jeux, empêcher les enfants de se battre ou de se faire mal, les nourrir, les changer, les coucher, les rendre propres et en bonne santé à leurs parents.

En réalité le travail éducatif exige une présence continue et une attention soutenue durant plusieurs heures d’affilée. Et cela pas seulement pour des raisons de sécurité, mais surtout en raison de la nécessité d’accommoder continuellement ses actions à des situations individuelles et collectives en perpétuel mouvement. Une première part du travail des éducatrices est donc de construire des régularités sur lesquelles elles peuvent s’appuyer pour travailler avec l’imprévisibilité des réactions et des besoins des enfants. Elles doivent penser l’organisation de l’espace, du temps (quotidien, hebdomadaire et annuel), des outils et des tâches, afin de se rendre disponibles à ce qui arrive sur le moment.

Une seconde part du travail des éducatrices est de mesurer, à chaque instant, les enjeux de la situation et d’ajuster leurs actions à ceux-ci. Un enfant qui pleure peut simplement avoir faim ou sommeil, mais il se peut aussi qu’il soit dans une grande souffrance physique ou psychologique, ou être dans un moment d’accommodation et d’assimilation du monde qui l’entoure, autrement dit, aux prises avec un apprentissage nécessaire à son développement. L’éducatrice fait un travail « d’enquête » (Sylvie Mezzena et al., sous presse; Sylvie Mezzena & Kim Stroumza, 2012), en rassemblant ses connaissances sur l’enfant (personnalité, habitudes), sur les régularités du contexte (c’est l’heure de repas, de la sieste, début ou fin de journée), l’état de l’enfant (malade, fatigué, etc.), sur le développement des enfants de cet âge, sur son expérience dans des situations semblables, sur la régulation avec ses collègues (où elles sont, ce qu’elles font) en échangeant paroles ou regards avec elles, et elle tient compte des règles institutionnelles.

Ce travail prend quelques secondes, ensuite l’éducatrice construit une réponse en fonction de son évaluation des possibles de la situation. Toute son action va constituer une réponse, pas seulement à l’enfant, mais à la situation dans sa globalité et dans le temps. L’éducatrice travaille en même temps avec chronos et kairos. Son action est une réponse immédiate (chronos) mais, par sa recherche de la qualité de l’instant (kairos), elle anticipe l’avenir ;  la qualité de la réponse présente joue un rôle dans le déroulement du reste de l’année pour l’enfant, le groupe et l’équipe. L’action éducative mobilise entièrement la professionnelle, sa gestuelle, sa posture, son regard, les mots utilisés, la proximité corporelle, le contact ou son absence, le ton, etc. C’est par l’ensemble de son action que l’éducatrice fait face aux pleurs de l’enfant, mais également à la réalité collective du moment. C’est une troisième part du travail éducatif : construire avec des réalités individuelles et collectives parfois très antagonistes.

Le travail quotidien est donc une suite perpétuelle et ininterrompue d’enquêtes impliquant des actions, qui nécessitent une forte attention à ce qui se passe autour de soi. L’hyperdisponibilité est une forte charge de travail, elle aussi très difficile à évaluer et quantifier.

Du métier et de la professionnalisation : Eduquer demande d’innover sans cesse.

En suivant les débats du Grand Conseil à la télévision le soir du vote, j’ai été profondément choquée par le mépris de certains élus pour les professionnelles de la prime enfance et pour les travailleurs en général. Aujourd’hui l’employé n’a d’autre choix que de se montrer productif, le reste n’a aucune espèce d’importance. Ceux qui voudraient se plaindre ou défendre leurs conditions de travail ne sont finalement que des égoïstes ; après tout ils devraient être contents d’avoir du travail (d’ailleurs les parents, qui auraient le malheur de défendre la qualité de l’accueil en crèche, sont logés à la même enseigne, se sont des égoïstes qui ont déjà une place).

Le débat dépasse largement la petite enfance, c’est la vision du travail qui est en jeu ; le travailleur heureux est forcément un profiteur, car le travail est souffrance ou n’est pas. Le bien-être n’est pas une condition à un travail bien fait, d’ailleurs pas sûr qu’on nous demande un travail bien fait, juste de faire notre travail, voire un peu plus et de nous taire. Et si nous échouons, inutile de remettre en question les conditions du travail, c’est notre personnalité qui est problématique. Et lorsque vous tentez de défendre votre salaire ou les normes d’encadrement (le nombre d’adultes ou/et la qualité de la formation), on vous reproche d’être corporatiste.

Il est peut-être temps de se souvenir que le travailleur n’est jamais juste un exécutant, il est celui qui possède le savoir-faire, que l’employeur ne peut pas déplacer ou vendre à sa guise. Lorsque l’on délocalise la production textile au Bengladesh, on perd un savoir-faire que les formations ne peuvent réinventer plus tard. Il me semble, pour ma part, que le combat aurait dû s’engager le jour, déjà lointain, où le bureau du personnel est devenu celui des ressources humaines. Lorsque nous ne sommes plus une personne, mais une ressource, nous avons en fait justement perdu un peu de notre humanité.

Les défenseurs de la nouvelle loi argumentent que la présence de 30% d’ASE est une forme de professionnalisation. En effet, ajoutée à 50% de diplômés ES cela fait 80% de personnel diplômé, soit 5% de plus par rapport aux 75% d’éducatrices ES aujourd’hui.

Le danger des formations de niveau CFC est qu’elles s’appuient sur des apprentissages élémentaires, et donc normatifs, qui permettent souvent de ne faire que des distinctions binaires des situations : normal/pas normal, bien/pas bien, juste/pas juste, et aboutissent à des conduites rigides et réductrices de la part des professionnels.

Difficile en effet de traduire et d’articuler les règles, lorsque l’on n’est pas en mesure de considérer la situation dans sa globalité et sa complexité, et qu’on n’a pas reçu les outils nécessaires pour inventer et agir autrement. Pour avoir fait l’exercice, enseigner le métier à une apprentie ASE est une gageure, parce qu’il faut réduire la complexité du savoir transmis pour rester cohérente face aux objectifs et au niveau d’exigence de la formation.

Résistance et résignation : ce n’est pas la crèche qui coûte, c’est son absence…

Tout cela n’empêche pas le problème de subsister ; la crèche coûte trop cher (les petits vieux aussi, ajoute mon père qui se prépare à prendre sa retraite). Mais il ne faut pas croire que les professionnelles ne l’ont pas entendu, elles ont l’habitude de prendre en compte un large contexte, y compris le contexte économique. Elles ont accepté, par l’intermédiaire des associations professionnelles, la baisse du taux d’éducatrices de 75% à 50% minimum (sauf que le « minimum » a disparu du texte de loi).

Elles ne sont pas dupes pour autant, et refusent de laisser les politiques mettre du cheval là où ils déclarent vendre du boeuf ; une étude a montré que l’investissement dans les institutions préscolaires rapporte à la communauté. L’attente de la population va bien au-delà des 370 hypothétiques places créées par la loi pour les 2-4 ans. Il en manque 2000 à Genève, en grande majorité pour les moins de 1 an.

Les professionnelles vont donc continuer de se battre pour défendre leur métier, leur savoir-faire et les enjeux socio-éducatifs et économiques de la petite enfance.

Bibliographie

Mckenzie, Oth, L. (2002) La crèche est rentable c’est son absence qui coûte. [version électronique] Genève: Département des finances du canton de Genève. Service de la promotion de l’égalité entre homme et femme. Etat de Vaud, Département de l’économie. Bureau de l’égalité entre les femmes et les hommes. Consulté le 7 juillet 2013 dans:

http://www.egalite.ch/creche-rentable.html

Mezzena, Sylvie ; Stroumza, Kim ; Seferdjeli, Laurence et Baumgartner, Pascal (sous presse). « De la réflexivité du sujet aux enquêtes pratiques dans l’activité d’éducateurs spécialisés ». Revue Activités.org.

Mezzena, Sylvie & Stroumza, Kim (2012). « Des idées agissantes dans l’activité : analyses d’enquêtes dans l’activité réelle d’éducateurs spécialisés ». Revue DIRE 2. http://epublications.unilim.fr/revues/dire/184.

Mezzena Sylvie, Stroumza Kim, Borel Cécile, (2013). L’intégration dans les activités de la petite enfance : analyse du travail réalisé dans les institutions de la Ville de Vernier.

Mémorial du Grand Conseil (17.05.2013) PL 10636-A M 1952-B P 1744-A http://www.ge.ch/grandconseil/data/texte/PL10636A.pdf


[1] Notons bien que la loi parle « d’adulte » et non de « professionnel »

[2] la réglementation fédérale délimite trois mètre carré par enfant.

[3] Ce chiffre très contesté, est selon la rapporteuse de majorité, disponible sur internet (avec tout ce qui est disponible sur internet nous voilà rassurés).

[4] Cette recherche, soutenue  par le Bureau de l’intégration des Etrangers, se déroule dans les IPE de la Ville de Vernier jusqu’en décembre 2013. A partir d’une démarche d’analyse de l’activité, elle s’intéresse à la portée et aux effets du travail d’intégration au quotidien avec les enfants et les familles. (A paraître dans la Revue [petite] enfance)

[5]Mezzena, Stroumza, Borel (2013), Travail d’intégration à l’œuvre dans l’activité des éducateurs/trices de l’enfance de la Commune de Vernier.

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